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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXIP ANNEE. — SECONDE PÉRIODE
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TOME XXXVII, — l" JANVIER 1862.
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PARIS. — IMPRIMERIE DE J. GLAYE
RUB SAINT-BBNOIT, 1.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXII» ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
• >
TOME TRENTE-SEPTIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1862
3-0
,f^
LA
POÉSIE POLONAISE
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
ET LE POETE ANONYME
« Dieu a voulu que le même esprit de civilisation qui s'est
revêtu de toutes les pompes de la gloire, du succès et du bien-
être à une des extrémités de l'Europe, fût forcé, à l'autre, de
passer à travers toutes les épreuves du sacrifice, toutes les
saintetés du dévouement et les inébranlables enthousiasmes du
martyre. 11 n'y a dans tout cela que diversité de formes et
d'accidens extérieurs : dans le fond, c'est identiquement le
même principe. Voilà pourquoi il y a communion incessante
entre ceux qui le défendent au nord et ceux qui le font régner
à l'occident. » {Lettre du poète anonyme à M. Guizot, 1847.)
h
Les événemens qui, depuis le commencement de 1861, se dé-
roulent en Pologne et qui portent un caractère si original, si dif-
ficile même à comprendre pour notre Occident, généralement scep-
tique et désillusionné, ont eu pour résultat, entre autres, d'attirer
l'attention sur un écrivain mort il y a trois ans, et dont la re-
nommée n'avait rayonné jusqu'ici que très faiblement en dehors
de son pays. L'action du poète anonyme de la Pologne dans le
mouvement national qui a éclaté sur les bords de la Vistule, l'in-
fluence manifeste qu'ont eue ses écrits sur l'esprit du peuple, tel
qu'il s'est révélé dans l'agitation récente, ont été, si nous ne nous
trompons, signalées pour la première fois dans la Revue. Spectacle
étonnant en effet que cette ratification d'une pensée idéale, mys-
6 REVUE DES DEUX MONDES.
tique même, par la réalité vivante et palpable, que ce pouvoir
moral et posthume exercé sur un peuple par un génie méditatif et
solitaire, et parvenant peu à peu à imprégner ce peuple d'une con-
viction puissante, quoique abstraite, à le passionner pour une vérité
d'autant plus haute et difficile qu'elle est en quelque sorte méta-
physique et contraire aux instincts naturels des masses, à lui créer
par là toute une politique et toute une tactique nouvelles, rarement
usitées, nullement appréhendées, faites cependant pour déconcer-
ter un adversaire puissant! Abstraction faite du sentiment de justice
et de droit, si vivement engagé dans cette redoutable question po-
lonaise, n'y a-t-il pas un intérêt d'un ordre élevé dans ce phé-
nomène d'une poésie vivante et agissante, qui éclaire d'un jour
nouveau des événemens tout contemporains, et qui, en prenant en
quelque sorte une couleur tout actuelle, ne garde pas moins le ca-
ractère d'une des manifestations les plus saisissantes de la pensée
moderne, marquée du sceau des grandes œuvres de l'art? Telle
est la poésie de l'auteur de la Comédie infernale , de Vb'idion et
des Psaumes de l'Avenir, de cet esprit puissant et peu connu dont
la Revue a la première révélé autrefois quelques-unes des créa-
tions (1).
Pour ceux qui dans les œuvres d'un écrivain recherchent surtout
l'homme, et qui aiment à saisir le génie dans son passage sur la
terre, dans les joies et les douleurs de son existence humaine, la
vie de l'écrivain polonais, racontée dans ses détails et dans ses pé-
ripéties, pourrait déjà, par elle-même, devenir le sujet d'une étude
aussi curieuse qu'émouvante. Et d'abord ce nom même de poète
anonyme, que l'auteur de Ylridion a gardé pendant toute sa vie et
qui lui est resté jusqu'après sa mort, n' a-t-il pas déjà de quoi faire
penser qu'on est là en présence d'une situation peu ordinaire, peut-
être aussi d'une souffrance qui n'est point vulgaire, et qui com-
mande le respect? Nous n'en sommes plus à ces temps de modestie
et d'innocence où le peintre ne s'accordait à lui-même qu'un petit
coin dans son tableau et disparaissait dans son œuvre. De nos jours,
l'artiste fait trop souvent de sa personnalité le point lumineux de
toute composition. Et si ce n'était encore que le génie vraiment im-
périal qui se couronnât ainsi de sa propre main, si l'éclat n'était
recherché que par ceux qui mériteraient au moins l'attention ! Mais
quel est le talent, si chétif qu'il soit, qui renoncerait aujourd'hui au
(4) La Revw a publié en traduction la Comédie infernale, le Rêve de Césam et la
Nuit de Noil, du poète anonyme de la Pologne; voyez la Revue du 1" août et du 1" oc-
tobre 18 il). Voyez aussi le Dernier et Sur la Glose de sainte Thérèse dans la Revue du
!"• novembre 180 1, où nous avons cru pouvoir imprimer le nom du poète, qui de son
vivant n'avait jamais consenti à se faire connaître.
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE. 7
bruit, à la célébrité, même la plus éphémère, et où est le nom qui
se refuserait au retentissement? Or voilà un génie incontestable,
dont les accens ont remué une nation dans ses profondeurs les plus
vives , un écrivain acclamé par tout un peuple , et qui se refusa
pourtant toute sa vie à des hommages si sincèrement décernés, ne
se laissa jamais arracher, même par les amis les plus intimes, l'aveu
de ce qui faisait sa gloire, et garda jusqu'au bout une attitude de
renoncement et d'abnégation. Encore une fois, tout cela n'est- il
pas fait pour surprendre au milieu d'un siècle si porté à l'infatua-
tion personnelle, si avide de succès, si âpre aux jouissances de la
vanité? L'étonnement devient de l'émotion quand on sait vague-
ment que cet acte de renoncement obstiné fut en même temps un
acte d'expiation douloureuse, que, par ce silence constamment gardé
sur lui-même, l'auteur implorait en quelque sorte le silence sur
un autre, et que ce fut là un fils qui immolait généreusement sa
mémoire pour racheter celle d'un père coupable.
La réserve est un devoir à l'égard d'un homme qui voulut se ca-
cher toute sa vie. Essayons pourtant de raviver cette figure par
quelques-uns de ces traits généraux et pour ainsi dire impersonnels
dont il se servait lui-même en retraçant certains héros de ses
drames. Il ne leur assignait pas de date précise et ne leur donnait
pas de nom de famille : c'étaient plutôt des symboles que des per-
sonnages. Le représenter ainsi lui-même, c'est peindre moins un
portrait qu'un type. Qu'on se figure donc un homme d'une grande
fortune et d'une famille ancienne, alliée même à des maisons ré-
gnantes, un homme qui comptait parmi ses ancêtres les chefs à
jamais vénérés d'une guerre nationale, qui put même être long-
temps fier d'un père cher à la nation et illustré dans les grandes
batailles de l'empire. Un jour vint où ce père, intrépide devant le
feu, se montra pusillanime dans la vie civile et dévia de la route
que lui traçait le devoir, tel au moins que le comprenait alors la
nation. Ce ne fut pas là une trahison, et encore moins lui doit-on
assigner un intérêt sordide pour mobile : ce ne fut que la défail-
lance d'un caractère faible et dont la vanité avait donné prise au^:
séductions habiles des dominateurs; mais l'indignation publique
n'en fut pas moins grande, elle rejaillit jusque sur le fils, à peine
âgé de seize ans, qui reçut alors un de ces outrages sanglans dont
rien ne peut consoler l'homme d'honneur et le gentilhomme. Ce ne
furent là cependant que les commencemens d'épreuves plus rudes
encore : trois ans plus tard, le fils infortuné devait retrouver dans
son père un parjure et un transfuge , un homme accablé par les
malédictions du pays et par les honneurs que déversait sur lui
l'oppresseur triomphant d'une révolution.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Une âme orgueilleuse aurait peut-être cherché là le prétexte
d'une décision extrême; elle aurait peut-être trouvé dans l'aflront
et la persécution , certes immérités, une excuse pour accepter une
situation qu'elle ne s'était point créée, et où la poussaient égale-
ment l'animad version des vaincus et la tentation du vainqueur. D'un
autre côté, une âme sans scrupules, cédant aux faiblesses de ce
siècle, rompue à cette doctrine si pompeuse et si délétère qui pro-
clame la souveraineté du but et place les obligations envers une
cause publique au-dessus de tout lien de famille, une telle âme au-
rait sans nul doute saisi cette occasion pour se faire une popula-
rité aussi facile qu'éclatante et pour afficher une rupture qui n'au-
rait rencontré que des applaudissemens. Ce fils ne fut pourtant ni
un Coriolan ni un Brutus : c'était un chrétien. Il prenait dans toute
sa simplicité le simple commandement de Dieu : Père et mère ho-
noreras, et il ne se crut jamais le droit de renier celui qui lui avait
donné le jour, ni même de le juger; mais en même temps il se sen-
tait aussi fortement le fils de sa nation ; il partageait toutes les an-
goisses, toutes les espérances de son pays opprimé et meurtri, et,
placé ainsi entre son père et sa patrie, il accepta avec résignation
la lutte sans issue que ces deux sentimens, également sacrés, de-
vaient se livrer sans relâche dans son âme. Il vécut presque tou-
jours hors de son pays ; il évitait par là un contact plus cuisant que
dangereux» sans cependant pouvoir jamais se soustraire au bras
impitoyable qui pesait sur lui et les siens. «J'ai toujours foulé,
nous dit-il, la terre étrangère; je n'entendais que de loin les gé-
missemens des victimes, mais je sentais partout la main du bour-
reau. » C'est alors, et sur cette terre étrangère, qu'il devint poète;
mais ce don du ciel, il ne l'accepta que comme un moyen de péni-
tence terrestre : en dotant sa nation de chefs-d'œuvre, il renonça
pour toujours à cette récompense si douce aux poètes, et qui se
nomme la célébrité. Il crut devoir expier une faute qui n'était pas
la sienne en immolant une gloire personnelle des plus pures et des
plus légitimes; il plaidait pour un autre par ce sacrifice silencieux,
ou tout au plus par cette parole brève et timide, navrante cepen-
dant pour ceux qui en saisissaient le sens : « 0 ma patrie, ô mère
trois fois assassinée ! Ceux qui méritent peut-être le plus tes larmes
sont ceux qui ne méritent pas ton pardon ! » Il connut ainsi tous les
tourmens du génie créateur sans en jamais goûter les joies et les
enivremens; Érostrate au rebours, il passa toute sa vie à élever un
temple et à faire oublier un nom.
Certes une telle existence a de quoi émouvoir, et dans un temps
où les poètes rebutent si souvent par leurs douleurs factices et des
plaies élargies à plaisir, on est consolé, — nous allions presque
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 9
dire : on est heureux — de voir une vraie et grande souffrance si
dignement supportée. Ce qui nous semble mériter bien plus d'es-
time encore, c'est la grande vigueur morale que le poète anonyme
déploya dans son œuvre expiatoire, c'est la droiture constante et la
marche toujours ferme d'une conscience accablée pourtant d'un si
lourd fardeau. C'est le propre et aussi l'écueil de tout travail de
réhabilitation d'outre-passer la mesure et de donner dans l'excès;
le fils des croisés qui voudra se concilier la révolution sera tou-
jours le premier à se coiffer du bonnet phrygien. A. qui du reste
aurait-on plus aisément pardonné d'avoir embrassé les passions
extrêmes et les idées exaltées qu'à ce fils qui voulait faire oublier
un père, et qui avait de plus pris pour arme la poésie, c'est-à-dire
la passion et l'exaltation mêmes? Il sut pourtant résister à cette
dangereuse tentation , et celui qui avait tant besoin de gagner les
faveurs de l'opinion l'a presque toujours bravée dans ses penchans
et ses caprices : fidèle sans doute au sentiment national, mais refu-
sant de subir les engouemens du jour, se mettant au contraire har-
diment en travers du courant, au risque de recueillir une impopu-
larité qui devait lui être doublement douloureuse. Qu'on veuille
bien peser ce qu'un tel courage avait de grand et de méritoire dans
une telle situation! Son début littéraire fut signalé par un défi in-
trépidement jeté aux rêveries humanitaires et socialistes qui avaient
alors la vogue dans son pays, et plus tard il s'arma de toutes les
foudres de sa poésie pour combattre une propagande démocratique
dont il ne prévoyait que trop les funestes conséquences, mais qui à
cette époque avait subjugué presque tous les esprits. Il heurta la
nation non-seulement dans des prédilections politiques passagères,
mais jusque dans ses sentimens les plus profonds et les plus enra-
cinés, et il prêcha par exemple l'impuissance de la haine à un peuple
subjugué, opprimé, rongé par le désespoir, proclamé mort, et qui
voyait précisément dans cette haine toujours vivace la garantie de
sa vitalité. Il glorifiait en outre l'idée d'un martyre sans combat et
d'une résistance toute morale, idée peu faite pour être goûtée par
les masses, et surtout, ce semble, par un peuple guerrier d'instinct
et bouillant de sa nature. Il prêchait en général une théorie d'un
mysticisme sublime, mais qui prêtait d'autant plus à la critique et
à la suspicion qu'elle semblait côtoj'er une résignation énervante, et
pouvait être confondue avec elle. Encore longtemps après la mort
du poète et à la veille même des derniers événemens de Varsovie,
la démagogie effrénée ne s'est pas fait faute de railler la (( couar-
dise lyrique » du grand anonyme (1). Il ne se laissa pourtant jamais
(1) Mieroslawski. Insurrection de Posen, 2'' édit. 1860.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
décourager ni par la raillerie, ni par des invectives amères et
cruelles. Il avait une foi profonde dans la vérité qu'il proclamait;
pour le reste, il se fiait au temps, à la justice, et, — pourquoi ne le
dirions-nous pas? — à cette parole inspirée dont il savait la puis-
sance si irrésistible sur son peuple.
En effet, il est difficile pour un étranger de concevoir l'action
immense, souveraine, qu'exerce la poésie sur cette malheureuse na-
tion, et cela tient à ce qu'on a en général une idée très incomplète
de la situation faite à ce pays par la domination étrangère, surtout
dans la Pologne russe et sous l'empire de Nicolas. Nous ne parlons
pas des persécutions sporadiques amenées par la découverte des
conspirations aussi peu dangereuses que cruellement punies. Nous
parlons de l'état ordinaire et de la vie de chaque jour. La foi tra-
cassée et soupçonnée comme symptôme de mauvaises dispositions;
point d'universités ni d'établissemens scientifiques, les écoles livrées
entièrement à la langue étrangère et régies par des officiers ou
sous-officiers venus du fond de la Russie ; une censure aussi om-
brageuse que craintive, surveillant toute pensée, toute parole; l'ad-
ministration, la justice gérées par des étrangers parlant un idiome
généralement incompris et plus généralement encore détesté; les
mœurs, les coutumes du pays violemment déracinées; tout sou-
venir du passé détruit ou sévèrement puni; la police toujours aux
aguets, la menace et le châtiment sans cesse suspendus sur les
têtes; en un mot, le repos nulle part et la mort partout! Dans un
tel état, la vie morale, qui, quoi qu'on puisse dire, n'est autre que
la vie nationale, ne trouve de refuge que dans la religion et dans la
poésie.
Ce n'est pas le moment d'apprécier le rôle que joue la religion
au milieu de cette nation; quant à la poésie, on peut dire, sans
crainte d'exagérer, qu'elle y partage avec le catholicisme la di-
rection des âmes, si parfois même elle n'empiète pas sur lui. Les
œuvres d'imagination ne constituent pas en Pologne, comme dans
l'Occident, le charme de l'esprit; on ne les lit pas dans des salons
et on ne les discute pas en toute liberté de parole. Importé du de-
hors par le Juif et acheté au poids de l'or dans le sens rigoureux du
mot, tel poème est dévoré dans le mystère, dans la nuit, au milieu
d'amis éprouvés de longue date et qui ont juré le secret; les portes
sont verrouillées , les volets clos , un fidèle est apôsté dans la rue
pour donner au besoin l'alarme. Après des lectures ainsi plusieurs
fois répétées, haletantes, fiévreuses, les pages sont livrées aux
flammes; mais les vers se sont incrustés dans les mémoires, et rien
ne les fera plus oublier. C'est ainsi que la pauvre jeunesse entend
le langage brûlant de ses poètes, le seul qui lui parle de patrie, de
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 11
liberté, d'espoir, d'avenir, de vertu et de combat. Ce n'est même
que par le sieu?- Thadée ou par les Aïeux de Miçkievvicz que la plu-
part apprennent l'histoire de leur temps. Un écrivain polonais a fait
la remarque, profonde de vérité, que l'histoire ne saurait peut-être
montrer que deux peuples qui aient reçu une éducation exclusi-
vement poétique : la Grèce dans les temps anciens et la Pologne au
xix^ siècle. Une telle éducation est-elle en tout irréprochable? est-
elle à l'abri de dangers très graves pour l'homme et le citoyen?
Nous sommes loin de le prétendre; mais ce qui est hors de doute,
c'est qu'elle y est la seule réelle, hélas! la seule possible, et elle ex-
plique la souveraineté que le génie poétique exerce dans ce pays.
Cette souveraineté a pourtant ses soucis comme toute autre; elle
a même ses angoisses et ses remords, et Miçkiewicz a admirable-
ment symbolisé la grandeur et les misères de la mission du poète
en Pologne dans la fameuse scène du banquet de Wallenrod. On se
rappelle peut-être le sujet de ce conte célèbre. Wallenrod a été ar-
raché enfant à sa patrie et élevé au milieu des ennemis de sa na-
tion , il est parvenu à la plus haute des positions et aurait peut-être
oublié ses origines; mais il avait auprès de lui un vieillard aveugle,
un pauvre ivaîdelote, pour lui rappeler toujours sa naissance et ra-
nimer sa haine. Ce vieillard arrive maintenant au milieu même d'un
banquet, et là, en présence des vainqueurs et dans une langue par
eux incomprise, il fait résonner encore une fois aux oreilles de son
élève les souvenirs d'enfance, les sermens jurés, le devoir à accom-
plir. Yoilà bien le rôle glorieux du poète polonais dans les généra-
tions récentes; mais ce qu'un tel rôle a parfois de cruel et de terrible
est aussi indiqué dans la suite de cette scène pathétique, lorsque
Wallenrod, subjugué, fasciné par les paroles du chanteur, lui re-
nouvelle sa promesse et le rend en même temps responsable des
calamités qui viendront. — Tu veux donc la lutte ? lui dit-il ; tu
pousses aux combats? Soit; que le sang qui va couler retombe sur
ta tête !
« Oh! je vous connais, vous autres! lui crie-t-il. — Tout chant du waï-
delote est un présage de malheur, comme la nuit le hurlement des chiens!
La mort, la dévastation, voilà ce que vous aimez à chanter ; à nous, voiis
laissez la gloire et le supplice. Dès le berceau, votre chant perfide enroule
le sein de l'enfant de ses anneaux de serpent et lui verse dans l'âme le plus
cruel des poisons : le désir stupide de la gloire et l'amour de la patrie.
C'est ce chant qui poursuit toujours le jeune homme comme le spectre d'un
ennemi trépassé; il apparaît souvent au milieu du festin pour mêler le sang
aux coupes de la joie! Je les ai écoutés, ces chants j, je les ai trop écoutés!
Le sort en est jeté. Va, tu l'emportes! Ce sera la mort du disciple et le
triomphe du poète! »
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Là est en effet le côté sombre et alarmant du pouvoir exercé dans
ce pays par la parole inspirée, et il ne s'agit pas seulement de la
responsabilité morale encourue par l'écrivain pour les croyances
qu'il propage : il s'agit tout d'abord du fait matériel de la publica-
tion et des suites qu'il entraîne pour la sûreté des personnes. Qu'on
se figure les tourmens d'un poète à l'âme loyale et à la conscience
droite, que le génie et bien plus encore le sentiment du devoir
poussent, d'une part, à entretenir par des paroles toujours nouvelles
le feu sacré dans les cœurs, et qui, d'autre part, frémit à l'idée que
ces pages, écrites à l'abri des persécutions, formeront les preuves
d'un délit toujours cruellement puni, seront cause de plus d'un
supplice, de plus d'une mort peut-être! Un jour par exemple le
jeune Lévitoux fut emmené dans la citadelle de Varsovie pour
avoir été trouvé possesseur d'un exemplaire des Aïeux; exaspéré
par les tortures, craignant surtout de tomber en délire et de trahir
alors les noms de ses compagnons qu'on lui demandait, le pauvre
prisonnier attira la veilleuse de ses mains enchaînées, la plaça sous
son lit de sangle et se brûla vif (1). Si habitué que fût le pays à
des souffrances, à des catastrophes de tout genre, cet horrible tré-
pas d'un enfant de dix-sept ans ne laissa pas de l'émouvoir profon-
dément; mais celui qui en souffrit peut-être le plus, ce fut un poète,
ce fut Miçkiewicz : l'idée d'avoir été involontairement la cause d'un
pareil supplice l'obséda longtemps, et bien des années après cet
événement il n'y pouvait songer sans frisson. Le poète anonyme ne
resta pas, lui non plus, à l'abri de pareils succè.s littéraires. Il avait
publié à Paris un petit poème, la Tentation, où se trouve à la fm
le seul cri d'âme qu'il se soit jamais permis sur sa situation per-
sonnelle, et où généralement on crut même entrevoir le récit figuré
d'un événement réel, d'une rencontre entre le poète et l'empereur
Nicolas. Les étudians de Lithuanie résolurent de réimprimer ce
poème, qui parut en effet dans le feuilleton d'un journal du pays,
avec V imprimatur du censeur, qui n'avait rien compris au manus-
crit. L'alerte vint bientôt de Saint-Pétersbourg; une enquête fut
ordonnée, et plusieurs centaines déjeunes gens durent s'acheminer
vers la Sibérie. C'était la fleur de la jeunesse, et la désolation des
familles fut immense. La douleur de l'écrivain anonyme dut être
grande alors, et combien lui pesa sans doute dans un tel moment la
sécurité relative dont il jouissait, surtout quand il pensait à quelle
haute protection il la devait!
Dans des conditions si difficiles, si alarmantes pour une conscience
(1) La lievue a parltî de l'incident; voyez, dans la livraison du \" avril 1848, l'étude
sur la Propagande démocratique en Pologne, de M. Alex. Thomas.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 13
délicate et scrupuleuse, le poète anonyme trouvait un certain sou-
lagement à pouvoir se donner le témoignage de ne pas écrire en
vue de la gloire, de ne pas sacrifier à un goût frivole, aux fantai-
sies de l'art pour l'art. L'auteur de Vlridion et des Psaumes ne
chanta jamais que la patrie; il ne s'adressa qu'à la pensée morale,
politique, nationale, religieuse de ses auditeurs, à «l'âme polo-
naise, » comme on dit dans le pays; mais il cherchait encore un
autre moyen pour alléger le poids de la responsabilité qui l' étouf-
fait, moyen bizarre et pourtant aisé à comprendre pour quiconque
connaît toutes les subtilités ingénieuses d'un cœur généreux et en-
dolori. S'il publiait ses poèmes, cédant en quelque sorte à une voix
impérieuse, il ne faisait rien cependant pour les propager, pour
étendre le cercle de leur influence, pour augmenter ou multiplier
les éditions; bien au contraire, il s'ingéniait à en rétrécir le nom-
bre, à en paralyser la diffusion : spectacle contradictoire d'un écri-
vain qui veut agir sur l'opinion et qui diminue en même temps à
plaisir les moyens de cette action!. Il s'était formé à ce sujet une
croyance presque fataliste qu'il laissa entrevoir dans une circon-
stance curieuse. Son petit poème de Resurrecturis avait paru d'a-
bord dans la Revue de Posen, recueil grave et estimable sans doute,
mais que sa gravité même et de plus ses tendances très conserva-
trices, ainsi que le lieu de la publication, empêchaient d'être ré-
pandu. Un ami du poète retira cette œuvre du recueil et en fit faire
à Paris une édition à quelques milliers d'exemplaires. Ce n'était
pas un jeune étudiant de Lithuanie, enthousiaste et étourdi, qui
avait eu l'idée de cette réimpression; c'était un esprit grave, un
vieux général, homme très réfléchi et pesant mûrement ses actions.
Les plaintes du poète n'en furent pas moins d'une amertume ex-
trême. « Mais les vérités salutaires contenues dans le Resurrecturis,
lui disait-on, auraient été presque perdues pour la nation dans le
recueil inabordable? » — « Non, fut la réponse caractéristique.
L'âme qui avait besoin de ces paroles les aurait trouvées aussi bien
là qu'ailleurs : elle y aurait été guidée par le destin, par la fatalité-,
pourquoi faire passer à la ronde une coupe d'amertume? »
Et cette poésie, pour ne parler que d'elle, pour ne rien dire de
l'immense correspondance que l'écrivain entretenait de tous côtés,
dont il n'a paru que des extraits, et qui de longtemps sans doute
ne pourra voir le jour, cette poésie, quelle est-elle? On a souvent
accusé la poésie polonaise en général, et surtout celle de l'auteur
de Vlridion, d'être trop obscure et symbolique, de parler en
énigmes et dans un style allégorique, de manquer en un mot de
cette sérénité et de cette transparence qui sont les premières con-
ditions de l'art pur. L'art, pour être vrai et vivant, doit toujours
14 REVUE DES DEUX MONDES,
se ressentir du milieu moral où il se développe, et pour juger im-
partialement la poésie polonaise, il ne faut jamais perdre de vue
l'état moral de la Pologne elle-même. Dans un pays depuis si long-
temps accablé par la douleur, les œuvres de l'imagination seront
nécessairement sombres et nuageuses. Là où l'oppression a ensei-
gné aux hommes à se comprendre à demi-mot , le langage de l'in-
spiration se contentera parfois de signes. Cela devient une habi-
tude, nous dirons presque une nécessité esthétique. Il faut bien le
répéter, les œu\Tes d'imagination ne se lisent pas en Pologne comme
en Occident : elles se lisent en cachette, au milieu de dangers très
réels; elles doivent s'incruster dans la mémoire; elles doivent con-
stituer pour des mois, pour des années entières, la nourriture de
l'âme. Une telle poésie doit cacher des profondeurs que la pensée
puisse lentement explorer. Le messager reçu dans le mystère doit
dire des choses mystérieuses, mystiques même, et le moins qu'on
puisse demander à des livres qui arrivent comme des feuilles sibyl-
lines, c'est de parler le langage des oracles. On ne se plaint pas
de ce langage, on le comprend même très vite, on s'y accoutume,
comme on s'accoutume à voir dans les ténèbres. De toutes les
œuvres du poHe anonyme d'ailleurs, la seule peut-être qui ait eu
réellement ce caractère énigmatique est la Comédie infernale; tout
le reste fut saisi par l'intelligence nationale dès le premier mo-
ment. Poésie étrange née de la situation faite à la Pologne par ses
malheurs et par ses souffrances, et qui, après la poésie de Goethe,
est peut-être dans notre temps celle qui a scruté le plus profon-
dément le mystère de la vie et de l'âme!
II.
C'est en 1835 que parut la Comédie infernale , la première œuvre
qui fixa les regards sur le poète anonyme, et cette date même n'est
pas un des côtés les moins originaux de cette vigoureuse création.
Le poème, en effet, semblait un défi jeté aux tendances générales
du siècle, une protestation solennelle contre les aspirations contem-
poraines. Qu'on se rappelle un instant cette époque, le bouillonne-
ment général alors des idées, des croyances et des passions. La
révolution de juillet venait d'imprimer au monde un mouvement
qui ne s'était point arrêté encore. La jeunesse rêvait presque uni-
versellement la république; des esprits religieusement émus appe-
laient riwangile lui-même à l'appui de la démocratie; des sectes
étranges et mystérieuses prenaient en main la cause des déshérités
de la fortune, accusaient l'organisation vicieuse de l'état social et
revendiquaient pour chacun un droit jusqu'ici ignoré et plein de
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. J5
tentations, le droit au bonheur. Le novus rerum ordo de Virgile de-
vint alors le cri de plus d'une âme, et quoi d'étonnant que ce cri fût
surtout entendu et répété par la souffrance et la poésie, c'est-à-dire
par les deux choses du monde les moins portées de tout temps à
se contenter de ce qui existe? Or la Pologne supportait alors des
maux immenses, indicibles, et il ne fallait peut-être rien moins que
la conviction d'un prochain et universel bouleversement, d'une en-
tière rénovation de l' humanité » pour inspirer encore à sa poésie des
accens de foi et d'espérance. Aussi la muse de Miçkiewicz, si abattue
et découragée naguère dans le célèbre CJiant de la Mère, à la veille
même du combat de 1830, acquit-elle bientôt après une sérénité
de vues et une fierté d'allures qui formaient, il est vrai, le contraste
le plus étrange avec la réalité décevante, mais qui puisaient préci-
sément leur force dans la prévision d'une ère nouvelle. Ces mêmes
croyances inspiraient un autre poète à l'esprit ardent et fiévreux, à
l'imagination vive et aux colères plus vives encore, Slowaçki. Il n'y
eut pas même jusqu'au chantre doux et mélodieux des ondines et
des steppes, Bohdan Zaleski, qui ne se laissât emporter à ce mo-
ment par l'esprit prophétique. Le pressentiment, la certitude d'une
transformation politique, sociale et religieuse du genre humain
éclate dans toutes ces œuvres inspirées que les poètes polonais d'a-
lors envoyaient du sein de l'exil à leur patrie désolée comme au-
tant de bonnes nouvelles.
Au milieu de ce concert unanime en l'honneur d'une régénéra-
tion prochaine retentit tout à coup une voix sinistre. Un auteur ano-
nyme reprit le thème alors si populaire, — le procès du passé et de
l'avenir, la lutte suprême du monde ancien et du monde nouveau, —
et l'on vit dans son drame un comte Henri, dernier défenseur d'un
ordre de choses arrivé à son dernier jour, succomber sans appel,
sinon sans éclat, devant Pancrace, le représentant énergique et le
vengeur des opprimés et des déshérités de nos temps. Le thème était
bien connu, mais le tableau se trouvait combiné et peint de telle sorte
qu'il ne fallait pas précisément être doué de l'âme de Caton, qu'il
suffisait de l'avoir tout simplement humaine pour se plaire dans la
cause vaincue, pour reculer au moins devant le conflit et redouter
le triomphe. De triomphe, à proprement parler, le drame n'en pro-
clamait aucun : l'adversaire, heureux pour un instant, s'affaissait
subitement en s' avouant vaincu à son tour, le combat ne finissait
que faute de combattans, et ce fut précisément cette fin qui n'est
pas une solution, qui n'est pas même une issue, qui ajouta encore
à l'horreur du tableau. Dans cette Comédie infernale en effet, rien
ne reste debout sur le sol bouleversé , l'horizon est fermé de toutes
parts. La croix seule paraît au dénoûment, flamboyante et san-
16 REVUE DES DEUX MONDES.
glante, mais en symbole de châtiment plutôt que de rédemption;
elle ne semble descendre sur la terre que comme la marque funé-
raire d'une tombe aussi immense que l'univers.
Si étrange, si contraire aux aspirations et aux espérances de l'é-
poque que parût cette œuvre, elle ne s'imposa pas moins aux esprits
par une sorte de fascination provocatrice. Dans une scène très belle
du drame, on voit le chef incarné de la démocratie attiré irrésisti-
blement vers son grand adversaire, curieifx de le connaître, avide
de son entretien, impatient de pénétrer sa pensée. Cette même at-
traction mystérieuse, le poème « aristocratique » semblait l'exercer
sur le public d'alors, passablement imbu des idées de Pancrace; on
revenait sans cesse à cette étrange figure du' comte Henri, avec un
empressement craintif qui participait à la fois de la répulsion et de
la sympathie. Le vrai problème, disons -le, l'énigme du drame était
l'adversaire de Pancrace, le champion du passé, le défenseur de la
société mourante. On avait peine à comprendre cet ennemi de la
démocratie qui lui semblait pourtant attaché par plus d'une affinité
secrète et invincible , cet ami des nobles et des riches qui les esti-
mait si peu et les accablait même de dédain, ce martyr sans enthou-
siasme et ce confesseur sans foi . Il a fallu l'expérience d'une révo-
lution, les épreuves douloureuses de 1848, pour faire comprendre
le héros mystérieux du poète anonyme^ et, on peut le dire, ce n'est
qu'aux lueurs d'un incendie qui avait embrasé toute l'Europe qu'ap-
parut pour la première fois, dans toute sa vérité palpable et saisis-
sante, le défenseur sceptique d'un monde qui périt.
Essayons de nous retracer ici cette figure, réunissons ses traits
principaux et caractéristiques. On peut les trouver aussi bien dans
la Comédie infernale que dans le Fragynenl où l'auteur avait re-
pris le même sujet dans une phase différente, fragment demeuré
malheureusement à l'état d'ébauche, et qui n'a reçu qu'une publi-
cation posthume. Ceux-là se tromperaient étrangement qui pren-
draient au mot la position faite à l'adversaire de la démocratie par
la fatalité des temps et des passions, et qui ne voudraient voir dans
le comte Henri que l'aristocrate aux préjugés étroits et aux vues ti-
mides. Il y a eu des nuits étoilées , nous dit-il lui-même, « où son
âme se supposait assez d'haleine pour parcourir tous ces mondes
suspendus dans l'infini azuré et pour parvenir jusqu'au seuil de
Dieu sans être essoudlée. » Dans un grand épisode du Fragment,
qui porte le titre d' Un Songe, apparaissent devant les yeux du hé-
ros tous les maux et toutes les misères de notre siècle : les armées
dressées à l'art de combattre l'indépendance des peuples et d'é-
touffer la liberté des citoyens; la police suspendant au-dessus de
tous son œil vigilant comme la voûte immense et mouvante d'un
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 17
cachot, et ramassant tout, jusqu'à l'épingle, « car l'épingle pour-
rait grandir et devenir une arme dans la main de l'opprimé; » les
travailleurs affamés, étiolés, entassés dans des caveaux souterrains
et meurtriers : la lampe attachée au front, cyclopes étranges, ils
percent sans relâche des tètes d'aiguille avec des doigts amollis
comme la cire , et soupirent en vain après le soleil ; — des nations
enterrées vivantes , frappant de leurs chaînes les murs de leur sé-
pulcre , tandis que des prêtres bien assermentés à la servitude leur
recommandent de mourir en silence et de ne point troubler le repos
et les plaisirs des puissans de la terre... Un autre grand épisode du
même Fragment laisse défiler les siècles passés dans un symbo-
lisme ingénieux et d'après cet ordre magique qu'aime tant à déve-
lopper la philosophie de l'histoire : on y voit la liberté se dégageant
d'époque en époque, grandissant avec tout peuple et avec toute
évolution nouvelle de l'humanité. La signification de ces deux ta-
bleaux est évidente. Le comte Henri a partagé toutes les saintes
colères ainsi que toutes les généreuses aspirations du siècle. Nous
l'entendons éclater en imprécations contre les brigands couronnés,
contre ces prêtres qui enseignent la mort dans l'esclavage, ces ban-
quiers et marchands <( qui trafiqueraient même des clous par les-
quels les pieds du Christ furent attachés à la croix, et qui ont de la
peine à admettre que Dieu ait pu créer le monde sans l'aide du ca-
pital. » Nous le voyons s'affilier à des sociétés secrètes, « à ceux qui
aspirent et conspirent, qui travçiillent dans les ténèbres à l'œuvre
de l'avenir. » L'impudence croissante du vice et de l'opprobre ne
lui avait semblé que le signe le plus certain de leur ruine pro-
chaine, et le moment lui avait paru bien peu éloigné où la justice
régnerait sur la terre, où les nations allaient reconquérir leur indé-
pendance, l'homme sa dignité, où la femme elle-même sortirait de
l'état de dégradation dans lequel la maintenait une loi sans justice
et sans amour.
C'est pourtant le même homme qui apparaît bientôt comme l'ad-
versaire résolu de la cause du peuple, comme le défenseur intrai-
table d'un ordre de choses tant de fois maudit! Quand ses in-
vocations à la liberté et à l'humanité lui auront été répétées par
des chœurs immenses et frémissans, le prophète inspiré de l'ave-
nir deviendra le soldat décidé du passé , ne connaissant que sa
consigne et repoussant toute transaction. Il appellera alors en aide
toutes les forces auparavant vouées aux gémonies , et aura recours
aux armes et aux principes d'un autre âge. Autrefois il avait eu
certes en bien peu d'estime les avantages de la naissance et les pri-
vilèges des positions acquises; aujourd'hui il se redressera dans son
orgueil de gentilhomme, il en appellera à l'histoire et à l'ouvrage
TOME XXXVII. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
consacré par les siècles. Autrefois il ne parlait de Dieu que clans
ce langage vague et humanitaire qu'aflectionne tant notre spécu-
lation panthéiste, ou bien mieux il s'adressait dans ses prières à la
mire Niiture-y aujourd'hui il prendra pour cri de guerre les noms
de Jhus et de Marie, et choisira pour dernière défense une tour
féodale écroulée qui porte le nom de la sainte Trinité. Il se cram-
ponnera d'une main convulsive aux débris d'une génération qui
s'en va, et éclatera d'un rire infernal au mot, jadis magique, de
progrès. « Le progrès, répondra-t-il au chef populaire, le bonheur
du genre humain! Moi aussi, j'y ai cru autrefois!... Encore au-
jourd'hui... Tiens, prends ma tête, pourvu que... Rêves inutiles,
qui les accomplira?... Adam est mort dans le désert, nous ne re-
viendrons pas au paradis... Jadis une entente... peut-être... Mais
ce n'est plus de cela qu'il s'agit j aujourd'hui il s'agit de l'état sau-
vage!... » Ce n'est pas cependant qu'il ait un espoir quelconque
dans l'issue heureuse de la lutte, ce n'est pas même qu'il ait une
foi dans la justice absolue de sa cause. Si l'ordre nouveau ne lui
inspire que de l'horreur, il n'en a pas plus appris à estimer la cause
qu'il défend. Les uns, je les hais; les autres, je les méprise: tel est
l'aveu qui lui échappe devant le chef même du parti ennemi. Quel
aveu, quelle position, et surtout quel changement étrange!
Pas aussi étrange toutefois que cela peut paraître au premier
aspect, et la seule chose qui, au fond, pourrait étonner dans cette
création émouvante, c'est qu'elle ait si bien deviné dès 1835 la si-
tuation qui nous devait être faite en 1848. Cette poésie en effet ne
ressemble-t-elle pas d'une manière singulière à une réalité récente,
et n'est-ce pas là l'histoire à peu près de nous tous? Nous tous,
n'avons-nous pas été bercés un jour de ces rêves enchanteurs de
progrès infini, et ne nous sommes-nous pas associés d'action ou de
vœux à tous ceux qui aspiraient, conspiraient, et qui travaillaient
dans les ténèbres à l'édifice de l'avenir? Il fut un temps où toute
doctrine nouvelle trouvait auprès de nous un accueil empressé,
toute utopie un bienveillant sourire. L'infaillibilité du nombre était
devenue pour nous un dogme, l'organisation du travail nous plai-
sait par moment, le socialisme pouvait avoir du bon, et l'homme
vraiment libéral était assez près d'admettre la femme libre. Puis
vint un jour où tous ces esprits longtemps évoqués ou flattés se
dressèrent subitement, impérieux, menaçans, nous sommant de te-
nir nos promesses et nos rêves, où la grande populace se ruait à
la félicité dont nous l'avions leurrée, — et nous reculâmes d'épou-
vante. Alors, pour sauver la société menacée, nous fîmes appel à ce
Dieu personnel, incarné, secourable, un peu trop oublié jusque-là;
nous nous saisîmes même des armes rouillées depuis des siècles
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 19
et nous nous abritâmes derrière les restes de trônes et d'autels qui
jonchaient encore la terre. Au socialisme de l'avenir nous opposâmes
un socialisme du passé; nous nous éprîmes d'une vénération subite
pour les souvenirs, les institutions et les abus même de la féoda-
lité; nous n'avions qu'un sourire quand on nous parlait de progrès.
« Le progrès ! — disions-nous comme le comte Henri, — nous aussi
nous y avons cru autrefois; mais ce n'est plus de cela qu'il s'agit :
aujourd'hui il s'agit de l'état sauvage! » Hélas! dans cette lutte
sainte et juste, nous nous trouvâmes à côté de bien étranges auxi-
liaires et sous des drapeaux bien étranges parfois, et avec les pré-
tentions iniques des masses barbares nous confondîmes plus d'une
revendication légitime des peuples civilisés. Nous rangions volon-
tiers les Bem, les Dembinski et jusqu'aux Charles- Albert parmi les
ennemis de la civilisation, et combien de nos contemporains ne
saluèrent-ils pas dans Nicolas un grand pontife de l'ordre et dans
Ferdinand H un roi selon le Seigneur ! Toute révolte contre l'op-
pression nous parut alors odieuse, tout cri de liberté nous faisait
peur, et nous pouvions bien faire l'aveu boufFonnement tragique de
FalstafT, d'être devenus lâches par conscience! Aucune humiliation
n'a été épargnée à notre orgueil, aucune palinodie à notre ancienne
foi, aucun trouble, aucun remords à notre sentiment intime.,. En
vérité, nous sommes bien faits maintenant pour comprendre le hé-
ros du poète anonyme , pour le plaindre aussi, — il est si doux de
s'apitoyer sur soi-même.
Il ne faut pas trop s'attendrir cependant; gardons plutôt cette
sévère impartialité que l'auteur a su conserver envers le comte
Henri. La chute n'a pas été imméritée, et le poète le reconnaît dans
une apostrophe à son héros dont chaque parole a son sens :
« Des étoiles entourent ta tête, — lui dit-il ; — à tes pieds sont les flots
de la mer ; sur les flots de la mer, un arc-en-ciel s'ouvre devant toi et dis-
perse les nuages. Tout ce que ta vue embrasse est à toi ; les rivages , les
villes, les hommes t'appartiennent; tu es le maître du ciel; rien ne semble
égaler ta gloire.
« Aux oreilles qui t'écoutent, tu procures d'ineff'ables jouissances. Tu en-
laces les cœurs et les délies comme une guirlande, caprice de tes doigts.
Tu fais couler des larmes et tu les sèches par un sourire, et de nouveau tu
chasses ce sourire pour un instant, pour quelques heures, souvent pour
toujours... Mais toi, qu'éprouves-tu? que crées-tu? que penses-tu? De toi
jaillit la source de la beauté, mais tu n'es pas la beauté.
n Malheur à toi, malheur! L'enfant qui pleure sur le sein de sa mère, la
fleur des champs qui ignore ses propres parfums, ont plus de mérite que
toi devant le Seigneur.
a D'où viens-tu , ombre éphémère, toi qui annonces la lumière et ne la
connais pas, toi qui ne l'as jamais vue et ne la verras jamais? Qui donc t'a
20 REVUE DES DEUX MONDES.
créé par colère ou par ironie? Qui t'a donné cette vie si misérable et si
trompeuse que tu puisses jouer à l'ange à l'instant même où tu vas suc-
comber, ramper comme un reptile et t'étouffer dans la vase? La femme et
toi, vous avez une même origine.
« Mais tu soulfres aussi, quoique ta douleur ne crée rien et ne serve à
rien. Les gémissemens du dernier des malheureux sont comptés parmi les
accens des harpes célestes, ton désespoir, tes soupirs tombent à terre, et
Satan les ramasse, les ajoute avec joie à ses mensonges et à ses illusions. »
Il est aisé de comprendre le sens de cette apostrophe. Certes le
comte Henri aspirait à l'idéal, et il a traversé de poignantes dou-
leurs; mais cet idéal, il n'a pas essayé de. le reproduire en lui-
même, et il n'a su tirer que vanité et endurcissement de ses souf-
frances. Il a eu un faux enthousiasme et un enthousiasme à faux; il
a plutôt recherché des émotions qu'éprouvé des sentimens vrais :
(( la femme et lui ont la même origine. » Il a manqué de naïveté et
de spontanéité. L'orgueil avait envahi son âme, et, tout en croyant
aimer et adorer l'humanité, il n'a aimé et adoré que lui-même et
ses pensées... Paix aux hommes de bonne volonté l s'écrie l'ange
gardien au début même du drame, et c'est là plutôt un avertisse-
ment qu'une bénédiction. Qu'on note en passant ces paroles : de
bonne volonté. C'est le premier mot comme ce sera le dernier de la
poésie généreuse de l'auteur anonyme; ces paroles sont ici au fron-
tispice de sa Comédie infernale, comme elles seront plus tard le
titre du dernier de ses Psaumes. Or c'est cette bonne volonté que le
poète ne reconnaît pas à son comte Henri , rêveur humanitaire ou
défenseur de l'ordre, et dans cette expression il comprend la bonne
foi, la sincérité, l'intention pure et droite, « la force tranquille et
aimante, contre laquelle l'enfer ne prévaudra jamais. » C'est de
cette source trouble et froide de la fausse exaltation qu'il fait dé-
couler tous les malheurs de son héros , les misères de l'homme et
du citoyen, les déchiremens de la vie intime et de la vie publique.
Au commencement du drame, nous assistons à une scène de
fiançailles. Après avoir longtemps vécu en solitaire, avec sa pen-
sée et ses rêves, le comte Henri « descend aux vœux terrestres » et
contracte un mariage. On croirait un moment que le visionnaire a
fini par comprendre la véritable vocation de la vie et les douceurs
qu'elle tient en réserve, qu'il goûtera le bonheur d'un amour hon-
nête et durable, qu'il fondera une famille; mais quelques paroles
éloquentes dans leur brièveté dissipent bientôt toute illusion. Avec
le sens droit d'une âme aimante, la jeune fiancée dit au mari : « Je
te serai une épouse fidèle, comme ma mère me l'a prescrit, comme
mon cœur me le dicte.'» Et celui-ci de s'écrier : « Tu seras mon
chant pour l'éternité! » La femme parle le langage de la société;
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 21
lui, il répond avec l'accent de la poésie! Elle est fatiguée du bal
bruyant qui forme un contraste si pénible avec les douces émotions
de son cœur', et elle tombe presque en défaillance ; mais le comte
l'a trouvée si belle dans son épuisement et sa pâleur, qu'il la prie
de retourner à la danse. « Moi, je resterai et je te regarderai, comme
j'ai regardé souvent dans ma pensée des anges glissans. » Elle lui
jure qu'elle n'en a plus la force; il insiste, il supplie, et il est
obéi!... C'est par de tels traits que le poète marque dès l'abord ce
caractère. Aussi n'est-on plus étonné de retrouver bientôt le comte
Henri errant dans les montagnes par des nuits sombres et poursui-
vant de nouveau ses fantômes d'autrefois. « Depuis mon mariage,
dit-il, j'ai dormi du sommeil des engourdis, du sommeil des goin-
fres, du sommeil du fabricant allemand auprès de sa femelle alle-
mande. » Sa femme est née pour le foyer et le jardinet, « mais non
pour lui; » ce n'est pas celle qu'il avait rêvée. Les accens d'une
grande douleur ne lui manquent certes pas, non plus que les images
puissantes; mais quel sentiment plus profond et même plus poétique
dans ces simples paroles de la jeune femme : « Hier j'ai été à con-
fesse, et je me suis rappelé tous mes péchés, et je n'ai pu rien trou-
ver qui ait dû t'offenser! »
Un fds naît de cette union, et le père n'est pas présent à la
cérémonie du baptême au moment où son enfant reçoit un nom et
entre dans la cité humaine. La mère s'avance chancelante, l'œil ha-
gard et troublé par le délire; elle s'écrie, à la stupéfaction des as-
sistans : « Je te bénis, George, je te bénis, mon enfant! Sois poète
pour que ton père t'aime, pour qu'il ne te renie pas un jour! Tu
mériteras bien de ton père, et tu lui plairas, et alors il pardonnera
à ta mère... Je te maudis, si tu ne deviens pas poète!... » Elle est
folle, et on l'emmène dans une maison d'aliénés. A cette nouvelle
foudroyante, l'âme du mari se déchire et éclate en sanglots, en re-
mords. « Celle à qui j'ai promis la fidélité et le bonheur, je l'ai
jetée de son vivant dans un séjour de damnés. J'ai détruit tout ce
que j'ai touché, et je me détruirai moi-même. L'enfer m'a-t-il
vomi pour que je sois son image sur la terre?... Sur quel oreiller
va-t-elle aujourd'hui reposer sa tête? Quels sons vont l'entourer
cette nuit? Les cris et les hurlemens des possédés!... » Il poursui-
vrait encore longtemps peut-être ce monologue, si une voix sar-
donique et mystérieuse ne lui criait tout à coup : Tu composes un
drame!... Cette folie de la femme est d'une invention magistrale,
et c'est avec un art qui semble dérobé au génie de Shakspeare
qu'on voit appliquer ici la justice poétique au héros du drame. Il
trouvait sa femme trop pratique, dormant tranquillement à des
heures réglées et ne quittant jamais la terre. Eh bien! elle quit-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
tera cette terre et n'aura plus qu'un sommeil agité; le sens des
réalités lui échappera, et elle perdra la raison ! Il était rêveur, elle
deviendra lunatique; elle pratiquera avec bonne foi l'exaltation, et
aux élans poétiques du mari elle répondra par le délire : « Tu ne
me mépriseras plus, Henri, lui dit-elle en le revoyant dans la mai-
son d'aliénés. Je suis pleine d'inspirations maintenant, mon âme a
quitté le cœur et est remontée à la tête. Regarde-moi, ne t'ai-je pas
égalé? Je saurai maintenant comprendre tout, l'exprimer, le chan-
ter : la mer, les étoiles, la tempête, la bataille... Oui, la bataille! Il
faut que tu me mènes à une bataille; je regarderai et je décrirai...
les cadavres, le drap mortuaire, le sang, là vague, la rosée et le
cercueil... Que je suis heureuse! » Ces discours incohérens, dont
chaque mot porte cependant, sont entrecoupés par intervalle de
cris plus incohérens encore, partant de tous côtés. Ce sont les cris
des aliénés qui habitent les autres cellules de la maison. Qu'on se
garde bien de ne voir en tout cela que la recherche puérile d'un
effet scénique. Ces voix ont une signification profonde; cette sym-
phonie de la démence a sa clé dominante : la folle poésie de la
femme est traversée à dessein par ces cris qui sont les signes pré-
curseurs du prochain délire de la société entière; à travers le mal-
heur domestique, on entrevoit déjà d'ici le malheur du monde.
Une voix d'en haut. — Vous avez enchaîné Dieu. L'un est déjà mort sur
la croix ; moi je suis le second Dieu et également dans la main des bour-
reaux.
Une voix d'en bas. — A l'échafaud les têtes des rois et des nobles! Par
moi commence la liberté des peuples.
Une voix du côté gauche. — La comète luit déjà au ciel, le jour du ju-
gement terrible approche.
Une voix d'en bas. — J'ai tué de ma main trois rois, dix restent encore,
ainsi que cent prêtres qui chantent la messe.
« N'est-ce pas que ces gens -là ont l'esprit affreusement dé-
rangé? » dit la femme en écoutant ces vociférations d'enfer. « Ils ne
savent pas ce qu'ils disent, poursuit -elle; mais moi je vais t' an-
noncer ce qui arriverait, si Dieu devenait fou. » Si Dieu devenait
fou! L'expression est d'une brutalité, mais aussi d'une énergie sans
égale, qui ne se dément pas dans le développement de cette étrange
pensée.
" '^ïais moi je te dirai ce qui arriverait, si Dieu devenait fou. (EUe la
prend pnr In main.) Tous les moudcs s'élèvent daus l'espace ou roulent dans
l'abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : Je suis Dieu! et ils
meurent tous les uns après les autres , et les comètes et les soleils s'étei-
gnent aussi. Jésus-Christ ne nous sauvera plus; à deux mains il a pris sa
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 23
croix et l'a jetée dans l'abîme. Entends-tu cette croix, espoir de millions
de malheureux, tomber d'étoile en étoile? Elle se brise enfin et couvre de
ses débris l'univers tout entier. La très sainte Vierge seule prie encore, et
les étoiles ses servantes lui sont encore fidèles ; mais elle ira aussi où va
le monde entier. »
Entre ces scènes de la vie privée si vigoureusement esquissées
et celles de la vie publique qui se dérouleront bientôt vient se pla-
cer dans le poème comme une idylle mélancolique : c'est une suite
d'épisodes entre le père et l'enfant, le veuf et l'orphelin. Rarement
imagination de poète a créé une figure d'une grâce aussi pure et
d'un symbolisme aussi profond que ce petit George. Les vœux de la
pauvre mère n'ont été que trop exaucés : son fils est poète comme
le comte, plus que lui encore, car il ne recherche pas les émotions,
elles naissent spontanément dans son cœur; son âme vibre comme
une harpe, les images tourbillonnent malgré lui dans son cerveau
et « lui font mal à la tête. » Il récite des chansons douces et harmo-
nieuses, il dit les savoir de sa mère, qu'il n'a pourtant jamais con-
nue, et il assure entendre parfois des voix célestes; mais il est chétif
à l'extrême malgré une grande puissance nerveuse. Arrivé à l'âge
de dix ans, l'enfant dépérit, devient aveugle, et ne regarde plus
qu'en lui-même. On devine aisément que le poète a voulu person-
nifier dans George ces natures chastes et contemplatives, telles que
l'on en rencontre souvent au milieu des sociétés agitées et dans des
temps difficiles, âmes naïves et délicates, à la pensée haute et au
sens raffiné, mais craintives et renfermées en elles-mêmes, aveugles
aux choses de la terre, ne comprenant rien à ces vulgarités du
monde, qui en sont pourtant les nécessités. Le petit George a l'in-
stinct religieux très prononcé; il voudrait toujours prier, il rapporte
toute chose à Dieu. iNe nous trompons pas cependant : ce n'est pas
là la foi, ce n'est que le besoin de croire, c'est plutôt le désir que
la certitude. La piété de l'enfant procède encore trop de la poésie
du père, et l'auteur l'indique par un trait ingénieux. Le comte
mène son fils au cimetière; George s'agenouille devant la tombe de
sa mère et récite VAve : « Salut, Marie pleine de grâce divine, reine
des cieux, maîtresse de tout ce qui s'épanouit sur la terre, dans les
champs, au bord des fleuves...» Le père l'arrête et le reprend. Il re-
commence : « Salut, Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec
vous, vous êtes bénie entre tous les anges, et que chacun d'eux,
quand vous passez, arrache un rayon de ses ailes et le jette sous
vos pieds ! . . . » Qui ne connaît ce penchant à suppléer à la foi par la
poésie, à orner les paroles de l'Évangile et à enjoliver le Golgotha!
Est-ce bien là de la religion? C'est une religion qui pourra procurer
des jouissances intimes et des ravissemens mystérieux : elle ne don-
24 REVUE DES DEUX MONDES.
nera pas des dogmes à l'esprit ni des règles à la conscience, et ce
n'est pas en elle qu'une société qui s'ébranle trouvera un appui.
Dans la guerre sociale qui éclate bientôt, le petit George meurt
d'une balle égarée.
Nous voici tout à coup en effet au milieu des horreurs de la révo-
lution sociale. La transition est brusque et violente; c'est une sur-
prise dans le drame, comme elle le fut un peu aussi dans l'histoire. Le
comte, désabusé par l'âge et la douleur, guéri de ses chimères sur
le i)rogrès du genre humain , a pris en main la défense de la so-
ciété menacée, et cela n'a plus besoin de commentaires. Qu'on re-
marque toutefois que, dans cette nouvelle transformation, le hé-
ros ne garde pas moins le vice originaire de sa nature, le péché
capital qui consiste à courir après les impressions au lieu de cher-
cher la vérité, à se creuser l'imagination au lieu de scruter sa con-
science. Cette guerre civile, il ne la regarde pas seulement comme
un devoir poignant et fatal; il se surprend parfois à en goûter la
sauvage poésie, à se représenter d'avance les champs de bataille et
les torrens de sang. C'est la sublime hoi-reur du canon admirée au
point de vue. opposé. Son orgueil, latent jusque-là, éclate ici avec
des lueurs sinistres. Il se plaît dans son rôle de titan, et on est sou-
vent porté à se demander s'il ne s'exagère pas maintenant à plaisir
la perversité de la nature humaine, comme il s'en est exagéré au-
trefois la perfectibilité indéfinie. Les dangers qui menacent la civi-
lisation sont pourtant grands et réels, et la dissolution sociale est
peinte avec des couleurs effrayantes. 11 faut lire dans la Comédie
infernale cette nouvelle yiuit de Walpilrgis à laquelle assiste de loin
le comte Henri. Il faut lire ces saturnales de la tourbe affamée de
meurtre et de pillage, dans laquelle notre héros distingue de vieilles
connaissances, d'anciens compagnons de la « grande œuvre de l'a-
venir! » 11 faut parcourir tous ces tableaux de misère et de carnage
au milieu desquels se détache une scène capitale, l'entrevue du
comte Henri avec le chef des révoltés.
La plèbe aura beau haïr et maudire toute supériorité sociale,
celle-ci n'en exercera pas moins sur elle une attraction mystérieuse
et inquiiétante. Dans la toile ingénieuse de Paul Delaroche, le Stuart
décapité impose évidemment k Cromwell du fond de son cercueil;
il lui impose jusque par sa main blanche, longue et effilée, si adroi-
tement rapprochée du poing rude et osseux du chef puritain . Rien
d'étonnant donc si Pancrace éprouve le désir invincible de voir son
aristocratique adversaire, de lui parler, s'il a même parfois la vel-
léité de le sauver; mais pourquoi le comte, de son côté, ressent-il
une attraction égale et se prête-t-il à une entrevue dont il prévoit
bien l'inutilité? Hélas! ce qui le pousse, c'est l'entraînement qui
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 25
nous fait parfois ouvrir une tombe pour y contempler un visage dé-
formé, repoussant, et autrefois chéri. Dans ce miroir brisé, pour
employer l'expression poétique de Shakspeare, le comte veut con-
templer sa propre image, si étrangement défigurée. Chose triste
et bien faite pour désespérer : dans cette dispute du comte et de
Pancrace, il n'y a de juste et de fondé que les griefs réciproques;
aucune étincelle de vérité ne jaillit du contact de ces deux pôles né-
gatifs. « Vous tous, dit Pancrace, vieillis, pourris, repus, pleins de
mangeaille et de boisson et de vers rongeurs, faites place à ceux
qui sont jeunes, affamés et robustes. — Je te connais aussi, toi et
ton monde, répond le comte; j'ai visité pendant la nuit ton camp,
j'ai vu la danse des fous de cette foule dont les têtes te servent de
marchepied. J'ai reconnu tous les crimes du vieux monde habillés
à neuf, entonnant une chanson nouvelle, et qui finira par le refrain
séculaire : de la chair, de l'or et du sang! — Tes ancêtres étaient
des bandits, dit l'un. — Les tiens étaient des esclaves, » répond
l'autre. Les adversaires se séparent, la lutte recommence, plus
acharnée et plus implacable, et au moment suprême, quand le der-
nier bastion croule, le comte se donne la mort en s' élançant du haut
de la tour. Il avait déjà bien avant entendu l'arrêt du ciel, qui le
condamnait « pour n'avoir rien aimé, rien estimé que soi-même et
ses pensées, » et c'est son propre fils qui lui avait expliqué ces voix
venues d'en haut. La fin de Pancrace est plus subite; elle est im-
prévue, non préparée, et par cela même profondément significative.
A peine arrivé triomphant sur le haut des remparts, le chef victo-
rieux s'affaisse tout à coup et sans cause apparente; il chancelle et
expire, indiquant seulement de la main une croix sanglante qui pa-
raît au ciel, et proférant ces seuls mots : Galilœe, vicistH...
Ce qui désole le plus dans la Comédie infernale, nous l'avons dit,
c'est précisément cette fin sans solution, ce triomphe universel du
néant qui a englouti tous les principaux acteurs du drame, le comte,
sa femme. Pancrace, et jusqu'au pauvre George. Faut-il donc dés-
espérer à jamais? Ou bien est-ce parmi les acteurs de second rang
qu'il faudra chercher une figure, une ombre à laquelle pourraient
s'attacher un intérêt, une espérance? J'entrevois surtout le jeune
Léonard, le disciple chéri de Pancrace, l'enthousiaste sincère qui
a partagé toutes les haines, toutes les idées du maître, mais qui ne
s'est pas souillé de sang, et, soit hasard, soit instinct, soit bonheur,
n'a pas de crimes à se reprocher. Le rôle conciliateur est-il réservé
à Léonard, type de la génération naissante qui a assisté à nos luttes,
vu nos misères, partagé nos folies, mais qui est restée pure de nos
horreurs? Le rôle de cette génération sera dans tous les cas im-
mense; elle aura beaucoup à oublier et beaucoup à apprendre. Elle
26 REVUE DES DEUX MONDES.
aura surtout à bien peser ces paroles adressées à notre héros tra-
gique par son bon génie : « Tu veux saluer le soleil nouveau, et tu
fixes pour cela tes yeux sur le point le plus haut du ciel. Regarde
plutôt à tes horizons! » — Regardons à nos horizons! mesurons
bien et cultivons le champ laissé à notre action individuelle, remon-
tons du connu à l'inconnu, de nous-mêmes au genre humain, et qui
sait si nous ne nous retrouverons pas en face du dieu perdu?
Quoi qu'il en soit, il est certain, hélas! que nous ne sommes pas
au bout de nos épreuves , et que la comédie infernale sera encore
pour longtemps le drame de l'avenir. Les dangers que court la so-
ciété nous feront encore plus d'une fois préférer l'ordre établi à
l'ordre moral, et nous nous surprendrons en plus d'une occurrence
à invoquer les fantômes du moyen âge dans la crainte du spectre
rouge, à jouer aux fils des croisés sans être même enfans de la
croix, et à nous proclamer papistes sans être catholiques.
A vrai dire, et pris dans un sens plus général, le problème que
développe la Comédie infernale n'est nullement restreint au temps
présent; il a déjà traversé plus d'une phase et trouvé son expres-
sion dans plus d'un chef-d'œuvre. Le problème n'est autre que la
lutte de V idéal et de la société, la situation faite à l'homme qui,
portant dans sa conscience un type rêvé de justice et de bonheur,
veut le retrouver dans le monde qui l'entoure ou le lui imposer.
Déjà le moyen âge avait essayé de formuler poétiquement ce pro-
blème dans la création du Perceval, ce héros à l'âme pure et aux
hautes aspirations, qui prend les premiers passans pour des anges,
cherche à travers des épreuves et des luttes sans nombre une cité
idéale, et finit par la trouver (ce qui est très conforme au génie
ascétique de l'époque) dans un ordre monastique et mystérieux, au
milieu de ces templistes, gardiens du Saint-Graal, dont il devient
le roi. Mais c'est surtout Shakspeare qui a créé dans Hamlet le type
éternellement tragique de l'homme placé entre l'idéal et la société,
de riiomme tel que l'ont fait la renaissance et la réforme : avec une
immense étendue de connaissances sans nulle puissance intérieure
pour la gouverner, avec le don précieux de regarder toute chose
sous ses divers aspects sans une certitude instinctive et naïve, avec
cette conscience chatouilleuse et sensible, devenue par cela même
plus hésitante, plus incertaine devant le bien comme devant le mal,
enfin avec cette imagination excitée et exubérante, qui ne supplée
que trop souvent par le factice à l'absence de volonté ou de force.
Magnifique est l'idée qu'Mamlet se fait de l'homme dans l'abstrac-
tion de sa philosophie; il le trouve « si semblable à Dieu, si grand,
si sublime! » Combien peu conforme à cet idéal lui paraît en même
temps la société au milieu de laquelle il est appelé à vivre! Qu'il
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 27
sait bien railler et flétrir les fourbes et les méchans qui régnent et
gouvernent, «les politiques qui voudraient tromper jusqu'au bon
Dieu, » et que son âme est pleine de tristesse indignée contre « les
fléaux et les injures du monde, les injustices de l'oppresseur, l'ou-
trage de l'honneur superbe, les délais des lois, l'insolence des ma-
gistrats et les mépris que des gens infâmes font subir au mérite
patient!... » Ses nobles inspirations, ses intérêts les plus chers,
enfin des sommations venues de l'autre monde, tout l'engage et le
pousse à entreprendre une œuvre de réparation. La tâche est pour
lui en quelque sorte une question personnelle : il a un père à venger
et un trône à reconquérir; mais, placé en face de cette tâche, il
faiblit, il hésite, il se perd. Sa conscience raffinée lui suggère en
même temps les scrupules les plus subtils, ainsi que les cruautés
les plus perfides , et , après avoir tout pesé et scruté , il arrive à
l'étrange conclusion que u rien par soi-même n'est ni bon ni mau-
vais, et que notre penser seul le fait tel ! » Il se rejette dans l'ima-
gination, et noie toute action dans des monologues profonds et
brillans. Il se compose un drame, se donne lui-même en spectacle
et jouit de son succès en artiste; il choisit les moyens les plus ingé-
nieux pour l'objet le plus simple, et oublie le but pour les moyens.
A force d'avoir voulu tout prévoir et ne laisser rien ni au hasard ni
au remords, il finit par devenir le jouet des plus fortuites circon-
stances, et par commettre des crimes aussi atroces qu'inutiles. Il
épargne l'ennemi et frappe les seuls êtres qui l'avaient aimé ou
ceux qui ne lui avaient fait aucun tort, et se juge lui-même par ces
paroles douloureuses, qui témoignent à la fois de son désir du bien
et de son impuissance à l'accomplir : « Le monde a déraillé; honte
et malédiction que ce soit moi qui aie été appelé à le redresser!... »
Lo héros de la Comédie infeniale rappelle par plus d'un trait le
prince de Danemark : il a la même sensibilité et la même imagina-
tion; il aime à faire des monologues et à se composer un drame;
aux aspirations généreuses et élevées il joint la faiblesse et l'im-
puissance, et sa conscience, raffinée à l'excès, finit par s'endurcir et
se prêter aux actions les plus cruelles. On pourrait découvrir plus
d'un ressort commun à ces deux œuvres, et la justice poétique entre
autres qui venge l'exaltation voulue du comte Henri par la démence
de sa femme est presque la même qui punit le jeu feint d'Hamlet
par la folie trop réelle d'Ophélia. Qu'on ne se méprenne pas pour-
tant : si le caractère est resté le même, la situation s'est aggravée
et est devenue beaucoup plus désolante. Le héros du poète polo-
nais ne rappelle pas seulement le type inventé par Shakspeaie : il
le continue, il le continue dans les conditions nouvelles et bien plus
navrantes encore créées par les catastrophes contemporaines. Certes
28 REVUE DES DEUX MONDES.
il est douloureux de vouloir, d'entrevoir même le bien , et de se
sentir impuissant contre le mal ; le prince de Danemark a éprouvé
ces terribles angoisses; mais il a été réservé à l'homme de nos jours
de subir un tourment bien plus affreux, — celui d'aspirer vers le
bien, et non -seulement d'être contraint à tolérer le mal, mais
même à le défendre — par la crainte du pire, par l'appréhension
de l'abîme et du néant! Hamlet défendant le règne des imbéciles et
des fripons, des Polonius et des Osric, Hamlet faisant de sa poi-
trine et de son cœur un rempart au trône du brigand couronné Clo-
dius , et tout cela pour échapper à la logique avinée des fossoyeurs,
qui trouvent que « la plus haute noblesse jdevrait appartenir aux
tanneurs et aux croque-morts : » à coup sûr l'ironie est amère, sata-
nique! C'est pourtant là le rôle dévolu au comte Henri, le combat
auquel est appelé quelquefois l'homme libéral du xix^ siècle. La
lutte est bien autrement triste et décevante qu'elle ne l'a été dans
des temps encore assez rapprochés des nôtres, car dans cette lutte
nous nous surprenons à manquer non-seulement de foi, mais souvent
même de bonne foi, et le drame devient d'autant plus poignant que,
pour être tragique et infernal, il n'en ressemble pas moins parfois
à une comédie.
III.
Une chose frappe surtout dans l'ensemble de l'œuvre du poète
anonyme : la marche en quelque sorte descendante de son esprit des
questions universelles, embrassant toute l'humanité, à des ques-
tions nationales et psychologiques. Le phénomène est d'autant plus
surprenant que ce n'est pas là la marche ordinaire du génie poé-
tique. Prenez Dante, Shakspeare ou Goethe; ils s'élèvent tous gra-
duellement du spécial au général, du fini à l'infini, de la Vita nuova
au chant du Paradis , du drame historique et national et de Ro7tiéo
aux conceptions vastes et profondes de Macbeth et d' Hamlet, de Wer-
ther et de Goetz von Berlichingen aux secondes parties de Faust et
de Wilhelm Meister. Sans sortir des régions de la poésie polonaise,
la carrière de Miçkiewicz oflre au plus haut degré le spectacle d'un
développement toujours ascendant. Il débute par des ballades et
des romances empruntées aux traditions et aux légendes populaires,
c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus inhérent au sol natal, de plus cir-
conscrit par l'horizon domestique. \\ s'élève ensuite au conte de
Grazyna, où se reflètent les souvenirs d'un passé féodal, et au Wal-
lenrod, où se laisse voir le présent de la nation avec toutes ses
préoccupations fiévreuses; on y entend déjà le tocsin de 1830. En-
suite le Sieur Thadée représente la vie nationale dans l'ensemble
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 29
de ses mœurs , souvenirs et coutumes , dans les détails les plus mi-
nutieux et les plus intimes de son existence, et ce n'est qu'alors que
le poète, dans ses Pèlerins et dans le Konrad des Aïeux, aborde les
problèmes de l'avenir. C'est tout le contraire chez le poète ano-
nyme. A l'âge de vingt-trois ans et au début même de sa carrière,
il s'élance du premier vol au plus haut degré de la spéculation, en-
veloppe d'un seul regard la société tout entière; mais cette sphère
une fois parcourue, ou plutôt traversée,, il n'a garde d'y retourner:
il replie à dessein ses ailes et se trace des cercles de plus en plus
étroits, et le choix des genres successivement adoptés par le poète
est comme une image de ce développement intérieur. Pour ses pre-
mières œuvres, il affectionne le drame allégorique, la forme la plus
vaste et la plus libre que puisse trouver l'inspiration; puis il s'as-
treint au conte, au conte fantastique, il est vrai, ou plutôt vision-
naire, mais déjà bien plus uni et régulier que l'allégorie dramatique,
et il finit par arriver, en dernier lieu, à l'expression la plus concen-
trée et la plus individuelle, à un lyrisme mesuré et sévère.
On pourrait sans doute chercher à expliquer ce phénomène d'un
développement si différent chez Miçkiewicz et chez le poète ano-
nyme par des circonstances purement extérieures, en se rappelant
que Miçkiewicz avait longtemps vécu dans son pays et n'était arrivé
que graduellement à une position pour ainsi dire cosmopolite, tan-
dis que le, poète anonyme avait été de bonne heure violemment jeté
dans les contrées, les idées et les préoccupations de l'Occident, et
n'est revenu que par l'effort de la pensée et de la volonté aux sen-
timens et aux besoins de la patrie. Il y a cependant une cause
bien plus profonde et plus inhérente à ce phénomène. Une ques-
tion morale prime ici la question historique ou littéraire, et le dé-
veloppement concentrique du génie du poète répond à l'idée prin-
cipale qu'il s'était formée sur les devoirs du présent, sur la mission
de l'homme et des nations dans l'époque critique que nous tra-
versons. La Comédie infernale a été plutôt un adieu qu'un salut,
adressé par le poète aux inspirations humanitaires; elle a été une
protestation énergique contre la fatale illusion du siècle, qui croit
pouvoir régénérer l'humanité sans avoir d'abord régénéré l'homme,
et établir le droit universel sans avoir d'abord affermi l'individu
dans ses devoirs. Le beau précepte que (( pour saluer le soleil le-
vant il fallait surtout regarder aux horizons , » le poète était ré-
solu à le pratiquer. Il regarda à ses horizons -, il s'efforça de re-
connaître de plus en plus le champ laissé à son action et à sa
bonne volonté, de définir toujours plus rigoureusement la mission de
l'individu dans le milieu où il se trouve placé, et c'est ainsi qu'en
rétrécissant successivement les cercles il arriva à un point, à l'âme
30 REVUE DES DEUX MONDES.
humaine, à V âme polonaise, selon le mot national, « à ce point im-
perceptible qui a en même temps une périphérie infinie, puisqu'elle
contient Dieu. »
Au premier aspect pourtant, la seconde œuvre qui suivit de bien
près la Comédie infernale (1836) lui ressemble à plus d'un égard.
Au point de vue de la forme, c'est encore une allégorie dramatique,
aux scènes changeantes, hardiment esquissées et entrecoupées de
digressions lyriques. Quant au sujet, il représente aussi la chute
d'un monde, l'écroulement d'une société. Toutefois ce qui dis-
tingue dès l'abord VIridion de la Comédie infernale, c'est que le
drame ne s'y joue plus dans l'avenir; il s'accomplit dans un passé
bien connu et déterminé. Avec une rare intelligence des grandes
conceptions, le poète s'est placé au nœud même de ces trois élé-
mens : — l'élément classique, l'élément barbare et l'élément chré-
tien, — dont le tissu, providentiellement combiné et développé par
les siècles, a formé la civilisation moderne Le triple nom que porte
le héros du poème, — Iridion, Sigurd, Hieronymus, — indique déjà
ce point d'intersection dans l'histoire de l'humanité où se trouve
fixé le drame. Est-ce grâce à ce fond historique en général que cette
seconde œuvre a sur la première l'avantage d'un dessin plus ferme
et plus plastique? Ne doit-on pas l'attribuer bien plutôt au monde
spécial choisi cette fois par le poète, à ce monde antique dont le
génie, pris même dans l'époque du déchn, semble avoir le don de
prêter à tout ce qu'il touche de la clarté et de la transparence? Il
est certain, dans tous les cas, que cette seconde composition a plus
de relief et d'ordonnance harmonieuse que la Comédie infernale -,
les figures n'y sont plus de simples symboles, elles ont des traits
marqués du burin le plus ferme, elles ont un grand cachet d'indi-
vidualité; les caractères sont largement développés. Cependant ce
qui distingue le plus ce poème, comparé à la Comédie infermile^
c'est qu'au lieu d'une tendance humanitaire et cosmopolite il a une
portée patriotique : il vise à une situation spéciale faite à la Po-
logne depuis son démembrement, et qu'il ne faut pas oublier.
L'histoire connaît sans doute plus d'iln pays qui a rongé avec
désespoir les chaînes de la domination étrangère, elle connaît même
des nations qui, comme la Grèce de nos jours, se sont réveillées
dans toute l'énergie du sentiment patriotique après des siècles
d'oppression ; mais à l'exception de l'Espagne sous le joug des
Maures, elle n'oflre peut-être pas une nation qui, autant que la
Pologne, ait lutté contre son assujettissement. Un siècle s'est écoulé
depuis le partage de la Pologne, et combien de soulèvemens ne
compte- t-elle pas déjà dans ses annales, combien d'efforts toujours
domptés et toujours renaissans! Et quelle amertume aussi ne dut
LE POÈTE ANOiNYME DE LA POLOGNE. 31
point s'amonceler dans des cœurs meurtris et obstinés à battre!
N'oublions pas surtout que la plupart des générations nées après le
partage n'ont point connu dans sa réalité vivace cette patrie pour
laquelle elles combattaient sans cesse, que la patrie n'était pour elles
qu'un souvenir douloureux, le souvenir d'un grand grief, d'un crime
resté impuni et appelant la vengeance. Notons aussi qu'au démem-
brement matériel avait répondu un démembrement moral, un mou-
vement d'émigration qui se renouvelait après chaque catastrophe,
et qui avait sa seule raison dans un sentiment permanent de protes-
tation contre l'œuvre des envahisseurs. De là est sortie toute une
situation étrange, en dehors des règles ordinaires de la vie d'un
peuple, une situation constamment tendue, fiévreuse, délétère, et
qui minait à plus d'un égard la moralité de la nation, qui menaçait
de pervertir chez elle le sens du droit et du juste. Ce n'est pas seu-
lement par ce qu'elle se permet contre l'opprimé que la domination
étrangère est odieuse ; elle l'est encore bien plus peut-être par ce
que l'opprimé se croit permis contre elle.
L'existence faite à la Pologne par le triple joug se résumait, à l'in-
térieur, dans la nécessité de simuler et de dissimuler, dans la ruse
élevée à la hauteur d'un devoir civique, dans l'art de tromper les
maîtres devenu une vertu. A l'extérieur, pour les enfans rejetés dans
l'exil, elle créait la mission de lutter contre l'ennemi sur tous les
champs de bataille et par toutes les voies. Le seul exemple de Bem
suffit pour faire entrevoir le péril que peut courir le sentiment intime
d'une nation dans une pareille lutte à outrance. Que le soldat glorieux
d'Ostrolenka et de la Transylvanie ait embrassé la foi de Mahomet
dans l'unique espoir de guerroyer encore contre les Russes, certes
cela peut démontrer à quelle éclipse de sens moral est sujette parfois
l'âme la plus héroïque; mais que le renégat illustre n'ait rien perdu
pour cela de son prestige auprès de la nation la plus fervente dans
sa foi et dont toute l'histoire ne fut qu'un combat sans relâche
contre l'islamisme, que le paysan de Posen ait continué à entendre
et à saluer dans le son des cloches de son église le nom toujours
magivque et vénéré de « Bem, » ceci est tout autrement grave et
montre de quels sentimens la nation est animée pour ceux qui l'ai-
ment. Et que dire de ces idées d'un panslavisme vengeur qui com-
mençaient à germer et à égarer les esprits précisément à l'heure où
le, poète anonyme méditait sa seconde œuvre? Que dire de cette doc-
trine étrange, satanique, qui prêchait le suicide pour pouvoir donner
la mort, qui recommandait la servitude volontaire, l'accord avec le
plus cruel, mais aussi le plus fort des adversaires, pour se venger
des moins coupables, et se complaisait dans l'espoir de préparer un
nouvel Attila à ce monde resté spectateur impassible de la crucifi-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
cation d'un peuple?... Aux heureux de la terre, à ceux qui jouissent
d'une patrie indépendante et libre, il est difficile, il est presque im-
possible de comprendre tout l'enfer de tentations, de supplices, qui
se résume pour un peuple subjugué dans ce seul mot : l'esclavage;
mais le poète anonyme comprit cet enfer et en frémit. En se plon-
geant dans les profondeurs de « l'âme polonaise, » il y rencontra
tout d'abord ce courant d'idées sombres, farouches, « et il eut froid.»
11 eut peur de ce sentiment national qui ne se nourrissait que de
haine contre les dominateurs ; il eut peur de cet amour de la patrie
plus fort que la mort, mais qui n'avait que' des pensées de mort. Il
voulut donner un avertissement à son peuple, et il ècvW\i\ Iridion.
La douleur patriotique née de l'oppression étrangère, le poète
anonyme la représenta dans tout ce qu'elle pouvait avoir de plus
beau et de plus légitime. Quoi de plus émouvant en effet, de plus
attrayant pour notre imagination que le souvenir de l'Hellade, terre
classique de l'art, de la poésie, de la liberté et de cet amour de la
patrie qui enfanta tant de héros et tant d'actions illustres? Quoi
de plus justifié aussi que le ressentiment d'un descendant de Thé-
mistocle et de Miltiade contre « le peuple né d'une louve, » contre
ce Romain arrivé jadis à Gorinthe comme ami et libérateur, puis
devenu le maître cruel et orgueilleux de la Grèce et du monde en-
tier ? Le drame nous montre le génie hellénique méditant une grande
œuvre de vengeance après des siècles d'assujettissement et d'op-
probre. L'action est placée à l'époque des Caracalla et des Hélio-
gabale, au temps du plus profond abaissement de l'empire, lors-
que Rome n'avait plus de grand que sa monstruosité, et semblait
donner une prise facile à toute tentative courageuse. Ainsi rehaussée
par l'éclat d'un passé magnifique, justifiée par les griefs les plus
fondés, favorisée par les circonstances les plus propices, l'entreprise
d' Iridion porte encore en elle une autre garantie de succès : elle
n'est pas éclose subitement de la pensée et de la volonté d'un seul
âge, elle est le fruit d'un long et douloureux travail ; elle a été pré-
parée de bien loin par une génération qui s'était résignée d'avance
à semer sans récolter et à ne vivre que dans ses successeurs. C'est
là la pensée profonde du prologue, où se dessinent deux person-
nages qui sont destinés à mourir avant que le véritable drame n'ait
commencé, mais qui donneront le jour au futur héros, au fils delà
vengeance.
Amphiloque, Hellène de race illustre et qui comptait Philopœmen
parmi ses ancêtres, avait ressenti toutes les douleurs de son peuple
subjugué; «esclave par sa nation, il fut par son esprit un ven-
geur. » Avec la clairvoyance de la haine, nous dirions presque de
la haine d'émigré, il avait aperçu à l'horizon encore serein le point
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 33
noir d'où devait un jour venir la tempête, et pressenti dans la race
barbare des Germains les destructeurs futurs de la ville éternelle.
11 se rendit dans la Chersonèse cimbrique, « dans la terre aux tor-
rens argentés » et au milieu de ces peuples Scandinaves, non pas
pour les entraîner vers l'ennemi commun, mais pour y trouver une
épouse : un oracle lui avait prédit que d'une telle alliance naîtrait
le malheur de Rome. L'opposition du génie hellénique cultivé jus-
qu'au raffinement et du génie germain inculte et héroïque est indi-
quée brièvement, mais avec un art supérieur. Le Grec fixe son choix
sur la plus pure des vierges, sur Grimhilde, la fille du roi Sigurd,
la grande -prêtresse d'Odin : c'est l'Othello civilisé charmant une
Desdemona barbare. « Je ne connais pas ta patrie, lui dit-elle, tes
ennemis, je ne les connais pas; le pays où tu me mènes, je ne l'ai
jamais vu, même dans mes songes. Et pourtant j'irai, ô malheu-
reuse, ô vierge déshonorée, j'irai frappée de la malédiction d'Odin. »
Une réelle grandeur empreint cette scène où Grimhilde vient s'as-
seoir pour la dernière fois sur la pierre sacrée et chanter son der-
nier chant dans la forêt sainte du, dieu du Nord, au milieu des
chefs de hordes, des seigneurs des champs, des rois de la mer et
de leurs matelots. Inspirée, les yeux plongés dans l'espace infini,
elle pressent les siècles qui viendront, entend le marteau de Thor
réduisant en poussière les casques et les boucliers, les crânes et les
poitrines des hommes; elle voit ses frères, ses peuples abandonner
(( la terre aux torrens argentés » et se précipiter sur une ville im-
mense, une ville à sept collines, dont elle essaie en vain de trouver
le nom : ce nom la sufïbque et ne peut s'échapper de sa poitrine
torturée. Alors le Grec s'avance hors des rangs de la foule haletante;
à la stupéfaction et à l'indignation de tous, il franchit la terrible
enceinte, et, penché sur la prêtresse, il lui dit : « Par le nom de
Homa, nom de tes ennemis et des miens, je te rappelle à la vie I —
Lève-toi, Grimhilde. » Puis il se tourn;> vers la foule, et trois fois
il crie Uomal La jeune fille se lève, répète après lui le nom mys-
térieux, et elle suit l'étranger comme l'épouse suit l'époux...
C'est de cette union si étrangement assortie par le destin, c'est de
ces deux époux établis dans une île de la mer ionienne où tout rap-
pelle le passé, que naissent deux enfans, gages d'amour, gages
surtout de vengeance, deux enfans qu'Amphiloque, au retour de
ses expéditions dans les archipels voisins, bénissait pendant leur
sommeil en leur disant : « Souvenez-vous de haïr Piome ! Devenus
grands, que chacun de vous la poursuive de sa malédiction : toi,
par le fer et la flamme; toi, par l'inspiration et toutes les perfidies
de la femme. » Le prologue finit par le tableau émouvant de la
mort de Grimhilde.
TOME XXXMI. 3
3â REVUE DES DEUX iMONDES.
Bien des années ont passé, et nous voici à Rome. Amphiloque y
a transporté les cendres de sa femme, ses pénates et sa haine, Il
est mort, lui aussi, et il a légué sa pensée à son fils, beau comme
un demi-dieu, « mais pâle de tout le sang romain qui manquait à
ses joues. » Il lui a laissé pour conseil, pour directeur et pour ami
Masinipsa, vieillard qu'il avait rencontré autrefois au pays des Gé-
tules un jour qu'il s'était égaré à la poursuite d'un tigre; c'est le
waidelote du Wallenrod classique. L'œuvre de l'Hellène a mûri,
et Iridion dispose de forces immenses destinées à être employées
contre la ville maudite. Par son père, il tient à THellade et à toute
l'Asie si profondément hellénisée; par sa<mère, à ces Germains qui
commencent à affluer en Italie et à remplir les rangs des cohortes
et des légions. 11 a pour lui le monde antique et le monde moderne;
il a même pour lui les Romains, — non pas ces affranchis abjects
que le vainqueur de Numance avait déjà répudiés avec mépris et
qui forment maintenant le senatus populusque, mais les vrais Ro-
mains, les descendans légitimes des anciens patriciens. Il y a une
très belle scène où un misérable du nom de Sporus vient assassiner
Iridion sur l'ordre du bouffon d'Héliogabale; mais il avait faim, et
dans le palais d' Amphiloque on lui a donné à manger; il avait soif,
et on lui a présenté du vin ; il a entendu ses frères les gladiateurs
bénir le nom du Grec, — et il livre à Iridion son secret et sa per-
sonne. Iridion est frappé du langage de l'esclave : « Les restes
d'une grandeur passée brillent' sur ce front comme le rayon à tra-
vers une lampe funéraire... — Ton nom? — Sporus, mais autrefois
Scipio; je t'amènerai un Verres, un Cassius, un Sylla, tous gladia-
teurs comme moi, » — et le fils d' Amphiloque se pâme de joie.
Tout cela ne lui suffit point encore ; il lui faut une vengeance plus
raffinée; il veut surtout s'assurer contre le fatum de la ville éter-
nelle. S'il parvenait à gagner contre l'empire l'empereur lui-même!
S'il pouvait faire que le successeur d'Auguste devînt l'instrument
de sa vengeance, et que le dernier des césars détruisît de sa propre
main le dernier des Romains!... Cela serait-il si impossible? îSéron
n'a-t-il pas déjà essayé de brûler la ville, et celui qui occupe main-
tenant son trône, le fol enfant du fou Caiacalla, n'est-il pas encore
plus insensé que Néron, même plus artiste que lui? Déjà du reste le
Grec a prise sur le césar : Héliogabale est tombé amoureux d'Elsi-
noé, celle qu'Amphiloque a sacrée dès l'enfance afin de poursuivre
son œuvre u par les inspirations et toutes les perfidies de la femme. »
Le drame s'ouvre précisément par les adieux d' Iridion à sa sœur,
qu'on va emmener au palais des césars. Le poète possède au su-
prême degré cet art si difficile de créer des caractères féminins, et
son œuvre contient toute une galerie de ces figures d'une origina-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 35
lité profonde et émouvante. Quant à la fille d'Amphiloque, elle a été
élevée depuis son enfance dans l'idée d'être la victime expiatoire de
la honte de ses pères et de la souffrance de milliers de nations; elle
a reçu les enseignemens de Masinissa, et les volontés de son frère
sont une loi pour elle. Pourtant, au moment fatal où sa destinée doit
s'accomplir, son âme se révolte, et elle éclate en lamentations d'An-
tigone sur son sort, sur sa jeunesse condamnée et sur sa beauté vouée
à la profanation. Iridion reste inébranlable et « défie toute tentation
de la pitié. » 11 conduit Elsinoé auprès de la statue de leur père.
« Autrefois, lui dit-il, le sacrifice de la vie d'un homme suffisait aux na-
tions; aujourd'lîui c'est l'honneur qu'il faut sacrifier... Femme, écoute-moi
comme un mourant, comme si tu ne devais plus entendre ma voix. Tu en-
treras dans la maison d'un homme exécré, tu vivras au milieu des maudits,
tu livreras ton corps au fils de l'opprobre; mais que ton esprit demeure
pur et libre! Que jamais le césar ne s'endorme sur ton sein, qu'il n'entende
parler que de prétoriens appelant aux armes, de patriciens conspirant sans
cesse, de peuples brisant les portes du palais! Et lentement, jour par jour,
goutte par goutte, enivre-le de folie et de rage, bois toute la vie de son
cœur... Et maintenant lève-toi, incline la tête. Conçue dans le désir de la
vengeance , grandie par l'espoir de cette vengeance , destinée à l'opprobre
et à la perdition, je te voue aux dieux infernaux, aux mânes d'Amphiloque
le Grec! »
Il a été donné parfois à la poésie de rendre l'histoire vraisem-
blable, et c'est ainsi pair exemple que le Richard III des chroniques
ne devient possible pour notre intelligence, acceptable pour l'ima-
gination, que dans la tragédie de Shakspeare. Lq poète anonyme a
réussi de même à nous faire croire à la réalité, à l'existence d'un de
ces césars de Rome qui, malgré Tacite et Suétone, nous sembleront
toujours des énigmes inexplicables. C'est par un art ingénieux et
profond que l'auteur est arrivé à démêler tous les élémens de cet
être bizarre et fantasque qui s'appelle Héliogabale. Né sous le ciel
brûlant de l'Asie, le fils de Garacalla devint grand-prêtre d'Émèse
à l'âge de quatorze ans, et connut toutes les voluptés sanguinaires
du culte de Mithra. A seize ans, il fut césar, maître du monde, et,
placé sur cette hauteur vertigineuse, le jeune homme épuisa vite
tous les sentimens et toutes les sensations. C'est un enfant aux in-
stincts de vieillard décrépit; il n'a plus de passion; son âme n'est
plus traversée que par le feu follet de la lubricité. Des mondes ne
pourraient remplir l'ennui de son cœur; c'est le vide incarné. Du
faîte de sa puissance, son regard ne voit qu'une chose, l'abîme où
sont tombés tant de ses prédécesseurs; la pensée de la mort le
poursuit partout, et ce qu'il redoute le plus en elle, c'est de livrer au
peuple ses membres blancs comme la neige, car il est artiste à sa
36 REVUE DES DEUX MONDES.
manière; il est amoureux de ses formes divines, et s'il doit un jour
mourir, il veut que « son sang coule sur des diamans avant d'arri-
ver à, l'Érèbe. » 11 a fait préparer une grande cour pour s'y précipi-
ter de son palais au moment du danger suprême.
On comprend maintenant les calculs que peut fonder Iridion sur
une telle âme, dès qu'elle sera secouée, torturée par un bras vigou-
reux comme le marteau de Thor, souple comme le serpent, blanc
comme le lis, — et Elsinoé sait bien son rôle. Devant cet enfant
exténué de l'Asie, elle se retrouve la vierge forte qu'a portée le
sein de Grimhilde, la ralkîrie Scandinave, aux regards superbes
et aux suprêmes dédains. Que lui parle-t-il, le césar, de ses divi-
nités de la lumière, et du génie de la nuit, et de ses sacrifices ad-
mirés par les premiers pontifes de l'Orient? La fille des glaces et
des neiges méprise les dieux efféminés qui se noient dans les fumées
de l'encens, bercés par le son des flûtes et arrosés du sang des bi-
ches et des enfans nouvellement nés! Il est bien autre, son dieu à
elle, le dieu de sa mère, l'Odin fait de chêne et d'acier, qui, tran-
quille sous les pluies, le givre et les vents, tient dans sa main une
coupe fumante du sang des héros, et regarde les mers du ^^ord se
brisant à ses pieds! Que lui parle-t-il de partager ses magnificences,
sa grandeur et sa puissance infinie? On sait bien comment finissent
les césars : le premier centurion venu peut d'un moment à l'autre
enfoncer sa dague dans le cou de cygne du fils de Caracalla et jeter
aux orties cette majesté divine! Son plus proche parent, Alexandre
Severus, ne conspire-t-il pas déjà contre lui dans son propre palais,
et les cohortes ne se sont-elles pas ameutées aux portes mêmes de
la capitale? Avant de prétendre faire palpiter dans ses bras le corps
chaste d'une vierge d'Odin , qu'il essaie de ne pas trembler devant
le dernier de ses eunuques et de ses prétoriens; elle n'a pas de nuit
de bonheur pour celui qui n'a pas de lendemain! Héliogabale écume
de désir, de dépit, de rage 1 1 de peur, — de peur surtout. Oui, c'est
vrai, il est entouré de pièges et d'embûches; il sera écrasé, et il
n'est donné à personne de le sauver. . . — Si, répond la valkirie : dans
sa pitié pour le maître misérable du monde, elle a prié ses dieux
tout-puissans, et ces dieux lui ont révélé celui qui pourra assurer
pour jamais le trône du césar: mais elle ne le nommera pas, à quoi
bon? L'empereur n'aura pas le courage de faire appel à l'homme
de la destinée; il craindra ses eunuques! — Elle se laisse pourtant
arracher à la fin le nom du sauveur : c'est le fils d'Amphiloque, c'est
son frère. Héliogabale fait mander Iridion.
Le palais des césars s'ouvre donc devant le descendant de Phi-
lopœmen , et ce n'est pas en grœnihis qu'il y entre, ainsi que l'a-
vaient fait tant de ses frères, en poète timide, en rhéteur rampant
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 37
OU en amuseur méprisé : il vient en maître qui dictera ses volontés
et jettera un regard insolent à la foule hideuse qui encombre Y aida.
Il lui est facile d'augmenter encore les terreurs d'Héliogabale, de
lui présenter sa situation comme désespérée, la trahison couvant
partout et l'émeute près d'éclater sous ses pas; mais, après avoir
ainsi mis le comble aux frayeurs de l'enfant couronné, il change
brusquement de ton et lui dit de prendre courage , car dans cette
guerre éternelle entre l'homme et la ville la victoire ne restera-t-elle
pas enfin à Vhomme? Et alors il lui développe toute une philosophie
de l'histoire étrange, infernale : il lui montre Rome sans cesse en
lutte avec ses empereurs, leur rendant tout gouvernement impos-
sible, rêvant toujours la république, et se vengeant de ses maîtres
par l'opposition stoïque ou par la méchanceté spirituelle, soudoyant
les émeutes des prétoriens. Rome a conspiré sans cesse et massacré
ses césars : eh bien! que César soit à son tour le conspirateur,
qu'il frappe mortellement sa mortelle ennemie! Il ne s'agit pas ici
d'Alexandre Severus, de telle cohorte ou de tel sénateur : il s'agit
du grand et implacable persécuteur, de cette cité de tout temps
acharnée contre les successeurs d'Auguste; il s'agit de la ville éter-
nelle, — pas plus éternelle cependant que Rabylone ou Jérusalem.
Que le fils de Caracalla ait une volonté ferme, qu'il devienne ce que
quelques héros seulement ont osé être, qu'il devienne destructeur,
et laisse la ville toujours rebelle en héritage aux serpens et aux
scorpions! La source du mal une fois tarie, il retournera au pays où
il est né, « là où les hommes parlent librement aux étoiles, » sous
ce beau et radieux ciel de l'Asie, et il y fondera un nouvel empire.
Délivré de nuits sans sommeil, pontife et césar à la fois, ressem-
blant aux demi-dieux égyptiens, il passera des jours heureux au
milieu des vapeurs odorantes de l'aloès et de la myrrhe; les grands
noms du passé s'éteindront devant le sien, et il n'y aura plus ni
sénateurs ni légistes rêvant la république et osant se moquer de
Mithra ou rire des manches pendantes du costume oriental de l'em-
pereur... La perspective est d'une horreur sublime, faite pour em-
braser le cerveau d'un fils de Caracalla; mais ce qu'il y a de saisis-
sant dans celte scène fantastique, c'est qu'elle a un côté réel, qu'elle
décèle une pensée qui germera dans l'avenir et deviendra une fata-
lité historique. Les temps arriveront en effet où les césars se retire-
ront peu à peu de la ville baignée par le Tibre, où ils sacrifieront
Rome pour sauver l'empire, où enfin Constantin transportera en
Orient la capitale de l'univers, et il est curieux de voir ainsi dans
cette scène la vengeance et la folie pressentir l'œuvre future des
siècles. Quant à l'exécution de ce plan destructeur, que César se
repose en toute confiance sur le fils d'Amphiloque. Il laissera péné-
38 REVUE DES DEUX MONDES.
trer dans la ville les troupes ameutées et qui sont en marche pour
acclamer Alexandre Severus; il fera avancer contre elles les préto-
riens restés fidèles, et pendant que ces deux armées s'entr'égorge-
ront, il lâchera les esclaves, les gladiateurs, les barbares, et « les
confesseurs du prophète nazaréen.» La mêlée sera grandiose, la
dévastation générale, et il en sortira la ruine de Rome et la paix des
successeurs d'Auguste. Héliogabale est fasciné par cette poésie du
néant; le frère d'Elsinoé lui paraît un Prométhée qui a su ravir le
feu du ciel. Il le nomme préfet du prétoire, remet en ses mains les
insignes du commandement et lui confie la fortune des césars.
L'unique et grave souci d'iridion n'est plus que du côté des
chrétiens, ces « confesseurs du prophète nazaréen, » dont on vient
d'entendre pour la première fois prononcer le nom, mais qui ont
été depuis longtemps l'objet de la sollicitude du fils de la ven-
geance, car Masinissa lui avait prédit que du sein de ces sectaires
pourrait venir le seul danger d'une seconde renaissance de Rome.
A part même cette sinistre prévision, la société chrétienne doit né-
cessairement entrer dans les calculs de celui qui veut réunir tous
les élémens de l'empire pour les déchaîner contre l'empire lui-
même. Obscure, méprisée, persécutée et menant une vie souter-
raine, la communauté nouvelle ne s'est pas moins recrutée de tout
ce que le monde d'alors recelait de vivace, aussi bien parmi les Ro-
mains que parmi les Barbares; elle a grandi, elle est devenue une
force imposante. Déjà Alexandre Severus a dû compter avec elle:
il s'est fait chrétien. Le fils d'Amphiloque, lui aussi, s'est affdié à
ces adorateurs d'un Dieu crucifié; il s'est fait baptiser. Iridionpour
les Grecs, Sigurd pour les Germains, pour eux il s'appelle Hiéro-
nymus; mais c'est seulement un signe extérieur et un nom qu'il leur
a empruntés. Il n'a rien compris à leurs dogmes mystiques, et leur
doctrine de résignation et de pardon ne fait que l'irriter; il recon-
naît vaguement que de là naîtra pour lui la plus dangereuse des
résistances. Il ne désespère pourtant pas d'enchaîner cet élément
rebelle. 11 prend confiance en voyant poindre dans l'câme des plus
jeunes, au milieu des sentimens de charité et de pardon, de secrètes
et involontaires malédictions contre les bourreaux.
Après la Rome du Forum et des palais, c'est ici la Rome des ca-
tacombes. L'histoire et la poésie se sont plu maintes fois à opposer
ainsi l'empire du Christ à l'empire des césars, la pureté des chré-
tiens primitifs à la corruption abjecte du paganisme expirant, et
elles en ont tiré une glorification du vrai Dieu qui, pour être écla-
tante, ne manquait pas moins d'équité. La comparaison ne serait
équitable en effet que si en face du monde nouveau dans toute la
plénitudo <]n sn vigoureuse jeunesse et dans la pureté de ses ori-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 39
gines on plaçait le monde antique dans ce qu'il a eu de vrai et de
bon, dans la beauté de son époque virile. L'avantage n'en resterait
pas moins à coup sûr à la loi nouvelle, il serait même bien plus
grand encore; mais les proportions n'auraient point été faussées à
plaisir. Auprès d'un cadavre, tout être animé triomphera à peu de
frais. Quoi qu'il en soit, l'auteur anonyme s'est gardé de commettre
une telle injustice. La conception de cette figure symbolique de
l'Iridion, idéal de l'Hellade ancienne et héroïque, a permis au poète
de faire pour ainsi dire violence aux temps, de rapprocher des
époques éloignées, et de placer en face du christianisme, plein de
sève et de vie, le génie classique dans la plus belle de ses manifes-
tations. Du paganisme de cet âge de décadence, le poète n'a pris
que la seule chose grande qui relève l'ère néfaste des césars : le
grand esprit de législation qui, sous le plus inique des régimes,
rassemblait les assises du code futur, de ce droit romain réservé
à un avenir si glorieux. Avec un rare bonheur, le poète a su faire
du célèbre légiste Llpien le représentant vigoureux de l'ancienne
vertu romaine en même temps que l'antagoniste décidé des iNaza-
réens. L'âme de Gaton habite le sein de ce confident d'Alexandre
Severus, pour l'avènement duquel il conspire en vrai fils de la
belle antiquité. Imbu de la philosophie stoïcienne, portant dans son
cœur l'image de la cité autrefois si glorieuse et libre, Ulpien ne
Croit pas cependant le retour à la république possible : c'était déjà
trop tard même aux jours de Gassius; il supplie seulement les dieux
de donner à Rome un maître qui rajeunisse l'empire décrépit, dût-on
voir dans sa main, au lieu de la branche d'olivier, la hache des
licteurs. Mais qu'on ne lui parle pas de la foi à un Dieu crucifié, et
qu'on n'y cherche pas surtout un moyen de force nouvelle! On ne
réédifiera jamais la ville éternelle qu'à l'aide des choses sur les-
quelles elle s'était élevée jadis : « les rits mystérieux des ancêtres
et leur inflexible audace. »
G-e n'est pas là toutefois la négation suprême de la doctrine du
Sauveur. Gette négation, le poète l'a incarnée dans cette figure de
Masinissa, qui est peut-être la conception la plus profonde et la
plus originale du drame. Le conseiller d'Iridion n'est point un
simple waideloie; c'est le génie même du mal, c'est le Satan en
personne, — mais le Satan ingénieusement réduit aux proportions
antiques, tel qu'aurait pu l'imaginer une mythologie toujours amou-
reuse de la beauté et de la sérénité , même dans les plus lugubres
de ses créations. Masinissa n'a ni l'ironie amère et désespérante
de Méphistophélès , ni la fureur immense de l'ange déchu de Mil-
ton : c'est un vieillard majestueux et grave. Ne cherchez pas en
lui cette « négation éternelle et infinie » que Goethe a prêtée au
40 REVUE DES DEUX MONDES.
mal : sa haine est au contraire bien déterminée, et pour ainsi dire
toute plastique. Le christianisme lui répugne par ce qu'il devait
avoir de profondément blessant pour tout esprit vraiment antique,
par l'absence apparente d'énergie virile et de formes gracieuses.
La doctrine de soumission et de résignation que prêchent sans cesse
les confesseur^; de la croix lui paraît indigne d'un esprit mâle et
d'un homme libre; il la nomme une lâcheté, et il n'y a pas jusqu'à
cette réhabilitation de la femme, un des bienfaits immenses de
ri^ivangile, qui ne révolte tous ses instincts. « Ils adorent une fille,
dit-il, un être dont l'enfance est éternelle et la vieillesse précoce;
des débris de la volupté ils ont créé je ne sais quel couple mys-
térieux, et ils se sont prosternés devant la femme, devant l'esclave
du mari!... » Ainsi, peu fait pour inspirer des actions vigoureuses,
l'idéal chrétien lui semble de plus essentiellement laid, u Ils sont
tout adoration pour ce corps crucifié, pour ces traits qu'ils imagi-
nent si beaux dans ce qu'ils nomment le triomphe de l'amour!...
Ils ne l'ont pas connu, ils ne l'ont pas vu, quand il agonisait en
proie aux hideurs de la souffrance, quand il s'affaissait sous la
douleur, couvert de sang et les cheveux en désordre sous le vent
qui soufflait sur sa tête!... » C'est bien là le beau naturalisme du
monde ancien protestant contre le spiritualisme moderne, qui exalte
l'esprit aux dépens de la forme. Qu'on observe un instant tout ce
groupe antique que le poète a mis en opposition avec l'esprit chré-
tien, on aura une juste idée du grand sentiment d'équité et de poé-
sie qui a présidé à cette composition.
Impartial dans ses peintures du monde antique, l'auteur ne l'est
pas moins dans le tableau de la société chrétienne des premiers
temps. Il s'est bien gardé de lui prêter cette placidité béate et ce
détachement de toute passion humaine que lui attribue si volontiers
une science banale et toute de convention. Dans l'église primitive
telle que la représente le drame , l'Esprit seul est grand et infail-
lible, l'homme est faible comme toujours, sujet aux tentations et
aux chutes. Ce n'est pas que la société chrétienne ne compte des
caractères sublimes d'abnégation et de sainteté, d'une fermeté iné-
branlable et d'une pureté évangélique, tels que l'évêque Victor, ce
serviteur selon Dieu, ce chef admirable de la communauté reli-
gieuse; mais à côté de Victor et de ceux qui réalisent comme lui
l'idéal chrétien dans toute sa pureté, on voit aussi des fidèles moins
résignés, aigris par la douleur, et aspirant au soleil, à la vie. « Ils
sont des hommes, ils souffrent comme des hommes, ils espèrent
comme des hommes; il faut une base terrestre à leurs actions, et ils
voudraient arracher la croix des entrailles de la terre et la planter
sur le Forum romain. » Remarquez surtout ce Simon de Corinthe,
LE POÈTE ANOiNYME DE LA POLOGWE. M
figure épisodique, mais dessinée à grands traits, comme sait le faire
le poiHe anonyme. Il a aimé autrefois; un jour, un seul, le séparait en-
core du bonheur, quand un centurion vint lui arracher sa fiancée
pour la jeter dans le cirque Flavien. Un crâne, c'est tout ce que lui a
laissé la dent du tigre ! Depuis, il a embrassé la croix avec ferveur,
un ascétisme brûlant a épuré son âme de toute pensée de vengeance;
mais il a profondément médité sur la passion divine, il a ressenti un
amour immense au souvenir du Golgotha... « Et puisque Dieu lui-
même, pour sauver le monde, a pris un corps, pourquoi son épouse,
son église, pour sauver ce monde, ne saurait-elle prendre un corps?
Jusqu'à présent elle n'a été que par l'esprit; mais où est son tem-
ple, où est sa maison, où est sa puissance? » — a Arriver en un seul
jour, — s'écrie-t-il dans une de ses extases solitaires, — à possé-
der le monde, non celui qui étincelle sous l'or, qui gémit dans les
fers, mais ce monde immense, ce monde des âmes, et y régner en
ton nom, ô Dieu! » Vous voyez déjà d'ici le spirituel méditant le
règne sur le temporel, et dans les visions de Simon vous pouvez dis-
tinguer l'ambition future des Grégoire et des Dominique. Sur des
esprits disposés de la sorte, l'action d'Iridion ne laisse pas d'avoir
une grande prise , et il est écouté quand , au lieu de « la victoire à
la face du Seigneur » que promet Victor, il leur parle, lui, « d'une
lutte et d'un triomphe qui sont de ce monde et plus près de nous. »
Avant tout cependant le fils d'Amphiloque doit gagner à sa cause
Cornelia Metella, la vierge sainte que les chrétiens adorent. Le poète
a réuni toutes les grâces autour de cette noble victime, et le fils de
la vengeance lui-même se sent troublé par le charme divin qu'elle
exhale autour d'elle ; mais Masinissa la lui a désignée comme l'in-
strument principal et indispensable de son œuvre. Pour associer le
christianisme à son travail destructeur, pour incarner, lui a-t-il dit,
en des passions humaines « une force qui n'est pas de ce monde, »
il lui faut une temme. Ils adorent une vierge, ces Nazaréens! Eh
bien ! qu'il choisisse donc la plus pure et la plus sainte parmi leurs
femmes, qu'il l'enflamme de ses idées et qu'il la jette parmi eux!
Avec une perspicacité satanique , le terrible vieillard a entrevu le
danger que court le cœur féminin dans le mysticisme chrétien, la
pente de tout amour extatique à se matérialiser par l'excès même
de son raffinement, et il a tracé à son élève sa ligne de conduite :
« Loué son Dieu, adore chacune de ses plaies, parle avec attendris-
sement des clous qui ont percé ses membres,. . et puis détache sa
pensée du crucifié et fais qu'elle la repose sur toi... Lui, il est loin,
il a été sur la terre, il ne reviendra plus : toi, tu vis, tu existes, tu
es à ses côtés, — tu deviendras son dieu !... Quand sa tête s'appuiera
sur ta poitrine, quand son sein tressaillera comme le sein d'une es-
/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
clave, l'âme s'oubliera dans les ardeuis du corps, — et alors, ô mon
fils, mon esprit sera avec toi, tu auras alors des serviteurs dans les
catacombes! » La lutte qui s'engage entre Iridion et Cornelia, entre
l'idéal de la beauté classique et le spiritualisme ascétique "du cœur
chrétien, est un des épisodes les plus émouvans et les plus passion-
nés du drame. Le fils d'Amphiloque fait éclater devant la sainte
toute la violence de son amour et de sa haine, il l'embrase de son
souflle ardent, et il lui explique en même temps tout le passé odieux
de Rome, il lui crie d'aimer, de vivre et de venger le Sauveur. La
chrétienne résiste, mais elle est fascinée; pour la première fois elle
a peur des morts qui l'entourent, elle fait un eflbrt pour s'élancer
vers le Christ, pour fuir ce Grec qui lui apparaît toujours comme un
prophète, comme un archange. Enfin arrive le moment décisif. De-
vant le tombeau des martyrs, prenant les saints ossemens pour té-
moins, le Grec arrache le voile de Cornelia, perdue dans la prière,
et flétrit d'un impur baiser le front chaste de la vierge, qui croit re-
connaître en lui l'envoyé du ciel.
Maître de Cornelia, Iridion court à VEloim, le lieu le plus saint
des catacombes, là où sont assemblés tous les fidèles. Couvert de
son armure et le glaive dans la main, il déclare aux justes que le
temps de la résignation est passé, que la mesure est comblée. Le
moment est suprême : la division est dans la ville, le fils de i'im-
pudicité chancelle sur son trône, les prétoriens ont détourné de lui
leurs cœurs; le peuple, troublé comme la mer, ne sait à quel vent
se livrer. Dans toute l'Asie, les légions se soulèvent : aux abords du
Rhin, les Germains se révoltent, le césar et Alexandre Sevei*us se
préparent à leur dernier combat; mais qu'importe aux chrétiens le
vainqueur? Quel qu'il soit, n'aura-t-il pas sur les lèvres un blas-
phème contre le Christ? Tels sont les signes qui ont été prédits :
qu'on les reconnaisse donc, qu'on ait une volonté ferme et qu'on soit
libre!... Mais qui lui a confié le soin de conduire le peuple de Dieu?
lui demandent les récalcitrans. Qui se lèvera pour dire que c'est le
Seigneur qui l'a armé? Simon de Gorinthe se lève; c'est lui qui té-
moignera de la mission d' Iridion. Il supplie ses frères de ne pas
laisser échapper ce moment propice. De cette minute, qui ne re-
viendra plus, qu'on fasse jaillir l'étincelle de vie, car c'est en elle,
en elle seule, que dorment en germe les siècles futurs... A ce mo-
ment, Cornelia accourt, éperdue, inspirée, et criant : Aux armes!
Le témoignage de la chrétienne finit par entraîner les vacillans.
I^es barbares baptisés sont surtout heureux de trouver le Messie
dans le petit-fils de Sigurd ; les jeunes, les forts, ceux qui sentent
et qui vivent lui jurent d'être exacts au rendez-vous; les vieux,
les purs, les saints résistent et supplient. La confusion est à son
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE. AS
comble ; la terre tremble, et la communauté se disperse de toutes
parts, les uns acclamant le vengeur, les autres oriant anathème et
miséricorde. La scène reste vide, et dans VEloim ainsi délaissé des
chrétiens apparaît Masinissa au milieu des esprits infernaux qui
chantent victoire. Ici, et pour cette seule fois, le génie du mal
semble sortir du cadre que lui a ingénieusement tracé le poète :
pour cette seule fois, il prend les proportions démesurées du Satan
chrétien et trahit la haine immense de Lucifer ; mais aussi le spec-
tacle qu'il vient de voir était bien fait pour gonfler son orgueil. Il a
vu la première scission survenir dans cette communauté chrétienne
fondée sur la paix, l'union et l'amour, et cette scission lui apparaît
comme le présage de tous les schismes futurs, des persécutions au
nom de la foi et des guerres religieuses qui déchireront dans les
siècles à venir l'humanité, que le Christ a voulu racheter. Son âme
se dilate à cette espérance, et il jette le défi au Christ, à l'ennemi :
« Ennemi! tu sais que l'esprit des hommes s'est égaré depuis le premier
printemps du monde. Dorénavant il ne se passera pas de jour où, disputant
de ta nature et de ta substance, ils n'éveillent de stériles querelles!
« En ton nom, ils vont se lever et détruire, massacrer et brûler; en ton
nom, ils vont, extatiques abrutis, s'enfermer, se taire et pourrir.
« Et ils te crucifieront sans cesse dans leur sagesse comme dans leur
ignorance, dans leur raison comme dans leur folie, dans les prières de leur
sommeillante humilité comme dans le blasphème de leur orgueil!
« Au sommet de ton ciel, tu videras, toi, la coupe d'amertume jusqu'à
ce que tu les maudisses à leur tour!
« Au sommet de ton ciel, au milieu de ta toute-puissance et de ta gloire,
tu sauras enfin la douleur, tu sauras ce que c'est que notre enfer! »
Le dénoûment approche, et Iridion redouble d'activité. Envoyé
par le césar pour traiter avec les troupes révoltées qui sont en
marche sur la ville et auxquelles est venu se joindre Severus, il les
irrite à dessein et rend tout accommodement impossible. Revenu à
Rome, il dispose les prétoriens pour les mener au combat contre les
envahisseurs, et en même temps il apprête les esclaves, les gladia-
teurs, les barbares, pour qu'ils tombent sur les deux partis, mas-
sacrent et incendient la ville dès qu'ils l'auront vu apparaître à la
tête des chrétiens. Il retourne encore chez Héliogabale pour lui ar-
racher le dernier signe du pouvoir, l'anneau impérial où se trouve
gravé le génie de Rome. Possesseur de ce talisman, il ne songe plus
au fils de Caracalla; mais un autre a pensé à l'enfant couronné :
« Elsinoé.— Et lui, que deviendra-t-il?
« Iridion. — Que m'importe sa vie ou sa mort? Ce qu'il a été (montram la
bague), le voici dans ma main; ce qui reste de lui ne vaut pas une pensée de
moi.
àh REVUE DES DEUX MONDES.
« Elsinoé. — Alors approche-toi , plus près encore; entends-tu ma voix
siffler?...
« Iridion. — Qu'aS-tu, ma sœur, que veux-tu de moi? Ta main tremble
dans la mienne, et à travers mon armure je sens les battemens de ton cœur.
a Elsinoé. — Que les yeux sous lesquels je me suis fanée s'éteignent ! que
les deux bras qui ont enlacé mon cou retombent comme des vipères écra-
sées ! que les lèvres qui une fois ont osé toucher les miennes se consument
au milieu des flammes I...
« Iridion. — Il périra. «
Enfin le moment de l'exécution est là. Tous ont tenu leur parole;
les Nazaréens seuls n'arrivent pas... Qu'attendent-ils? Simon a pour-
tant juré d'être à trois heures à la tète des siens; tout l'espoir du
vengeur est en eux. L'angoisse d'Iridion est extrême; « c'est l'an-
goisse de Prométhée quand un nuage seulement le séparait de la
flamme qu'il devait ravir. — Pourquoi te taire? Parle -moi, Masi-
nissa; vive mon Hellade! — Je me tais, répond le vieillard, parce
que l'heuie marquée pour leur arrivée vient de passer sur nos tètes,
et que chaque plume de son aile bruissait à mon oreille comme un
rire moqueur. » Le fils d'Amphiloque sent que le travail de toute
sa vie lui échappe; il se précipite de son palais vers le lieu où sont
les chrétiens, l'épée à la main, la tète nue : pour vaincre, il a
assez de son glaive; pour mourir, il n'a pas besoin de casque!...
On se doute bien de ce qui s'est passé dans les catacombes. Le saint
évêque Victor a arrêté sur le seuil àEloim tous les hommes armés
qui marchaient sur la ville. Quand Iridion pénètre dans le sanc-
tuaire, tous les esprits ont déjà tourné. Simon seul persiste dans
la révolte, et il est excommunié. Gornelia, elle aussi, ne cesse de re-
connaître dans le fils d'Amphiloque l'envoyé du ciel, de crier: Aux
armes! et autour de cette âme égarée Victor et Iridion se livrent le
dernier combat. Exorcisée par l'évèque, touchée par la croix, elle
s'affaisse enfin et meurt en reniant l'esprit malin. Iridion lance une
dernière imprécation aux lâches dont toute la foi était la parole
d'une femme, et il sort pour combattre sans l'espoir de vaincre. La
victoire n'est plus possible en effet, la défection des chrétiens a tout
fait manquer; les j)rétoriens n'ont pas résisté aux troupes de Seve-
rus; les gladiateurs, les esclaves et les barbares, ayant en vain at-
tendu le signal, se sont rués sans plan et sans direction, et ont été
repoussés. Le fils d'Amphiloque vendra pourtant encore cher sa dé-
faite; il réunira tous ceux qui lui sont dévoués, combattra encore
longtemps et rej)ousscra avec dédain le pardon que lui apportera
L'ipien au nom du nouveau maître. Dans cette longue et admirable
scène entre le héros et Ulpien vient retentir de nouveau et se ré-
sumer avec éclat le débat entre l' Hellade et P»ome, entre le génie de
LE POÈTE ANOAYME DE LA POLOGNE. A5
la belle liberté antique et celui de la dure domination. Les négocia-
tions sont rompues, et la lutte recommence; mais l'issue n'est plus
douteuse. Héliogabale a été tué, Elsinoé s'est donné la mort; Rome
reste debout, et Alexandre Severus est proclamé empereur. Le
triomphe de Severus, cet homme qui, dans les vertus antiques
comme dans les vertus chrétiennes, ne dépasse pas le niveau moyeu,
est une des profondes leçons que contient le drame, et c'est à des-
sein que le poète a donné au fds de Mammée un caractère effacé.
Dans une lutte grandiose de deux principes titaniques, la victoire
ne reste trop souvent qu'à la médiocrité. Heureux encore si cette
médiocrité est honnête, et Alexandre Severus Test en réalité.
Pour Iridion, le moment arrive où, épuisé de forces, délaissé même
des plus fidèles, rassasié d'amertume, il monte sur le bûcher pour
finir ses jours. A ce moment apparaît Masinissa, qui s'était éclipsé
depuis la défection des chrétiens. 11 le prend dans ses bras, l'enlève
et le dépose sur une montagne près de la mer. De là encore le héros
peut voir Rome entière immobile , « montrant ses marbres au soleil
comme les dents blanches du tigre. » Alors le premier doute vient au
fils d'Amphiloque sur la légitimité de son œuvre; alors il se demande
pour la première fois si le Dieu de Gornelia n'était point le plus
grand de tous, si les Nazaréens ne possédaient pas l'unique vérité
du monde?... « Les Nazaréens? lui répond en ricanant Masinissa,
oui, tu leur dois bien des obligations pour le passé comme pour les
temps futurs'... Ta mère Grimhilde n'a point menti, ses prédic-
tions s'accompliront : les peuples du Nord sillonneront encore cette
Italie en ]a couvrant de sang et de cendres; mais sais-tu alors qui
leur arrachera la ville maudite des mains de tes frères ? sais-tu qui
saisira au vol la pourpre tombante des césars? C'est le Nazaréen!
En lui sera la perfidie du sénat, en lui vivra la cruauté du peuple
tyran, comme un éternel héritage; son cœur sera inflexible comme
celui du premier Caton : seulement il aura quelquefois la parole
douce et efféminée. Et les guerriers du Nord tomberont en enfance à
ses pieds , et pour la seconde fois il déifiera Rome devant toutes les
nations de la terre ! — Comment! s'éciie le Grec avec un accent dé-
chirant, après Rome il y aura encore une Rome? La ville maudite
sera donc éternelle? » Et c'est cette annonce que le confident d'Am-
philoque a réservée au fils de Grimhilde pour l'heure de sa mort!...
— Ne désespère point, lui dit Masinissa, un jour viendra où l'ombre
de la croix pèsera sur les nations conume une chaleur torride, où
lui aussi il étendra en vain les bras pour serrer contre son sein
ceux qui l'abandonneront. Les uns après les autres ils se lèveront
et diront : Nous ne voulons plus te servir. Alors on entendra à toutes
les portes de cette ville des gémissemens et des plaintes, et le génie
h6 REVUE DES DEUX MONDES.
de Rome couvrira sa face, et ses pleurs seront infinis; l'humiliation
sera aussi grande que grand a été l'orgueil. » Le cœur d'Iridion re-
commence à battre, ses yeux se raniment : « Oh ! voir ce jour de châ-
timent et de vengeance, jouir du spectacle deVurbs ainsi avilie! »
— Soit, répond le maître; il arrachera son élève à la vie terrestre,
il l'endormira sur le sein du néant et de l'oubli pour ne le réveiller
qu'après bien des siècles, au jour désiré,
« Lorsque sur le Forum il n'y aura plus que poussière, — lorsque sur le
cirque il n'y aura plus que décombres, — lorsque sur le Capitole il n'y aura
plus que honte ! »
Le drame antique est fini, et l'épilogue nous transporte dans les
temps modernes, dans la Rome de nos jours. Iridion a dormi pendant
des siècles du sommeil d'Épiménide; ni les jours terribles d'Âlaric
et d'Attila, ni le renouvellement de l'empire par Karl le Grand, ni
les éclats du tribun Rienzi n'ont pu arracher le fils d'Amphiloque à
sa léthargie, « et les saints maîtres du Vatican ont glissé l'un après
l'autre comme des ombres devant cette ombre; » mais de nos jours
il s'est réveillé. Masinissa a tenu sa parole; il place de nouveau son
élève en face de cette Rome « entourée de lierre rampant et d'un
peuple rampant. » Le fils des siècles traverse maintenant le Forum
désert et promène ses regards autour de la cité désolée, « dont
chaque ruine est pour lui une récompense. »
« Sous les portiques d'une basilique se tiennent deux vieillards revêtus
d'un manteau de pourpre; quelques moines les saluent du nom de princes
de l'église et de pères; sur leur visage, on lit l'indigence de la pensée. Ils
montent dans une voiture traînée par deux chevaux noirs et maladifs; der-
rière eux est un serviteur tenant une lanterne pareille à celle que la veuve
suspend au-dessus de son enfant mourant de faim; sur les panneaux de
cette voiture, on voit des restes de dorure. Les roues gémissantes ont passé.
et avec elles les deux têtes blanches et penchées ont disparu.
« Ce sont les successeurs des césars! C'est le char de la fortune ei des
triomphateurs! « dit le guide.
« Et le fils de la Grèce regarde et bat des mains ! »
Si saisissant que soit ce tableau final, si bien qu'il semble ré-
pondre aux préoccupations et aux passions du moment même que
nous traversons, on aurait tort cependant d'y voir la pensée intime
du drame, on aurait tort surtout de ne pas remarquer la transfor-
mation subie par le héros, car si Rome n'est plus reconnaissable, le
fils d'Amphiloque, lui aussi, a bien changé pendant le long som-
meil des siècles. Il ne hait plus la croix, « dont le sort lui paraît triste
comme autrefois celui de son Hellade; » sous les rayons de la lune,
il a senti que le signe de la rédemption est saint à jamais, il l'a en-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 47
touré de ses bras, et Masinîssa s'est éloigné pas à pas... Là gît en
effet la tendance du poème ; elle éclate surtout dans cette voix du
ciel qui envoie Iridion vers la Pologne pour y subir une seconde et
glorieuse épreuve,
« Va, lui crie la voix du ciel, va vers le nord au nom du Christ, va et ne
t'arrête que dans le pays des tombes et des croix 1 Tu le reconnaîtras au
silence de ses guerriers et à la tristesse de ses petits enfans; tu le recon-
naîtras aux chaumières incendiées du pauvre, au palais renversé de l'exilé;
tu le reconnaîtras aux gémissemens de mes anges qui y passent la nuit. Va
habiter parmi les nouveaux frères que je te donne! Là sera ta seconde
épreuve! Pour la seconde fois tu verras l'objet de ton amour agoniser,
transpercé, et tu ne pourras mourir, et les angoisses de milliers d'âmes
s'incarneront en toi ! -vS
« Va et aie foi dans mon nom! Ne songe point à ta gloire, mais au bien
de ceux que je te confie. Sois calme devant l'orgueil, l'oppression et le mé-
pris des injustes. Ils passeront, mais ma pensée et toi, vous ne passerez pas!
«Et après un long martyre j'allumerai mon aube au-dessus de vous, je
vous donnerai ce que j'ai donné à mes anges il y a des siècles, le bonheur!
ce que j'ai promis aux hommes du sommet du Golgotha, la liberté!
« Va et agis! Alors même que ton cœur se dessécherait dans ta poitrine,
alors même que tu douterais de tes frères, alors même que tu désespérerais
de mon secours , agis, agis sans cesse et sans repos ! Et tu survivras à tous
les vains, à tous les heureux, à tous les illustres ; tu ressusciteras non plus
d'un stérile sommeil , mais du travail des siècles , et tu deviendras un des
fils libres du ciel ! »
Tel est ce poème dramatique d' Iridion dans son ensemble ori-
ginal et puissant. Qu'une telle œuvre ait été jusqu'ici à peu près
inconnue de l'Occident, — si avide pourtant de connaître et de
goûter les productions littéraires de tous les peuples, si près de
réaliser cette (( littérature universelle » ( Wclililteratur) qui fut le
rêve du vieux Goethe, — cela prouve combien durement pesait en-
core naguère sur la patrie du poHe anonyme l'oubli du monde;
cela prouverait peut-être aussi combien la jouissance facile des
productions légères et vides d'idées nous a rendus méfians pour
toute œuvre sérieuse. Ce n'est pas dans tous les cas pour ceux qui
prétendent pénétrer le sens de Faust et de Manfred que Y Iridion
peut présenter la moindre des obscurités. Il est au moins certain
que la Pologne a bien vite saisi l'idée dominante du poème et a
démêlé facilement la signification profonde de cette allégorie. Le
drame de l'auteur anonyme lui disait en effet que la douleur pa-
triotique ne crée rien, quand elle n'est que la négation et la haine.
Il lui disait de plus que l'ennemi peut retrouver une force de vie
nouvelle et de rajeunissement là même où une vengeance peu scru-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
pilleuse ne rechercherait contre lui que des armes mortelles, que
Rome a rencontré une seconde ère de grandeur dans le christia-
nisme, dont Iridion a cru pouvoir faire l'instrument de sa haine,
ainsi qu'en rencontra une pareille l'ordre teutonique dans la réforme,
ainsi que la rencontrera peut-être encore la Russie dans la civilisa-
tion matérialiste de notre siècle. Ce que la Pologne comprit surtout,
ce fut cette voix mystérieuse qui envoyait Iridion vers le nord pour
y subir une seconde épreuve, qui envoyait u au pays des tombes et
des croix» cet idéal du patriotisme hellénique, du patriotisme le
plus énergique et le plus beau qu'ait connu l'humanité, mais qui
l'envoyait en même temps transformé, épuré de tout sentiment hai-
neux et païen, illuminé par la foi chrétienne et soulevant la croix
dans ses bras. La pensée nationale du Wallenî'od subit ainsi une
transfiguration morale et complète dans cette création de Y Iridion,
après avoir eu sa transition dans la figure si admirable et significa-
tive du Robak dans le Sieur Thadée. Et, qu'on veuille bien le re-
marquer, cette épuration successive du sentiment patriotique dans
la poésie ne s'accomplissait pas dans des temps relativement apai-
sés et recueillis : elle coïncidait avec une période de poignantes
souffrances; c'était l'époque des plus dures et des plus implacables
persécutions qui aient marqué le règne de l'empereur Nicolas. L'an-
née même où paraissait V Iridion voyait s'ouvrir une adjudication
assurément fort nouvelle dans les annales du monde : on mettait
aux enchères publiques, à Varsovie et dans les principales villes du
pays, le transport de milliers d'enfans polonais dans les steppes et
aux monts Oural. Certes, si le sentiment de la haine nationale a
jamais été permis aux poètes, c'était bien à ceux qui s'inspiraient
de tant de souffrances infligées à une nation malheureuse, et c'est
l'originale grandeur du poète anonyme d'avoir élevé précisément à
une telle époque une protestation si énergique contre toute idée de
vengeance, d'avoir placé M éternel amour non-seulement, comme
Dante, aux portes de la cité des douleurs, mais au plus profond
môme des cercles de l'enfer!...
IV.
La haine est impuissante, la vengeance ne crée rien; pour triom-
pher de l'ennemi, il ne suffit pas d'avoir des griefs légitimes, il faut
encore le primer par la supériorité morale. — Tel fut l'enseigne-
ment que le poHe anonijme donna à sa nation subjuguée... Mais
comment arriver à cette supériorité? comment s'y maintenir?— Par
le dévouement, répondait le poète, par le sacrifice! Attendre la dé-
livrance, non pas du mal qu'on pourrait souhaiter ou faire à l'op-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 49
presseur, mais du bien qu'on développerait p'ans son propre sein;
s'en rapporter à Dieu pour le moment de la justice définitive, et re-
noncer à tout travail de dissimulation et de conspiration, qui ne fait
que ternir le caractère national et obscurcir la pureté àQ V âme po-
lonaise; persévérer dans sa croyance malgré toutes les épreuves,
défier le ciel par la foi qu'on a en lui , et dans les grandes occa-
sions témoigner de sa vie en recevant la mort sans la donner, en
allant au supplice comme les premiers chrétiens, la croix en main
et la confession sur la lèvre, — c'est ainsi que le patriote inspiré
comprenait ces devoirs de la servitude polonaise qu'il résumait par
le mot de sacrifice. Autour de cette pensée roul-eront désormais
toutes les œuvres de l'auteur de VIridion; elle les éclairera de ses
rayons, elle en sera l'âme même. L'écrivain anonyme passa toute
sa vie à développer cette doctrine sous les formes les plus variées,
dans les créations les plus diverses ; on la retrouve dans la Tenta-
tion comme dans le Rêve de Cesara, dans /// Nuit de Noël comme
dans le Jour présent, dans le Dernier comme dans l'Aurore, les
Psaumes de l'Avenir et le Resurrecturis,
Assurément, et abstraction faite du talent qui éclate dans ces di-
verses œuvres, il y a quelque chose d'imposant rien que dans cette
persévérance à prêcher une idée aussi en dehors des procédés ordi-
naires du temps où nous vivons. Il fallait de plus un grand courage
et une foi non moins grande pour tenter de convertir à une telle
doctrine un des peuples les plus bouillans et les plus fougueux de
l'univers. Aussi quel art, quelle passion n'employa-t-il pas pour
persuader à la nation les vérités dont il se sentait pénétré ! Que la
Pologne fût une fois affermie dans cette croyance au martyre pur
et fécond, et le poète ne craignait plus pour elle ni les revers de la
fortune ni les tentations du désespoir; il acceptait même avec joie
tout ce qui la séparait des vivans, tout ce qui la rendait étrangère
aux heureux de ce monde. Qu'importe à la Pologne que d'autres la
déclarent a aussi obstinée qu'impuissante, » qu'ils lui crient de
s'arranger pour mourir au plus vite et ne plus les importuner par
le râle de son agonie? Les temps viendront où ces raffinés et ces
endurcis la supplieront de se lever et de marcher! En attendant, il
faut subir avec calme jusqu'à ces outrages prodigués au malheur,
regarder fièrement en haut « comme une orpheline seule a le droit
de regarder, » et à l'orgueil insultant opposer une dignité silen-
cieuse. « L'ange de l'orgueil avant sa chute, dit-il quelque part,
avait une sœur dans le ciel, qui y est restée, — et elle se nomme
la dignité! »
Cette idée de sacrifice et de dévouement, le poète ne se bornait
pas à la prêcher pour le présent et l'avenir : il voulut l'étendre jus-
Touii xx;ivii. " .4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'au passé de son peuple, la lui présenter comme l'âme même de
toute son existence séculaire. Avec autant d'art que de conviction,
il s'eflbrçait de prouver que la Pologne a de tout temps réalisé
l'idéal d'une nation chrétienne, toujours désintéressée pour elle-
même, toujours dévouée à l'humanité, et il en trouvait la preuve
jusque dans les calamités qui ont fini par accabler le pays. Là est le
seul côté contestable de sa généreuse doctrine; là même, à certains
égards, est ce qu'elle a de dangereux. On ne peut nier que l'his-
toire de Pologne ne porte en elle un grand cachet de générosité
chevaleresque et de sacrifice. Ce peuple' a toujours défendu le
christianisme contre ses plus dangereux ennemis, ne demandant
rien à l'Europe en échange des services rendus, ne prétendant à
aucun salaire, ne s'étonnant même pas de l'ingratitude. Notons
aussi que l'histoire do ce pays n'a jamais connu ces cruautés, ces
régicides, ces révolutions de palais et ces guerres de religion qui
ont ensanglanté les annales de tant de peuples, et que la Pologne
a toujours donné un asile généreux à toutes les victimes de la per-
sécution : c'est dans son sein que se réfugiaient les Juifs, les émi-
grés des guerres des hussites, de la réforme et de trente ans, et ils
y ont trouvé non-seulement la tolérance la plus large, mais même
la faculté étrange de se régir d'après leurs lois propres. Il faut
bien le dire toutefois, plus d'un de ces mérites tenait d'un défaut
autant que d'une qualité, et a été plutôt l'effet d'une générosité
irréfléchie que le résultat d'une volonté ferme et raisonnée. C'est
une vertu en définitive, si l'on veut, mais une vertu singulièrement
favorisée par l'imprévoyance et l'insouciance de l'esprit natio-
nal. Si donc le penseur ne peut accepter sans réserve cette glorifi-
cation d'un peuple dans tout son passé, il protestera bien plus
énergiquement encore contre l'extension de cette idée aux temps
mêmes de la décadence , contre cette image du Christ des nattons
à laquelle l'auteur de l'Aurore et des Psaumes a donné un dévelop-
pement si étrange. La Pologne, selon l'auteur anonyme, n'a pas seu-
lement été crucifiée comme le Christ pour ressusciter comme lui, elle
est morte aussi volontairement pour racheter les péchés des autres
nations, elle est morte pure de toute faute et de tout reproche!...
Kst-il besoin de réfuter une telle doctrine? Outre ce qu'elle a de
profondément orgueilleux et peut-être même d'irréligieux, elle
blesse la vérité historique et cache plus d'un poison pour ceux-là
mêmes dont elle est destinée à raviver la foi.
Malheureusement la Pologne n'a que faire de prétendre expier les
fautes des autres nations; elle ne plie déjà que trop sous le far-
deau de ses propres fautes. Elle n'a pas le droit de se proclamer
innocente de ses calamités : elle y a contribué pour la plus grande
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 51
part; elle fut coupable d'une inertie immense, d'une insouciance
frivole, d'un laisser-aller honteux. Tout cela ne justifie en rien sans
doute le meurtre commis sur elle, et ce meurtre est d'autant plus
odieux qu'il fut consommé au moment où la Pologne commençait à
se relever, à sortir de sa torpeur anarchique, au moment où elle se
donnait cette constitution du 3 mai 1791 qui sera son éternelle dé-
fense contre le dénigrement; mais ce généreux effort même, ainsi
que toutes les tentatives qui l'ont suivi depuis plus d'un demi-siècle,
prouve que la Pologne avait beaucoup à réparer, beaucoup à ap-
prendre et à oublier. Ce n'est pas en s' aveuglant sur ses anciens
travers, c'est au contraire en s' éclairant sincèrement sur les fautes
commises, et en les condamnant, qu'elle est parvenue à se sauver
du désastre et à se concilier les sympathies de tous les esprits hon-
nêtes. Puisque la Pologne et ses poètes aiment tant à invoquer la
Bible et à parler du peuple de Dieu, il serait peut-être utile de
rappeler que le peuple d'Israël a précisément laissé dans le livre
des livres l'exemple de ses trois grands prophètes, dont la réunion
forme un ensemble complet d'une poésie inspirée par un patrio-
tisme ardent. C'est d'abord Isaïe, qui flétrit les fautes de la nation
et prédit le châtiment; c'est ensuite Jérémie, qui, le joug une fois
apesanti, pleure sur les ruines de la cité jadis si puissante; c'est
enfin Ézéchiel, qui, dans la captivité de Babylone, a des extases
sublimes et voit rebâtir la ville et le temple. Or les Jérémies n'ont
certes pas manqué à la Pologne , non plus que les Kzéchiels ; mais
ce qui lui a manqué jusqu'à présent, c'est un ïsaïe à la langue de
feu, c'est un Dante courageux et impitoyable qui lui ait dit har-
diment des vérités douloureuses, mais salutaires, qui ait osé sonder
ses plaies au lieu de les caresser...
C'est surtout dans le poème de V Aurore (1843) que l'auteur
anonyme a déposé ses vues sur le passé et l'avenir de sa nation
dans toute l'exaltation de ses généreuses erreurs, et ce poème a de
plus cet intérêt, qu'il est comme le monument d'une passion du
cœur; c'est la seule œuvre où l'auteur ait donné place à des épan-
chemens intimes, à un sentiment personnel, épanchemens d'ailleurs
qui n'ont rien de vulgaire, qui prennent au contraire une forme des
plus poétiques et des plus élevées. De même que Dante fait de
Béatrix le symbole de sa foi, la figure de la théologie, le poète ano-
nyme fait de sa bien-aimée comme l'image et l'idéal de ses patrio-
tiques aspirations. Il le dit expressément : il a passé par l'enfer
comme Dante, et comme lui il a eu pour guide une dame de grâce
et de miséricorde,... « une Béatrix aussi belle que l'autre, mais bien
plus chrélienney car elle n'a pas choisi le ciel pour demeure , pour
abri contre les souffrances d'ici-bas; elle est restée avec son frère
52 BEVUE DES DEUX MONDES.
sur la terre. » Ils se sont rencontrés, tristes et sombres, dans des
sphères élevées, « comme deux nuages noirs qui , se rencontrant
dans les airs, déversent des torrens de pleurs, mais font aussi jaillir
l'éclair qui perce la voûte du ciel et laisse entrevoir la demeure
flamboyante de Dieu. » C'est donc cette Béatrix qui est la confidente
de toutes ses pensées sur la patrie; c'est à elle qu'il raconte toutes
ses émotions, tous ses pressentimens ; sa nation et sa maîtresse se
confondent dans cette suite de ran zone intitulée l'Aurore. Le poème
commence par la description d'une de ces belles nuits d'Italie qui
ont déjà éveillé tant d'émotions profondes. Perdu dans une douce
extase, le couple amoureux aspire les suaves fraîcheurs de l'air et
regarde l'immense voûte étoilée. Quel calme! quelle paix divine!
L'univers est comme une harpe immense... Un chant grandiose
s'élève, le chant de l'accord, de l'harmonie des sphères... Mais dans
cet accord un ion ne manque-t-il pas? Dans ce faisceau de lumière
un rayon n'est-il point brisé? « 0 ma sœur, dis le ton échappé à la
harpe de la vie; indique l'étoile éclipsée, mais certes non éteinte;
prononce, prononce ce nom : Pologne! Dieu nous écoute peut-être
à une telle heure, et il recueillera de tes lèvres ce ton perdu, le ren-
fermera de nouveau dans son hymne splendide... Ah! ta bouche
tremble, et ta poitrine oppressée peut à peine laisser échapper un
soupir... Dieu te comprendra, ma sœur; Dieu sait bien que le sou-
pir, c'est aujourd'hui le seul nom de ta patrie ! » Ce n'est là que le
point de départ de cette série de chants où le poète peint avec une
pathétique inspiration les malheurs du présent, les gloires du passé,
les espérances de l'avenir. « Nous sommes nés orphelins, dit-il à sa
bien-aimée en parlant des générations actuelles; enfans posthumes,
nous avons eu pour berceau la tombe même de notre mère; le doux
regard maternel n'a jamais illuminé nos sourires innocens; ce n'est
point sur un sein palpitant, mais sur la pierre froide des cimetièies
que se reposèrent nos jeunes têtes. »
Une des plus belles de ces canzone est celle où le poète évoque de
leurs tombeaux les anciens sénateurs et les héros de la Pologne, les
capitaines illustres et les rois glorieux. Couverts de leurs armures
d'acier et de leurs casques rouilles, ils se dressent en un cortège
immense, et devant cette grande diète des ombres le poète, d'abord
découragé, accusant presque les aïeux d'avoir dépensé l'héritage
de leurs enfans, puis ranimé à l'espérance par la voix d'un des hé-
ros les plus purs de la patrie , Etienne Gzarniccki, — le poète , di-
sons-nous, reprend cette idée favorite du « Christ des nations. » Ce
n'est pas seulement la Pologne qu'il voit, c'est l'humanité entière
qu'il embrasse. Ici , comme dans plus d'une de ses œuvres, l'écri-
vain se complaît à comparer notre époque à celle qui a précédé l'ère
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 53
chrétienne, et les analogies ne lui manquent point. Alors'comme au-
jourd'hui, des guerres sociales avaient bouleversé le sol et ruiné les
institutions antiques; alors comme aujourd'hui, un césar apparut,
un génie de guerre et de gouvernement, qui arrêta la société sur
l'abîme, rétablit l'ordre matériel et inaugura une époque de grand
épanouissement pour une civilisation matérialiste. Alors comme
aujourd'hui, le malaise était général; l'humanité souffrait dans son
âme et pressentait un grand changement moral. Un homme vint
enfin pour enseigner à ses semblables une loi inconnue d'amour,
pour abolir l'esclavage, pour prêcher la fraternité entre les indi-
vidus. II fut crucifié, mais il ressuscita, et sa loi régna sur la terre.
Cette loi règne encore aujourd'hui; malheureusement, si la doc-
trine divine du Sauveur a changé et amélioré les relations entre les
individus, elle n'a pas pénétré les rapports entre les nations : celles-
ci se régissent toujours par le droit ancien, le droit païen, celui de
la conquête et de l'oppression. Un seul peuple n'a pas suivi cet
exemple ; son histoire est restée pure de toute injustice internatio-
nale; il a toujours pratiqué la loi du Christ dans les affaires de ce
monde, il n'a jamais subjugué ni lésé aucun de ses voisins, il n'usa
de sa puissance que pour protéger les faibles, pour se dévouer au
salut des autres, et ce peuple a été crucifié comme le fut le Sau-
veur. Les dernières canzone célèbrent la résurrection de ce mar-
tyr, et avec elle un nouveau règne d'amour entre les nations, la
fraternité des peuples couronnant et réalisant la fraternité des
hommes enseignée par le Christ. Comme émotion profonde, comme
richesse d'images, comme pureté de formes, l'auteur anonyme n'a
rien écrit qui ait surpassé ce poème de l'Aurore, et il semblait y
dire un éternel adieu à la poésie quand, enivré par cette vision d'un
avenir magnifique et prochain, il s'écriait dans la strophe finale, que
tant de cœurs répétèrent alors avec enthousiasme : « Toute notre
âme, ô ma sœur, nous l'avons épanchée dans cet hymne; trêve
maintenant à la lyre, et trêve à la parole ! Que des enfans s'amusent
encore à fredonner : d'autres voies sont ouvertes devant nous; pé-
rissez, mes chants, et levez-vous, mes actions l »
Illusion de poète que partageait de plus alors une grande partie
de la nation, et qui ne tarda pas à être suivie dune déception
amère! Le cri n'était pas moins l'expression d'un pressentiment
vrai. Des voies nouvelles devaient en effet s'ouvrir bientôt devant
l'auteur anonyme, et nous touchons ici à la dernière période de
l'activité poétique de l'écrivain, la plus mêlée aux événemens du
jour et la plus douloureuse de toutes, car elle fut liée à une cata-
strophe terrible, à un grand malheur national.
Émue et charmée par les accens du poète anonyme, la Pologne
5A REVUE DES DEUX MOiNDES.
fut d'abord pourtant loin de le suivre dans les régions épurées de
vie morale qu'il lui indiquait. Pour ses aspirations, elle en était en-
core aux illusions du comte Henri dans sa jeunesse, et Pancrace
même se dessinait à l'horizon sans l'effrayer trop. La révolution de
1831 avait eu pour effet de jeter des milliers de Polonais dans cette
France alors profondément remuée par des passions républicaines.
L'émigration s'était abreuvée largement à cette source bouillante et
trouble, et une propagande démocratique, qui a eu ses héros, qui a
eu même ses martyrs, mais surtout ses adeptes aveugles, imbus de
toutes les doctrines de la terreur, avait conquis bientôt une influence
immense sur le pays. Que ce mouvement eût des mobiles généreux,
un désir impatient de délivrer la patrie, un intérêt vif, quoique peu
éclairé*, pour la cause des paysans, certes nous sommes loin de
vouloir le nier; mais il est également liors de doute que la déclama-
tion creuse et surtout la manie enfantine de singer le radicalisme
de l'Occident y eurent la plus grande part. C'est ainsi par exemple
que les démocrates polonais imitèrent leurs frères de France dans
leur haine contre le catholicisme, et sapèrent les idées religieuses
de la nation au moment même où l'empereur Nicolas, bien plus
avisé que ces patriotes exaltés, renouvelait contre l'église polonaise
les plus rigoureuses persécutions. Les esprits forts, les coryphées
de la propagande ne se firent pas môme faute d'afficher les doc-
trines les plus matérialistes et de proclamer une incrédulité cynique.
« Ils voulaient la résurrection d'un peuple, devait dire plus tard à
ce sujet le poète anonyme, et ils ne croyaient même pas à l'immor-
talité de l'âme! » Mais ce fut surtout en prêchant la haine contre la
noblesse, signalée comme « la classe corrompue et pourrie, ennemie
du peuple et obstacle éternel à tout progrès, » que la démocratie po-
lonaise montra à quel point l'esprit d'imitation avait étouffé en elle,
non-seulement tout sens d'équité, mais jusqu'à la notion de la plus
évidente des réalités, car s'il y a quelque chose d'évident au monde,
c'est que la noblesse polonaise ne ressemble en rien à celle de tout
autre pays d'Occident. Elle en diffère déjà par le nombre : elle n'est
point une classe, mais toute une population. Dans le passé, elle a
été le seul élément en qui ait pu se développer dans toute sa pléni-
tude la conscience de la nationalité: dans le présent, c'est encore
elle, c'est-à-dire la classe des propriétaires, qui porte principale-
mtmt dans son sein la tradition historique aussi bien que le vif sen-
timent de l'avenir. Elle constitue la force morale et intelligente du
pays, elle est tout simplement son tiers-état (la Pologne n'en a pas
encore d'autre), et au lieu d'être opposée aux principes modernes,
elle ne penche que trop vers les idées extrêmes. Prêcher la destruc-
tion de cette noblesse, c'était tout simplement, comme l'a dit avec
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 55
'justesse le poète anonyme, «vouloir se suicider, puis, après s'être
suicidé, vouloir agir et vaincre ! » C'est pourtant ce que recomman-
dait la propagande démocratique; elle invitait le peuple à délivrer
la patrie, à se lever comme un seul homme, à se défaire au premier
moment de l'insurrection de tout propriétaire suspect, à se partager
les terres de la noblesse, qui n'aurait droit à la vie nationale qu'au-
tant qu'elle deviendrait peuple elle-même. Ce qu'il y a de tragi-
quement bizarre dans toute cette œuvre déplorable, c'est que ses
apôtres aussi bien que ses adeptes dans le pays furent eux-mêmes
des hommes de la noblesse, car la propagande démocratique n'a-
vait nulle action sur les paysans, ni par ses publications, ni même
par ses émissaires: elle s'adressait aux propriétaires, aux gentils-
hommes, et c'est parmi eux qu'elle trouvait un accueil empressé
et qu'elle organisait une vaste conspiration, prête à éclater au si-
gnal donné. Que la noblesse du pays acceptât alors si bénévole-
ment et presque si universellement un mot d'ordre venu de Paris,
et qui était pour elle le signal de la spoliation et de la mort, cela
prouve certes de sa part un grand défaut d'intelligence politique,
cela prouve peut-être aussi dans quel profond désespoir la domi-
nation étrangère avait jeté le pays; mais cela devrait prouver sur-
tout combien injustes et cruelles furent alors, comme le sont encore
aujourd'hui, les déclamations des radicaux de l'Occident contre l'es-
prit aristocratique et égoïste de cette pauvre noblesse polonaise,
généreuse jusqu'à accepter le communisme, dévouée à la patrie
jusqu'à souscrire à son suicide, et que les puissances du Nord lors
du partage, ainsi que Nicolas en 1831, dénonçaient à leur tour
comme jacobine.
Il est difficile de concevoir la rapidité et l'extension de ce mou-
vement démocratique qui emportait alors la Pologne, et dont le
dénoûment ne pouvait être, pour tout esprit un peu clairvoyant,
qu'une insurrection impuissante aggravée d'un déchirement social
horrible. Spectacle émouvant que celui de la situation faite au poète
anonyme dans ces événemens! On ne saurait nier que sa poésie,
belle et magnanime entre toutes, n'ait pourtant péché en général,
surtout dans les compositions qui suivirent Vln'dion, par un excès
d'optimisme spirituel; elle oubliait trop les conditions de ce monde,
elle évangélisait et angélîsait les hommes, sans beaucoup penser à
leur condition et à leurs devoirs de citoyens, et l'influence de ces
œuvres est encore aujourd'hui, à plus d'un égard, énervante sur les
jeunes esprits. Eh bien ! le poète devait être rappelé de ces sphères
éthérées et nuageuses par la plus cruelle des réalités, et l'espace de
deux ans sépara seulement les enivremens extatiques de l'Aurore
des lamentations déchirantes des Psaumes de V Avenir (1845). Le
5(5 REVUE DES DEUX MONDES.
(( Clirist des nations, » qu'on avait proclamé prêt à ressusciter et à
porter une vie nouvelle au genre humain, il fallait maintenant le
préserver du suicide-, le peuple qu'on avait glorifié comme devant
enseigner au monde la grande loi de l'amour, il fallait maintenant
l'empêcher de commettre le crime de Caïn!... Le poète ne recula
pas devant ce devoir douloureux, et, si l'on tient compte de sa si-
tuation personnelle et de l'état général des esprits alors, ce fut de
sa part un grand acte de courage civique; il y déploya tout ce que
son cœur possédait de feu, d'éloquence, de' larmes et de raison. Les
deux premiers hymnes se tenaient encore dans les sphères de Vave-
nif-y et représentaient à la nation l'idéal qu'elle avait mission de
réaliser; mais dès le troisième psaume le poète abordait la question
brûlante du moment, prenait corps à corps la propagande néfaste et
prononçait hardiment ce mot du « massacre de la noblesse, » qui
était dans la logique de la nouvelle doctrine aussi bien que dans
celle des événemens. A ces convenlionneh de convention, qui invo-
quaient toujours les « actes vigoureux » de la terreur, il criait que
ce n'était pas une action .qu'un massacre puéril, et qu'on ne se ré-
générait pas par la destruction, qu'il n'y avait qu'une seule loi vraie
de salut public pour la nation : « la noblesse polonaise avec le peuple
de la Pologne. » Après avoir ainsi rappelé les éternels principes de
justice et d'humanité, le poète prend la défense de celte noblesse po-
lonaise si décriée par le radicalisme aveugle. iN'est-ce pas elle « dont
la poitrine fleurit toujours en cicatrices? » N'est-ce pas elle qui s'est
de tout temps offerte en holocauste sur l'autel de la patrie? Qui
donc a toujours combattu et toujours souffert? Qui, dans la grande
diète de 1791, a ouvert au peuple les portes dorées de l'avenir?
N'est-ce pas cette race maudite de la noblesse, race qui n'a jamais
connu de trêve avec l'oppresseur, qui fut moissonnée sur tout champ
de bataille, et qui a peuplé la Sibérie?...
« Partout, partout sur ce globe, je vois les traces de mes frères, et vous
lie les effacerez pas par vos paroles! Ce sont eux qu'a' persécutés le monde,
ce sont eux qu'a torturés le bourreau, ce sont eux qui errent dans les neiges
polaires, qui encombrent les cachots de la citadelle 1
«Sur les hauteurs arides des Alpes, sur les azurs ondoyans de la Médi-
terranée, sur les Apeuni:,s de l'Italie, sur les sommets des sierras d'Espagne,
sur les plaines vastes de la Germanie, sur les glaces des pays moscovites,
sur les champs de la France amie, sur toute terre, sur tout flot, ils ont ré-
pandu la semence de la patrie future, semence divine, sang des martyrs, et
vous êtes les fils de ces douleurs! »>
Ce n'est rien que la persécution pour le poète anonyme ; le mal
terrible, c'est l'obscurcissement de la vérité, c'est l'altération du
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 57
sentiment de la vie dans l'âme nationale sous l'influence d'idées
funestes. «Ah! l'esclavage distille un venin qui décompose jusqu'à
l'âme! dit-il: ce n'est rien que la SiiDérie, ce n'est rien que le knout
et les tortures qui brisent le corps; mais l'esprit de la nation, quand
il est empoisonné, voilà bien la plus poignante des douleurs! » Et
le poète conjure sa patrie de repousser ces maximes perverses, ces
inspirations de la démence. « Permis aux démagogues de hurler,
permis aux jésuites de chuchoter qu'un but élevé et mystérieux
peut justifier des moyens infâmes, que le règne de Dieu peut sortir
de l'enfer, que le bonheur de tous vaut le meurtre de quelques-uns,
et que l'amour peut naître d'une œuvre de haine... Non, non! on
n'édifie rien avec de la boue, et la plus haute sagesse, c'est la
vertu! »
Ainsi continuait le patriote inspiré, invoquant les souvenirs les
plus glorieux du passé pour le salut du présent, passant des éclats
de la colère aux accens de la pitié , et mettant toutes les richesses
de sa fantaisie au service du bon sens. Ce fut une voix dans le dé-
sert; elle se perdit sans écho, au milieu de la prostration des gens
clairvoyans et du silence dédaigneux du parti de l'action. Ainsi
que cela n'arrive que trop souvent dans les temps d'eflervescence
•générale, l'auteur ne fut point jugé, ni même discuté, il fut classé:
on le rangea parmi les ennemis du progrès, parmi les adversaires
du peuple, et tout fut dit alors. Il se trouva pourtant un homme
pour donner la réplique au chantre des Psaumes, pour défendre
l'honneur de la propagande ainsi dénoncée, pour «venger le peu-
ple outragé. » et cet homme était, lui aussi, un poète, un ami
naguère encore cher à l'auteur anonyme. Esprit ardent et cha-
grin , rongé par un mysticisme sombre et bien plus encore par un
orgueil jaloux à l'excès, envieux jusqu'au dénigrement, joignant
du reste à une imagination splendide une puissance de parole que
personne n'a égalée, pas même Miçkiewicz , Jules Slowaçki entra
tout à coup en lice, et apporta à la propagande, qui lui était restée
jusqu'alors étrangère, l'appui de son talent superbe. Colère, raille-
rie, allusions déguisées et emportemens fougueux, souffrances vraies
et douleurs factices, il fit usage de toutes ces armes, toujours bril-
lantes et parfois empoisonnées, dans sa Réplique à l'auteur des
Psaumes.
Résumons brièvement cette Réplique, qui est un des élémens im-
portans de ce débat caractéristique. Slowaçki en appelait de l'au-
teur des Psaumes aux visions mêmes de l'Aurore, à ce cri final in-
voquant les «actions, » en même temps qu'il raillait cruellement les
doctrines séraphiques du noble rêveur. L'arme à double tranchant
reluit dès le début. « A t'en croire, mon gentilhomme, ce serait donc
58 BEVUE DES DEUX MONDES.
notre vertu à nous que d'endurer patiemment l'esclavage? Tu trans-
formes notre triste existence dans cette vallée de pleurs en une vie
de purs esprits dans la lune argentée; d'une voix d'enfant, tu cries:
L'action, l'action, l'action!... la nation se dresse, et voilà que tu
trembles tout à coup, quand apparaît la face du peuple, et que du
buisson qui s'embrase commence à retentir la voix de Dieu? )> — Au-
trefois, poursuit Slowaçki, les élus de la grande poésie étaient tou-
jours les premiers à proclamer les vérités nouvelles et à entraîner les
masses au combat. Aujourd'hui quoi! voilà un grand seigneur, un
grand chanteur, qui se pose en prophète du peuple, mais en prophète
fashionable, à la mode du beau monde! Dans son char poétique, il a
placé le Christ comme Ovide son Phaéton, et il parcourt avec des
chevaux couleur de rose les espaces vaporeux d'un idéal inoffensif.
Quand l'univers se consume dans la souffrance, quand monte la ma-
rée des actions, le voilà qui se met en travers comme une borne,
défend au siècle de marcher, et de sa poitrine agitée par la peur il
ne peut plus pousser que ce cri rauque : « Au nom du dieu rouge,
qui que tu sois, ne tue pas la noblesse ! » La noblesse, mais où la
trouver? A quel signe la reconnaître? — Dans une strophe célèbre,
Slowaçki, qui plus d'une fois s'est souvenu de sa noble origine, nie
que la noblesse polonaise existe encore, et ne fait qu'une exception
injurieuse pour le prince Gzartoryski, en lui attribuant des ambi-
tions dynastiques : — misérable accusation que lançaient toujours
au patriote éprouvé d'ingrats compagnons d'exil.
'< Autrefois vous étiez nombreux en effet; autrefois il y a eu des cen-
taines de milliers de vos nobles, nobles par le cœur et par l'attitude! De
nos jours je n'ai connu qu'un seul gentilhomme, le pays entier n'en a pas
vu d'autre. Lui seul, par le supplice du cœur, par les intentions, sinon par
le succès, par une tristesse graride, silencieuse et fière, par une main tou-
jours pleine de dons, par une gloire sourde, antique, il fut un gentilhomme
et eut le droit de se dire tel... Aujourd'hui lui-même, le seul, l'unique, il
a abandonné vos rangs; lui-même ne tient plus à sa dignité : il est allé
pourrir parmi les rois ; il n'est plus, et vous n'êtes plus ! »
C'est d'ailleurs l'éternelle tactique des révolutionnaires de pré-
senter leurs programmes sous les dehors les plus inoffensifs, et
Slowaçki n'a garde de négliger ce moyen. Il demande hardiment
au poète « où donc il a entendu parler de massacre, » qui donc a
menacé du couteau? Visions de cerveau troublé que tout cela, hal-
lucination d'une fantaisie effrayée ! « Une note plaintive de l'Ukraine
a peut-être passé par les airs , une dumka célébrant les luttes an-
ciennes des Zaporogues, — et tu as eu peur, fils de noble ! — Ou bien
encore un beau matin un rayon de soleil est entré dans la chambre
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 59
du psalmiste, a percé les rideaux cramoisis du lit somptueux, et
le seigneur poêle, brusquement réveillé, a cru voir rouge, — et tu
as eu peur, fils de noble! » Le refrain ironique revient ainsi plus
d'une fois et aboutit à ces paroles, dont on comprendra aisément la
cruauté venimeuse : « Tu dois respect à tes parens ; or le peuple
polonais, c'est ton père, tu n'en as point d'autre. Crains-le! » Pour-
tant Slowaçki, en défendant la démagogie de toute pensée venge-
resse, a soin de ne point trop nous tranquilliser; il rassemble au
contraire tous les traits de son imagination fougueuse pour peindre
l'état de misère et de souffrance dans lequel gémit la société : l'abais-
sement des caractères, l'éclipsé profonde de la justice, les horreurs
de la tyrannie, Tinsolence du riche, l'agonie du pauvre. Pour re-
dresser le monde moral sorti de son orbite, pour arracher l'huma-
nité à cet abîme de honte et d'opprobre, qui sait ce que jugera né-
cessaire \ Esprit, « l'éternel révolutionnaire, qui torture les corps et
délivre les âmes? » Le soleil se lève toujours dans des nuages de
pourpre, et toute aurore a été sanglante !
La réplique de Slowaçki n'avait pas encore eu le temps de per-
cer dans le public, que déjà les événemens s'étaient chargés de
donner à l'auteur des Psaumes une réponse bien autrement sé-
rieuse. L'insurrection préparée de longue main par la propagande
avait enfin éclaté, et elle se montra aussi impuissante contre l'en-
nemi que meurtrière pour la nation. Ce fut surtout en Galicie que
le désastre éclata dans toute sa grandeur et sous une forme tout à
fait nouvelle. Là une bureaucratie aussi violente que perfide s'était
bien gardée de prévenir l'explosion : elle avait au contraire ali-
menté lentement le feu souterrain et s'était donné le temps de finir
l'éducation des paysans, si heureusement commencée par la pro-
pagande. Puisque les propriétaires étaient décidément, et de leur
aveu même, les ennemis farouches du peuple, ne valait-il pas
mieux en finir tout de suite par une justice terrible, que le gouver-
nement paternel serait tout prêt à seconder, en payant même cha-
que tête de noble d'une bonne somme de florins, et en facilitant
encore la chose par une suspension des commandemens de Dieu
pour quinze jours? Que la cour de Vienne ait reconnu de la sorte
les services que lui avait autrefois rendus la nation de Sobieski,
c'est là une de ces immenses ingratitudes qui, pour ne plus éton-
ner de sa part, n'ont pas moins laissé un souvenir profond. Et qui
en voudra aux Polonais de voir dans les calamités qui depuis cette
date néfaste de 1846 ont successivement accablé la maison de Habs-
bourg le juste châtiment de l'un des plus grands crimes enregistrés
par l'histoire? L'effet des massacres de Tarnow et de Rzeszow fut
immense en Pologne, et le découragement tel que ne le connut
60 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais ce pays, même après les plus grands désastres. Disons-le
sans détours : la Pologne saigne encore aujourd'hui de cette plaie
de Tarnow et de Rzeszow; les massacres de Galicie pèsent encore
sur elle comme un souvenir et comme une appréhension; ils l'ont
rendue immobile pendant quinze ans, et à l'heure même qu'il est
ils ne cessent de paralyser son action.
La jacquerie de 18/i6 fut suivie d'une prostration des âmes qui se
traduisit par un silence morne dans la sphère de la pensée. Ce si-
lence dura longtemps, et ne fut interrompu pour un moment que
par ce phénomène caractéristique de la Lettre d'un gentilhomme
polonais au prince de Metternich (1), où le marquis Wielopolski,
devenu depuis si fameux, posa pour la première fois sans ména-
gement, avec un désespoir concentré, la question de l'anéantisse-
ment volontaire dans le sein d'un panslavisme vengeur. On se dou-
tera facilement de quel poids étouffant les événemens de 18^6
durent accalîler l'âme du poHe anonyme. Il ne recouvra la parole
qu'au bout de deux ans, et il commença alors une nouvelle série de
Psaumes y où il s'efforça de verser du baume dans les plaies encore
saignantes et de rallumer l'espoir dans les cœurs meurtris. 11 devait
une réponse à Slowaçki, et il la fit avec mesure, avec force pour-
tant, mais aussi avec tristesse. Le reproche de lâcheté que lui avait
fait Slowaçki pesait surtout au descendant des chevaliers de Bar.
« C'est donc la peur, dis-tu, qui a parlé par moi, alors que je pres-
sentais que nous allions vers les ténèbres et non vers la lumière, et
que le peuple pourrait bien se déshonorer? Tu dis vrai : il y a un
certain courage dont, pour ma part, je ne m'enorgueillirai jamais.
Moi, je tremble devant le supplice de mes semblables; je n'aime
point à pousser dans l'abîme. A la vue de l'opprobre, une frayeur
divine s'empare de mon cœur; les assassins ne me seront jamais
des frères : j'aime le sabre, je rougis du couteau! » Puis l'auteur
anonyme élève le débat et discute toutes les théories destructives
de Slowaçki, notamment celle de (c V Esprit, éternellement révolu-
tionnaire et torturant les corps pour délivrer les âmes. » Il fait appel
à la régénération par l'amour, par un développement continu. « Et
c'est là aussi un grand péché, ô poète, dit-il ingénieusement, de ne
parler toujours que de l'Esprit, et d'oublier qu'il procède du Père
et du Fi/s, » de faire abstraction des générations passées et de renier
le travail douloureux des siècles.
La solution de continuité entre les époques qui ont précédé et
suivi la révolution, la rupture de toutes les traditions, l'absence de
racines dans les entrailles de l'histoire, qui fait dessécher ou tom-
(l) Voyez la Revue dvi 15 août 184G.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 61
ber cet arbre de la vie nouvelle que nous ne cessons d'arroser de
nos larmes et de notre sang, tout cela a été plus d'une fois remar-
qué et déploré de nos jours, surtout après que la catastrophe de
février nous eut amenés à scruter plus profondément le problème
de notre existence moderne et à rechercher les causes intimes du
malaise moral dans lequel nous nous débattons. Ces vérités n'é-
taient pas si généralement aperçues lorsque le poète les exposait
dans ses Psaumes, et dans tous les cas il savait leur donner une
forme ingénieuse et émouvante qui n'était qu'à lui. 11 voyait en
outre le gouffre s'élargir de plus en plus entre les classes supé-
rieures et intelligentes et les classes inférieures, les unes condam-
nées à reculer pour conserver, les autres ne pouvant espérer de
conquêtes qu'en marchant en avant vers l'inconnu, et il pressentait
le conflit possible, imminent, entre les deux grandes factions euro-
péennes; mais dans ce conflit même il trouvait de la place pour
l'espoir : il espérait dans sa patrie. Il croyait la Pologne destinée à
contre-balancer, par la nature de ses instincts et l'influence de ses
actes, <( les atroces lâchetés du parti rétrograde aussi bien que les
épouvantables fureurs du parti radical. » C'est ainsi que l'auteur
des Psaumes revenait après un long détour, et par-dessus même le
gouffre sanglant de Tarnow, aux visions radieuses de l'Aurore, et
qu'il s'écriait, après comme avant le massacre : « 0 ma patrie, re-
garde et espère; l'amour sans bornes, c'est la vie sans fini,.. » On
jugera comme on voudra ces espérances du poète; mais on s'in-
clinera toujours devant la foi et la charité qui ont pu inspirer de
telles paroles après de telles épreuves.
Au moment où paraissaient ces nouveaux Psaumes, la révolution
de février éclatait, et bientôt elle eut son contre-coup jusque dans
la capitale de l'Autriche. Le poète anonyme suivait les événemens
sans en méconnaître certes la gravité, mais sans se faire la moindre
illusion. Fidèle à son système, il concevait l'époque présente comme
l'enfantement douloureux d'une seconde ère chrétienne, comme
préparant « une nouvelle éruption du christianisme, » pour parler
le langage de M. de Maistre; il voyait même dans le cataclysme de
18A8 l'annonce du jugement de Dieu « sur les deux mille ans qu'a
vécu la chrétienté, » et d'une palingénésie selon l'Évangile; mais
dans l'avenir le plus rapproché il ne distinguait que des malheurs.
Les nations lui semblaient aussi peu sages que les gouvernemens.
« Il n'y a pas de privilège devant vous, ô Seigneur; peuples aussi
bien que rois, dès qu'ils vous deviennent infidèles, sont également
destinés à déchoir, — puisque vos anges mêmes sont déchus par
myriades ! » Dès les premiers jours de la révolution de i8/i8, il prédit
les horreurs de juin dans un tableau fatidique. Ses pressentimens
62 KEVUE DES DEUX MONDES.
allèrent bien plus loin encore , et il crut pouvoir annoncer le mo-
ment prochain où l'Occident, sapé dans ses bases et troublé dans
sa foi à la liberté, croirait à la vérité <i de celui qui est resté seul
inébranlé sur le rocher de Pétersbourg. » Ce sera alors, affirmait le
poète, la dernière et la plus cruelle épreuve pour la Pologne cruci-
fiée, et il conjurait sa patrie de garder dans ce moment suprême sa
religion intacte, de conserver dans toute sa pureté cette « âme polo-
naise, » qui sera tentée par les deux forces opposées et également
brutales : le panslavisme des tsars et le radicalisme de l'Europe. Il y
a quelque chose d'étrangement émouvant dans le début même du
célèbre psaume de la bonne volonté, où le fils d'une nation saignante
encore d'un massacre., comptée pour morte, dépouillée de tous les
biens de la terre, où le fils d'une telle nation s'écrie : « Vous nous
avez tout accordé, ô Seigneur, tout ce que vous pouviez nous don-
ner du trésor éternel de la grâce!... Alors même que nous fûmes
descendus dans la tombe, vous nous avez maintenus vivans dans les
grandes luttes du monde; nous n'étions plus, et nous fûmes pour-
tant présens à toute action glorieuse, sur tout champ de bataille, avec
notre aigle d'argent et notre lame d'acier; vous nous avez ôté la terre,
vous nous avez abaissé le ciel , et votre cœur immense nous a cou-
verts partout; cadavres en apparence, nous fûmes des esprits en réa-
lité. » Pour cette Pologne, à laquelle le Seigneur a tout accwdé, le
poète ne demande plus qu'une dernière grâce : une volonté pure et
sincère au milieu de l'ébranlement du monde, une volonté qui sache
n'avoir recours qu'aux actions saintes aujourd'hui que viennent les
tentations extrêmes... « Aujourd'hui que votre jugement a commencé
dans les cieux sur les deux mille ans qu'a vécu la chrétienté, accor-
dez-nous, ô Seigneur, dans ce moment suprême, de nous ressusciter
nous-mêmes par des actions saintes ! » Cette prière revient à des in-
tervalles divers dans le psaume majestueux, dont le rhythme coule
lent et grave comme les accords de l'orgue; elle revient au moment
le moins attendu , et cependant toujours admirablement préparée,
amenée par l'enchaînement musical de la pensée plutôt que par son
développement logique, rappelant la contexture d'une fugue de
Bach et en produisant l'effet magique. Un tableau merveilleux de
sentiment catholique clôt cet hymne. On sait le culte qu'a toujours
porté la Pologne à la mère du Christ. Le poète représente la reine
céleste de Pologne plaidant aujourd'hui devant son fils pour ses su-
jets fidèles, et tendant vers lui deux calices, dont l'un contient le
sang du Sauveur, et l'autre le sang du peuple martyr.
«t Regardez-la, ô Seigneur'. Entourée d'un cortège d'âmes, elle monte
vers vous à travers les immensités. Toutes les étoiles se sont penchées vers
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE. 63
elle; toutes les forces qui tourbillonnent dans l'univers se sont amollies
sous le charme d'un attendrissement soudain. Elle monte portée par les
ombres pâles de nos martyrs; elle traverse l'azur et les voies lactées, elle
passe au-delà des soleils, elle monte toujours plus haut et toujours plus
blanchissante.
« Regardez-la, ô Seigneur! La voilà maintenant agenouillée au pied de
votre trône, au milieu des séraphins. Sur son front brille la couronne po-
lonaise, et son manteau bleu balaie les espaces tissus de rayons. Les
sphères se sont arrêtées et attendent. Elle prie à voix basse ; derrière elle
pleurent les ombres de nos pères, et de ses deux mains elle lève deux
calices...
« C'est votre propre sang, ô Seigneur, qu'elle vous présente ainsi dans le
calice qu'elle tient haut dans sa main droite, et dans l'autre, qui est plus
bas, — plus bas, — vous reconnaissez, ô Seigneur, le sang de ses sujets
fidèles, le sang de ceux qui sont crucifiés sur mille croix, le sang qui coule
sans cesse sous un triple glaive et sur trois terres qui ne sont qu'une pa-
trie!... — Au nom du saint calice qui déborde d'amour, elle implore votre
miséricorde pour l'autre qui est plus bas, — plus bas, — et elle prie pour
nous. Père, Fils, Esprit!
« Elle prie pour nous, et nous prions avec elle, que vous daigniez nous
accorder la grâce des grâces. Ce n'est pas l'espérance que nous vous de-
mandons, ô Dieu! elle tombe sur nous comme une pluie de fleurs, — ni la
mort de nos oppresseurs, leur fin est écrite sur le nuage de demain; — ce
n'est pas de franchir le seuil de la mort : il est franchi, ô Seigneur; — ce
ne sont pas des armes puissantes : les tempêtes nous les apportent; — ni
des secours : le champ de l'action est ouvert devant nous aujourd'hui. Mais
aujourd'hui que votre jugement a commencé dans les cieux sur les deux
mille ans qu'a vécu la chrétienté, accordez-nous, ô Seigneur, une volonté
pure, accordez-nous une volonté sainte. Père, Fils, Esprit! »
L'hymne de la bonne volonté fut le dernier des Psaumes du poète;
on peut dire même qu'il fut le dernier de ses chants. Une seule
fois encore il éleva la voix dans cette petite composition de Resur-
recturis, où il semblait vouloir résumer, comme dans un accord
final, ses idées sur le sacrifice et les recommander à la nation; puis
il se tut. La nation se tut comme lui; elle roula longtemps dans
son esprit les pensées de Ylridion, de l'Aurore et des Psaumes, et
s'en imprégna; elle entra dans une carrière de labeurs pénibles et
obscurs qui lui seront peut-être comptés un jour, mais qui pour le
moment ne firent qu'épaissir autour d'elle les ténèbres de l'oubli.
De grands événemens passèrent sans changer en rien son sort; la
guerre de Grimée même ne la rappela pas sur la scène de l'action,
et au milieu de tant de peuples qui faisaient retentir leur nom ou
le recouvraient, elle resta longtemps ignorée, elle devint anonyme
comme son poète. Pendant ce temps, l'auteur des Psaumes se
mourait à l'étranger, et il n'y eut pas jusqu'à cette fin prématurée
(36 • REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne portât le cachet de la destinée tragique qui a pesé de son
poids de plomb sur toute cette existence douloureuse. Un vieillard,
un ancien et brave soldat venait de s'éteindre au milieu de l'in-
diiïérence de ses compatriotes, qui ne fat elle-même que de la gé-
nérosité, et si la nation daigna attacher une pensée à cet événe-
ment, ce ne fut que celle du répit que cette mort pourrait donner
à la vie d'un fils resté, lui, fidèle à la patrie; mais le lien fatal qui
unissait ces deux existences ne devait pas se rompre môme alors :
une violente maladie emporta subitement le poète trois mois après
qu'il eut perdu son père. Il mourut ici même, à Paris, le 2/1 février
1859, et le silence seul vint s'asseoir sur sa tombe. Pour emprunter
l'expression pittoresque d'un écrivain polonais célèbre, « un grand
génie s'en allait au ciel, et dans son vol il ne frôla pas la terre, même
de son ombre... »
Le silence régna de même, et longtemps encore, sur une autre
tombe bien plus grande, et qui s'appelait la Pologne; mais un jour,
il y a de cela plus d'un an, les trois monarques du Nord convin-
rent de cette entrevue de Varsovie qu'à tort ou cà raison l'opinion
libérale de l'Europe regardait comme le point de départ d'une nou-
velle sainte-alliance : on disait cette entrevue dirigée contre l'Italie
et les tendances générales de l'Occident. A cette nouvelle, la Po-
logne frémit ; la nation ensevelie si longtemps dans sa douleur et
dans son travail intérieur secoua son linceul et sortit tout à coup de
son inaction. Et sait-on bien quel fut le signal de cette agitation
polonaise qui depuis n'a cessé de croître? Ce fut une messe funèbre,
célébrée à la même date dans toutes les églises du pays pour le re-
pos de l'âme des trois poètes : Miçkiewicz, l'auteur des Psaumes et
Slovvaçki. Une pieuse pensée d'amour et de concorde réunissait ainsi
devant Dieu et dans un deuil commun les deux grands adversaires
qui furent longtemps amis, et plaçait au-dessus d'eux leur maître
à tous, l'immortel viaîdelote. Puis vint un jour où le peuple de Var-
sovie se leva; il se leva sans armes, ne portant dans ses mains que
son drapeau et sa croix ; il ne donna pas la mort, mais il la reçut,
et quand le dominateur, épouvanté d'une attitude si nouvelle, lui
demanda ce qu'il voulait, il répondit : La patrie!... L'âme du chan-
teur de Resurrcriuris dut tressaillir; l'idéal qu'il avait rêvé deve-
nait une réalité, et sa poésie, restée si longtemps anonyme, tout un
peuple la signait de son nom.
JULIAN KlACZKO.
CONFIDENCES
D'UNE AME LIBÉRALE
LETTRES INEDITES ET JOURNAL INTIME DE SISMONDI.
Les meilleures pensées d'un écrivain ne sont pas toujours celles
qu'il livre volontairement à la foule; l'esprit a ses délicatesses et
ses pudeurs. Un jour, au sujet d'un tableau, le fougueux critique
du xviii^ siècle essaie de caractériser l'inspiration dans les arts, et
maintes idées hardies, lumineuses, maints éclairs d'un spiritua-
lisme imprévu illuminent tout à coup le papier où galope sa plume.
Étonné lui-même de ce qu'il vient d'écrire, il en a presque honte,
et comme c'est à un confident qu'il s'adresse, il ajoute aussitôt :
« Si vous avez quelque soin de la réputation de votre ami et que
vous ne vouliez pas qu'on le prenne pour un fou, je vous prie de
ne pas confier cette page à tout le monde. C'est pourtant une de
ces pages du moment qui tiennent à un certain tour de tête qu'on
n'a qu'une fois. » Puisque Diderot a éprouvé ce scrupule, on com-
prend que des esprits moins impétueux, même parmi ceux qui se
consacrent le plus loyalement au service du public, dérobent à ce
client indiscret toute une part de leur vie spirituelle. Il y a, en un
mot, le domaine des secrètes pensées comme il y a le domaine des
pensées publiques. L'intelligence poursuit aux yeux de tous sa route
régulière et prévue; le cœur a sa vie à part et ses révolutions ca-
chées. Parlez tout haut de ce qui intéresse les sociétés humaines,
renouvelez l'étude de l'histoire, attaquez les problèmes de l'écono-
TOME XXX\'II.
66 REVUE DES DEUX MONDES.
mie politique, soyez un écrivain sérieux, austère, abondant, atten-
tif à tout ce qui peut servir le progrès général : tandis que ces qua-
lités excellentes se déploient sans donner un caractère très vif à
votre physionomie, il se peut que le travail intérieur de votre âme,
ces éclairs dont vous ne dites rien, ces tours de tcte que vous cachez
avec sci'upule, révèlent un jour chez vous un penseur plein de
charme et d'originalité.
On aime beaucoup aujourd'hui ces publications de lettres inédites
qui nous font pénétrer familièrement dans les replis d'une âme
illustre ou dans les mystères d'une société choisie. A notre riche
littérature de mémofres expressément composés par des person-
nages mêlés au drame public, à cette littérature sans égale qui, de
Viliehardoin à Chateaubriand, embrasse toutes les périodes de notre
histoire et qui s'enrichit encore sous nos yeux, les Anglais, jaloux
de notre prééminence sur ce point, ont opposé leur curieuse fabri-
cation de mémoires involontaires et posthumes, pure collection de
lettres, de notes, de papers rassemblés après la mort de celui qui
les traça, publiés avec ou sans son aveu, et destinés à mettre en
lumière tout le détail d'une grande existence. Une fois l'exemple
donné, ce fut bientôt une habitude prise. Les deux pays qui, avec
l'Angleterre, représentent la vie intellectuelle de l'Europe, n'eurent
garde de demeurer en arrière. Ce genre nouveau d'ailleurs répon-
dait si bien à l'esprit de notre âge, ces indiscrétions fournissaient
souvent de si vives lumières à la pénétrante curiosité de la critique
moderne! Aussi, depuis un demi-siècle, que de correspondances
particulières mises au jour en France et en Allemagne ! On en for-
merait aisément toute une bibliothèque, bibliothèque assez mélan-
gée, on peut le croire, et qui, attirant les curieux, éloignerait sou-
vent les délicats. Là plus qu'ailleurs se confondent le bien et le
mal, le piquant et l'ennuyeux, les témoignages historiques et les
insipides bavardages. Là aussi, à côté des révélations permises il y
a les indiscrétions coupables. La première loi de toutes ces publi-
cations posthumes à notre avis, c'est celle que le bon goût indique
aussi bien que la loyauté : ne rien imprimer à la hâte, attendre
qu'une génération ait passé, c'est-à-dire, en d'autres termes, évi-
ter le pire des charlatanismes, celui qui fait métier de scandales.
L'éditeur n'a plus ensuite que deux questions à se faire, — Les dé-
tails que renferment ces lettres jettent-ils quelque jour nouveau
sur une époque? Nous font-elles connaître sur le développement
secret d'une âme des détails qui intéressent la philosophie? Intérêt
historique ou intérêt moral, si l'on ne trouve ni l'un ni l'autre dans
les papiers que vous avez la fantaisie d'exhumer, gardez -vous de
toucher inutilement à la cendre des morts!
CONFIDENCES d'uNE AME LIBERALE. 67
Parmi les recueils de lettres qui, répondant à ces deux condi-
tions, nous donnent un commentaire de la vie des peuples ou de la
vie de la conscience, nous ne cachons pas nos préférences pour ces
derniers. Les plus belles correspondances, les plus nobles journaux
intimes qu'ait vu publier notre siècle, sont ceux qui nous font as-
sister aux élévations de quelque grande âme. Il est doux de trouver
l'homme meilleur que ne le montraient ses écrits. Lorsque Goethe,
dans ses lettres à Schiller ou dans ses entretiens avec Eckermann,
nous donne tant de preuves de cette chaleur de cœur, de cette
sympathie prime-sautière et ardente que certains critiques s'obsti-
nent encore à lui refuser, parce qu'elles s'associaient, chez ce puis-
sant génie, à la pleine possession de soi-même; lorsque les lettres
intimes du grand théologien Schleiermacher nous font pénétrer plus
avant dans cette âme si profonde et si subtilement complexe; lors-
que les confidences heureusement retrouvées de Maine de Biran
nous révèlent un travail si noblement religieux, un sentiment si vif
de l'invisible et du surnaturel chez ce sévère enfant du xyiii*" siècle,
de telles conquêtes valent mieiix assurément que la découverte
d'un miUion de petits faits puérilement consignés par le marquis
de Dangeau, l'abbé Le Dieu ou l'avocat Barbier.
Ces exemples, et d'autres encore, nous sont venus à la pensée
pendant que nous parcourions maintes lettres de Sismondi, les unes
inédites pour la plupart, précieux dépôt que conserve la biblio-
thèque du Musée-Fabre à Montpellier, les autres recueillies déjà
par des mains pieuses et publiées à Genève il y a quatre ans, mais
qui semblent avoir passé inaperçues (1). En étudiant l'histoire de la
comtesse d'Albany, nous avons eu occasion de faire quelques em-
prunts aux lettres inédites du Musée-Fabre , car c'est à la veuve
de Charles-Edouard, à l'amie d'Alfieri, que ces lettres sont adres-
sées, et c'est par M. Fabre que la ville de Montpellier les possède.
Ces emprunts devaient être faits avec discrétion; nous étions tenus
de choisir ce qui se rapportait à notre histoire, sous peine de ra-
lentir le récit et de substituer un sujet à un autre. Aujourd'hui
nous n'avons plus à nous occuper de la comtesse d'Albany ; ce n'est
plus la reine de Florence que nous cherchons dans les lettres de
Sismondi, c'est Sismondi lui-même. Or ces curieuses pages, si on
les joint à celles qui ont été imprimées à Genève en 1857, nous ré-
vèlent, ce semble, un Sismondi tout nouveau, ou du moins un Sis-
mondi que les esprits pénétrans ont pu soupçonner çà et là dans
ses œuvres, mais que certainement personne ne connaissait. Grave,
(1) J. C. L. de Sismondi. — Fragmens de son Journal et Correspondance, 1 vol 10-8"%
Genève 1857.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
austère, dévoué au service de l'humanité, un des meilleurs disciples
du xviii* siècle, un disciple souvent supérieur à son maître, puis-
qu'il n'en avait ni les petitesses d'esprit ni les irrévérences, tel nous
apparaissait Sismondi dans ses savantes histoires comme dans ses
traités d'économie sociale; savait-on qu'il y avait en lui une âme
tendre, aimante, délicate, initiée à toutes les grâces de la charité,
je veux dire à ses joies les plus exquises et à ses plus touchans
scrupules? Savait-on que ce grave érudit goûtait avec délices l'in-
struction fine et suave que donne la société des femmes? Savait-on
que ce républicain genevois était Français au fond de l'âme, que ce
protestant grondeur avait parfois des tendresses subites, comme
Alexandre Vinet, pour certaines choses du catholicisme, que ce dis-
ciple de Voltaire, ce continuateur de Rousseau, cet ami de Bonstet-
ten, s'était élevé, en dehors de tout esprit de secte, à un christia-
nisme aussi pur qu'eflicace?
Sismondi, à l'âge de vingt-cinq ans, c'est-à-dire au début de
cette période où nos deux recueils de lettres vont nous découvrir
chez lui des transformations décisives, fit un jour un rêve singu-
lier, qui le peint très exactement à cette date. Les circonstances de
ce rêve l'avaient tellement frappé qu'il voulut les consigner sans
retard; ce fut l'occasion et le commencement de ce journal récem-
ment publié à Genève. Je transcris ses paroles : « 9 octobre 1798.
— J'ai eu cette nuit un songe qui m'a donné assez d'émotion : je
voulais, en me levant, l'écrire tout de suite; à présent qu'il s'est
passé quelques heures depuis mon lever, l'impression est affaiblie,
et peut-être ne me le rappellerais-je pas bien. J'étais à Genève, je
crois, en tiers avec ma sœur et M'"" Ant... Je ne sais comment
j'amenai celle-ci à dire avec franchise ce qu'elle pensait de moi;
elle me trouvait, ce me semble, des vertus et de la rudesse, du ca-
ractère et des connaissances, mais peu d'esprit, des sentimens, mais
point de grâces. Je rendis hautement justice à son discernement,
lorsqu'elle ajouta : « J'ai encore un reproche impardonnable à vous
faire, c'est d'avoir abandonné ma patrie et d'avoir voulu renoncer
au caractère de citoyen genevois. » Je me défendais d'abord en re-
présentant que la société n'était formée que pour l'utilité commune
des citoyens, que dès qu'elle cessait d'avoir cette utilité pour but
et qu'elle faisait succéder l'oppression et la tyrannie au règne de
la justice, le lien social était brisé, et chaque homme avait droit de
se choisir une nouvelle patrie; mais elle a répliqué avec tant de
chaleur en faisant parler les droits sacrés de la patrie, le lien indis-
soluble qui lui attache ses enfans, la résignation, la constance et le
courage avec lesquels ils doivent en partager les malheurs, lui en
diminuer le poids, qu'elle m'a communiqué tout son enthousiasme.
CONFIDENCES d'UNE AME LIBERALE. 69
Je rougissais, comme si je reconnaissais ma faute; cependant j'al-
léguais ma sensibilité extrême pour elle. Je ne pouvais, disais-je,
supporter de voir sa chute, son avilissement surpassait ce que pou-
vait souffrir ma constance ; mais qu'elle eût besoin de moi, et du
bout du monde j'étais prêt à retourner à elle; qu'elle eût essayé de
se défendre contre les Français, qu'elle tentât encore à présent de
secouer leur joug, et j'aurais couru, j'aurais volé, je volerais en-
core... Je disais tout cela avec tant de chaleur, même d'enthou-
siasme et d'éloquence, que je me suis réveillé; mais l'impression
profonde que m'a faite cette conversation s'est conservée toute la
matinée. » Ainsi des vertus mêlées de rudesse , du savoir sans es-
prit, des sentimens et nulles grâces, avec cela un patriotisme gé-
néreux, mais farouche, le patriotisme d'un homme tout prêt à re-
nier son pays plutôt qu'à souffrir de sa chute, voilà les principaux
traits du caractère de Sismondi à l'heure de la jeunesse. Suivez-le
maintenant dans les phases diverses que nous représentent ses
lettres et son journal, ce sera, vous le verrez, toute une série de
métamorphoses.
J'ai parlé de l'amour ardent et farouche qu'il portait à sa répu-
blique natale ; il ne tardera pas à ressentir une affection aussi pas-
sionnée pour la France. Nous sommes en 1798; or, quand Sismondi
écrivait la page qu'on vient de lire, il n'avait que trop de raisons
pour redouter et maudire l'influence des idées françaises. La bio-
graphie de Sismondi a été tracée par le burin magistral de M. Mi-
gnet, et je n'aurai garde d'y toucher; je me garderai bien aussi
d'ajouter aucun détail à l'espèce de mémoire de famille publié ré-
cemment par M''® de Montgolfier : qu'on me permette seulement de
résumer les faits en quelques lignes pour l'intelligence de ce qui
va suivre.
Né à Genève en 1773, Jean-Gharles-Léonard Simonde de Sis-
mondi avait assisté dès l'âge de vingt ans à l'invasion de la terreur
révolutionnaire dans la cité de Calvin. Il avait vu confisquer, ou à
peu près, le patrimoine de sa famille ; maisons, terres, argenterie,
bijoux, tout avait été pillé par les nouveaux maîtres ou frappé d'im-
pôts destructeurs. Lui-même, jeté en prison avec son père dès le
commencement de la révolution, il avait failli périr un peu plus
tard sous la baïonnette d'un sans -culotte en voulant sauver un
proscrit. Aux premiers jours de calme, M. et M'"*' de Sismondi ven-
dent leur domaine mutilé et vont chercher un asile en Toscane,
dans le pays d'où leurs ancêtres étaient sortis au moyen âge; c'est
Charles, bien jeune encore, qui les a décidés à se diriger vers l'Ita-
lie; c'est lui qui cherche un domaine, qui l'achète, qui en surveille
l'exploitation, préludant ainsi par la pratique à ses curieuses études
70 REVUE DES DEUX MONDES.
sur lagi-iculiure toscane. Il était là depuis quelques mois, dans ce
joli domaine de Yalchiusa, quand il entendit en songe une de ses
compatriotes lui reprocher amèrement d'avoir abandonné son pays.
C'était sa conscience qui se tourmentait elle-même. Il retourna
bientôt dans la ville qu'il devait illustrer, sauf à se partager plus
tard entre ses deux patries, la Toscane et la Suisse. Voici donc le
colon de Valchiusa redevenu citoyen de Genève. Bientôt, présenté à
M'"* de Staël, engagé d'un pas sûr dans les' hautes sphères de l'é-
tude, célèbre dès le premier jour par sa belle Histoire des Bôpu-
bliques italiennes, il va entrer décidément en rapport avec cette
France dont il n'a vu d'abord que les accès de délire. Notons ici les
différentes ])hases. Le premier appel vint de Paris; la critique lit-
téraire de 1810 reconnut un des siens dans le peintre savant et ha-
bile de l'Italie du moyen âge. On sait que le gouvernement impérial
avait institué des prix décennaux pour les meilleures productions
dans toutes les branches des sciences et des lettres : \ Histoire des
Républiques italiennes n'obtint pas le prix, qui fut décerné à VHis-
toire de l'anarchie de Pologne; Sismondi, honoré seulement de la men-
tion, avait pourtant la première place parmi les vivans, puisque Rul-
hières était mort. Nos lettres inédites contiennent quelques détails
à ce sujet. Je cite ce passage, parce que nous avons là le point de
départ des relations de Sismondi avec la société française; je le cite
aussi à cause des jugemens littéraires qu'il renferme. Ajoutons que
ce premier succès de Sismondi semble avoir passé inaperçu : Marie-
Joseph Ghénier n'en dit rien dans son Tableau de la Littérature^
quoiqu'il accorde une attention très sérieuse à Y Histoire des Répu-
bliques italiennes {1). Les biographes les mieux informés ont gardé le
même silence : ni M. Mignet dans sa belle notice, ni M"" de Mont-
golfier dans ses touchans mémoires , n'ont rappelé ce premier
triomphe dont Sismondi, on va le voir, paraît si naïvement heu-
reux.
« Florence, 14 août 1810.
« Je ne vois ici que le Journal de l'Empire^ en sorte que je n'entends
qu'un seul parti dans la querelle qu'ont excitée les prix décennaux. Il y a
en effet de quoi faire un beau tapage et mettre en mouvement toutes les
prétentions de tous ceux qui depuis dix ans se sont distingués dans tous les
genres. Pour ma part, je suis très content, je me sens flatté par la mention
(1) A vrai dire, il n'en pouvait parler que dans un appendice, ce Tableau de la litté-
rature étant un rapport composé par Chénier à l'occasion du concours. Les débats assez
compliqués qui précéderont le vote peuvent se lire tout au long dans le volume des
Mémoires de l'Institut publié sous ce titre particulier : Rapports et discussions de toutes
les classes de l'Institut de France sur les ouvrages admis au concours pour les prix dé-
cennaux. Paris, novembre 1810.
CONFIDENCES d'UNE AME LIBERALE. 71
honorable fort au-delà de mes espérances. Je ne croyais pas, à la vérité,
que Ruihières, mort depuis dix-sept ans, pût concourir pour un prix donné
aux ouvrages des dix dernières années; mais dès l'instant qu'on prend
répoque de la publication, non celle de la composition, personne, ce me
semble, ne pouvait lui disputer le premier succès. Peut-être y a-t-il trop
d'esprit dans son histoire et plus qu'il n'appartient au genre, peut-être son
introduction, trop longue avant que l'intérêt commence, ne met-elle point
cependant encore suffisamment au fait, peut-être y a-t-il quelque chose de
maladroit aussi bien que d'injuste dans son excessive partialité, car l'on est
frappé de la passion qui le domine longtemps avant qu'il l'ait justifiée, et
l'on se tient en garde contre un sentiment qu'il aurait pu vous faire plus
tôt partager; mais la force du talent ou plutôt du génie de l'auteur vous
entraîne enfin malgré vous : l'intérêt de roman, l'intérêt le plus vif que la
fiction puisse exciter et qui se trouve ici confondu avec l'intérêt historique,
s'empare de vous dans le second et le troisième volume et ne nous permet
plus de poser le livre. L'amertume de caractère et d'esprit qui donne de la
vivacité à toutes les couleurs et du mordant à toutes les expressions fait un
effet d'autant plus profond qu'en général cette qualité , propre aux gens
secs et moqueurs, détruit l'enthousiasme à sa source, tandis que VHistoire
de Pologne est tellement chevaleresque, la nation et ses chefs sont présen-
tés avec un caractère si héroïque, que le cœur est sans cesse remué par les
sentimens les plus nobles. Ruihières a eu le propre du génie ; il a réuni les
qualités qui en général s'excluent l'une l'autre, celles d'un esprit sec et
celles d'un cœur chaud.
« Je vois que les journaux accusent le jury d'avoir couronné ceux qui
ont gagné ses suffrages par une cour assidue. Ce n'est pas ainsi du moins
qu'il s'est conduit pour l'histoire. Il a couronné un mort, il a donné ensuite
la première place à un absent, inconnu à tous ses membres. Je n'avais pas
même accompagné d'une lettre l'envoi de mon livre. Il leur est arrivé sous
bande, sans que pas un sût de quelle nation j'étais ou dans quel lieu je de-
meurais, et parmi ceux qui ont été nommés ensuite, deux au moins, par
leurs relations nombreuses et par le rang qu'ils occupent, pouvaient s'at-
tendre à rencontrer plus de faveur. J'ai un véritable chagrin que ce jury,
auquel je dois tant de reconnaissance, ait donné prise contre lui à de si
amers persiflages en couronnant l'ouvrage de Saint-Lambert. »
Trois ans après, au commencement du mois de janvier 1813, cet
absent, qui n'est plus un inconnu, arrive enfin à Paris. Grâce à
l'amitié que lui portent M"'^ de Staël et Benjamin Constant, grâce
aux recommandations de la comtesse d'Albany, il est admis à la
fois dans la haute société libérale issue de 89 et dans cette aristo-
cratie plus que décimée qui conserve encore ses vieilles traditions
d'esprit et de politesse. Quelle sera sa première impression? Il faut
bien le dire, une sorte de désappointement. Avant de subir le
charme de ce monde d'élite, il n'y verra d'abord qu'une réputation
usurpée. « Cette simplicité qui appartient si exclusivement au vrai
72 REVUE DES DEUX MONDES.
mérite, qui donne seule le sentiment du vrai, qui vous ramène aux
impressions des sons justes après que l'oreille a souvent été fati-
guée par une musique discordante, cette simplicité me paraît aussi
rare à Paris que dans les petites villes. » Voilà son premier mot sur
la société parisienne dans une lettre à M'"^ d'Albany, et quelques
jours après, faisant allusion à la timidité de sa sœur, à la crainte
que lui inspiraient tous ces salons célèbres, il écrivait à sa mère :
« Que je voudrais que nous pussions persuader à ma sœur de jouer
le jeu qu'elle a, d'en tirer tout le parti qu'il y a moyen d'en tirer!
Elle se fait toujours illusion sur la perfection d'un autre monde.
C'est à Paris même, et au centre de sa meilleure société, que je ré-
pète que la distance entre toutes les sociétés n'est point incommen-
surable. » N'oubliez pas que les dissipations de la vie mondaine
dérangent les habitudes méditatives de Sismondi, qu'il n'a plus le
temps de se recueillir en Jui-même et de résumer ses impressions.
Rappelez-vous aussi que l'outrecuidance et la légèreté de certaines
coteries académiques répugnaient à sa nature loyale. « Quant à
mes livres, écrit-il à sa mère, ils n'en ont pas lu une ligne. Ce sont
des hommes dans la tête desquels rien de nouveau ne peut entrer.
La place qu'ils occupent à l'Institut leur fait croire qu'ils sont au
pinacle, et ils considèrent les livres qu'on leur envoie comme un
hommage qu'on leur doit et qui ne les engage à rien. » Sismondi
n'était pas un vaniteux vulgaire; sa mère et sa sœur l'avaient ac-
coutumé aux plus sévères critiques. Esprit franc, il préférait une
franche parole à ces félicitations banales qui prouvent qu'on n'a
point lu. Bref, pour des raisons fort différentes,, sa première impres-
sion est mauvaise, et lui, l'austère libéral, l'ardent novateur en
toutes choses, c'est seulement parmi les vieillards qu'il retrouve
son idéal de la France. Le tableau est curieux.
« Paris, 1" mars 1813.
« Combien je suis touché de votre aimable souvenir! Combien je suis
reconnaissant de ce que vous montrez quelque désir de me voir en Tos-
cane! Au milieu de ce monde si brillant, au milieu de cette société qu'on
regarde comme la plus aimable de l'univers, j'en forme chaque jour le dé-
sir. J'ai besoin d'aller me reposer auprès de ma mère d'un mouvement qui
est trop rapide pour moi, j'ai besoin d'aller rapprendre de vous à repasser
sur mes impressions, à méditer sur ce que je vois et ce que je sens, à tirer
enfin par la réflexion quelque parti de la vie. C'est une opération que je
néglige ici d'une manière qui m'étonne et m'humilie ensuite. On me de-
mande souvent quelle impression me fait Paris, et je ne sais que répondre,
car je ne généralise point mes idées, et je ne me demande presque jamais
compte de mes impressions. Après tout, elles n'ont pas été bien vives, je ne
trouve pas une bien grande différence de ce que je vois ici à ce que je vois
CONFIDENCES d'uNE AME LIBÉRALE. 73
partout. Ce qui est précisément chose à voir est ce dont je me soucie le
moins. J'ai visité quelques monumens, quelques cabinets, pour l'acquit de
ma conscience plus que pour mon plaisir, et j'en suis toujours revenu avec
une fatigue qui passait de beaucoup la jouissance. J'ai peu vu jusqu'à pré-
sent le théâtre, l'heure des dîners et des soirées rend impossible d'en pro-
fiter; mais les spectacles que j'ai vus ne m'ont pas donné des jouissances si
vives que de me faire faire beaucoup d'efforts pour en voir davantage. C'est
donc dans la société presque uniquement que j'ai trouvé le charme de Pa-
ris, et ce charme va croissant à mesure qu'on remonte à des sociétés plus
âgées. Je suis confondu du nombre d'hommes et de femmes qui approchent
de quatre-vingts ans, dont l'amabilité est infiniment supérieure à celle des
jeunes gens. M™* de Boufllers (mère de M. de Sabran) est loin encore de
cet âge; sa vivacité cependant, sa mobilité, son jugement sont du bon an-
cien temps et n'ont rien à faire avec les mœurs du jour. C'est elle qui de-
vait me mener chez M'"'' de Coislin... Avec elle encore j'ai vu M*"* de Saint-
Julien, qui à quatre-vingt-six ans a la vivacité de la première jeunesse,
M"'« de Groslier, qui passe au moins soixante-dix, et qui fait le centre de la
société de Chateaubriand. Je suis encore en relations avec M"'« de Tessé, la
plus aimable et la plus éclairée des vieilles que j'ai trouvées ici; avec
M. Morellet, qui passe quatre-vingt-six ans; avec M. Dupont, qui en a bien
soixante-quinze, et dont la vivacité, la chaleur, l'éloquence ne trouvent pas
de rivaux dans la génération actuelle; avec les deux Suard, que je ne mets
pas au même rang, quoique l'esprit de l'un tout au moins soit fort aimable.
Après avoir considéré ces monumens d'une civilisation qui se détruit, on
est tout étonné, lorsqu'on passe à une autre génération, de la différence de
ton, d'amabilité, de manières. Les femmes sont toujours gracieuses et pré-
venantes, — cela tient à leur essence; — mais dans les hommes on voit di-
minuer avec les années l'instruction comme la politesse. Leur intérêt est
tout tourné sur eux-mêmes. Avancer, faire son chemin est tellement le
premier mobile de leur vie, qu'on ne peut douter qu'ils n'y sacrifient tout
développement de leur âme comme tout sentiment plus libéral. Dans votre
précédente lettre, vous appeliez ceci la cloaca massima. L'image n'est d'a-
bord que trop juste au physique. Comme je me suis trouvé ici en hiver,
dans le temps des boues, et que je vais beaucoup à pied, je ne saurais ex-
primer quel profond dégoût m'inspirait la saleté universelle. L'image des
rues me poursuivait dans les maisons et me gâtait toutes les choses physi-
ques; rien ne me paraissait pouvoir être propre dans une ville si indigne-
ment abandonnée à la souillure. Au moral, je ne trouve point qu'on ait ici
le sentiment d'un méchant peuple, les vices ne me semblent point s'y mon-
trer fort à découvert, et l'opinion publique en général est protectrice de la
morale; mais il y a un genre de crimes tout au moins qu'on dit très com-
mun dans toutes les classes, parce qu'il est puissamment encouragé, et qui
fait trembler, c'est l'espionnage. »
Ces traits sont assez vifs. Espionnage dans toutes les classes, chez
les générations nouvelles un désir d'avancement auquel on sacrifie
tout principe, la vie de l'esprit et du cœur conservée seulement
7à REVUE DES DEUX MONDES.
parmi les vieillards, voilà, sans parler des désagrémens de la cloaca
masmna (le mot est d'Alfieri, et M'"" d'Albany, qui nous aimait peu,
n'oublie pas de le souffler à Sismondi), voilà, dis-je, ce qui a tout
d'abord frappé le grave enfant de Genève. Peu à peu cependant il
va subir le charme, et, l'aurait-on cru d'un si sévère penseur? ce
seront les femmes qui pour lui deviendront les magiciennes. Quelques
semaines ont suffi pour le convertir. Quelle yariété dans les conver-
sations de ces brillans cénacles ! que d'idées neuves et vives ! comme
la pensée y maintient ses droits, y poursuit son chemin, même sous
une forme frivole en apparence et malgré le joug du despotisme! Le
contraste que je signale ici, d'un mois à l'autre, dans la correspon-
dance de Sismondi, devient plus saisissant encore, si l'on songe aux
préoccupations qui dominaient alors tous les esprits. Au moment
où il est initié aux secrets du monde parisien, une lutte gigantesque
tient l'Europe en suspens. Il n'est pas certes indiff'érent aux émo-
tions publiques, puisque je trouve ces mots dans sa première lettre
datée de Paris : « Quelle époque que celle-ci! quels événemens par
delà toute croyance! quel avenir inexplicable! » Et cependant la
grande question pour lui, à en juger par ses lettres, c'est l'opinion
qu'il doit se faire de la société française, séduisante et périlleuse
énigme, problème qui l'attire et qui le trouble. Il cède enfin, il est
pris, le charme a triomphé. A l'heure où commencent les terribles
batailles qui préludent aux journées de Dresde et de Leipzig, Sis-
mondi esquisse en souriant ces gracieux portraits de femmes.
« Je serai bien heureux de parler avec vous de Paris. Vous vous en êtes
séparée sans regrets, parce qu'à présent vous préférez à tout le repos et le
calme, mais vous avez toujours cette vivacité de curiosité, apanage néces-
saire d'un esprit actif et étendu. Je vous rendrai compte le mieux que je
saurai des gens de lettres. A présent il n'y en a plus aucun, de ceux qui
peuvent inspirer une curiosité vive, que je ne connaisse, au moins légère-
ment; mais, je crois vous l'avoir dit, aucune société d'hommes n'est égale
pour moi à la société des femmes : c'est celle-là que je recherche avec ar-
deur, et qui me fait trouver Paris si agréable. Ce mélange parfait du meil-
leur ton, de la plus pure élégance dans les manières, avec une instruction
variée, la vivacité des impressions, la délicatesse des sentimens, tout cela
n'appartient qu'à votre sexe et ne se trouve au suprême degré que dans la
meilleure société de France. Tout excite l'intérêt, tout éveille la curiosité,
la conversation est toujours variée, et cependant ces égards constans qu'in-
spire la différence des sexes empêchent le choc des amours-propres oppo-
sés, contiennent les prétentions déplacées, et donnent un liant, une douceur
à ces idées neuves et profondes, qu'on est étonné de voir manier avec tant
de facilité. J'avais commencé par être introduit ici dans le faubourg Saint-
Honoré, et j'avais déjà trouvé beaucoup d'agrément dans la société de
M™" de Pastoret, Rémusat, Vintimiglie et Jaucourt, mais depuis je me suis
CONFIDENCES d'uNE AME LIBERALE. 75
lié davantage dans le faubourg Saint-Germain; on a la bonté de m'admettre
dans la coterie tout à fait intime de M"'" de Duras, de Lévi, de Bérenger
(Cliûtillon), de La Tour du Pin et Adrien de Montmorency, et c'est là sur-
tout que j'ai appris tout le charme de l'amabilité française... Dans le même
monde, mais dans un âge un peu plus jeune, je vois aussi souvent M"'" de
Chabot, la femme de celui que vous avez vu il y a trois mois, et qui est à
présent à Rome. Elle est bien reconnue aujourd'hui pour la femme la plus
aimable, la plus spirituelle et la plus sage en même temps de sa génération.
Son amie M"'* de Maillé est encore une femme fort distinguée. Je ne fini-
rais pas si je voulais nommer toutes celles dont la conversation a de l'attrait
pour moi ; mais, avant tous ces noms, j'aurais dû mettre mon amie M""' de
Dolomieu, qui, née en Alsace, élevée à Brunswick et vivant à Paris, réunit
le charme des deux nations, la sensibilité enthousiaste des Allemandes et
la grâce française... »
Tout cela n'est rien encore : revenu à Genève au mois de juillet
1813, Sisraondi laisse échapper des accens de regrets qui ressem-
blent à des cris de douleur. Décidément ces fêtes de l'esprit l'ont
enivré, ces débauches de conversation lui ont tourné la tète. Est-ce
bien lui qui parle? Écoutez.
« Je me suis trop amusé, j'ai trop joui, j'ai trop vécu en peu de temps.
Après cinq mois d'une existence si animée, d'un festin continuel de l'esprit,
tout me paraît fade et décoloré. Je ne pense qu'à la société que j'ai quittée,
je vis de souvenirs, et je comprends mieux que je n'eusse jamais fait ces
regrets si vifs de mon illustre amie, qui lui faisaient trouver un désert si
triste dans son exil. J'ai conservé quelques correspondances à Paris, et ma
pensée y est beaucoup plus que je ne voudrais et que je ne devrais; mais
qu'est-ce qu'une lettre de loin en loin à côté de conversations de tous les
jours et quelquefois de douze heures de causerie par jour? C'était une folie
que de vivre ainsi, je le sais bien. Comment travaillerait-on? comment fixe-
rait-on sa pensée, si l'on donnait tout au monde? Je me trouve bien jeune,
bien faible, pour mon âge, de m'y être livré avec tant de passion; je sens
bien que c'est un carnaval qui doit être suivi tout au moins par de longs in-
tervalles de sagesse; mais... mais j'aimerais bien recommencer. »
On demandera peut-être ce qui enchantait Sismondi , non-seule-
ment dans la société libérale du faubourg Saint-Honoré, mais chez
la vieille aristocratie de la rive gauche de la Seine. Il nous le dit
lui-même dans son journal : « Quand je parle de liberté , je m'en-
tends parfaitement avec tout le faubourg Saint-Germain, les Mont-
morency, les Ghâtillon, les Duras. Il y a là du moins le vieux sen-
timent de l'honneur qui reposait sur l'indépendance. C'est aussi de
la liberté. » On entrevoit ici tout un système libéral, celui que M. de
Tocqueville a indiqué avec une si lumineuse clairvoyance, et qui
tourmente après lui les meilleurs esprits de nos jours. M. de Toc-
queville, issu de la société aristocratique, mais frappé de l'irrésis-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
tible force qui entraîne le monde vers la démocratie, étudie loya-
lement, chrétiennement, avec une sorte de terreur religieuse , cette
révolution formidable, et demande à la démocratie de l'avenir de
respecter la liberté individuelle , de ne pas écraser le roseau pen-
sant, de ne pas étouffer sous sa masse la pauvre petite flamme vacil-
lante de l'honneur et de la dignité. Vingt ans auparavant, Sismondi,
nature anti- aristocratique malgré l'ancienneté de sa race, esprit
hostile à tous les privilèges et préoccupé aVant tout de la diffusion
générale du droit et des lumières, allait demander à l'aristocratie
le sentiment de l'honneur comme une des sauvegardes de la liberté.
Ce n'est pas un accident fortuit que la rencontre de ces deux
hommes : à une certaine hauteur, les dissidences s'évanouissent. Sis-
mondi et Tocqueville habitaient les mêmes sphères. Les questions
de gouvernement n'étaient pas chez eux de pures matières à spé-
culation, mais des questions vivantes. De là, chez l'un et l'autre,
même largeur, même clairvoyance, parce qu'il y a le même sen-
timent du danger. Sismondi, cherchant la liberté, sait bien que le
parti de l'ancien régime était loin de la posséder tout entière ; il
sait bien que cette liberté était un privilège , et que le grand pro-
blème des temps modernes est de concilier le droit individuel avec
le droit commun. Aussi, malgré les liens qui l'attachent aux Duras,
aux Ghâtillon, aux Montmorency, dès que la France de 89 est me-
nacée dans la personne de l'empereur, il redevient un homme des
nouvelles races. Bien plus, le voilà Français. C'est la France, il vient
d'en avoir l'intuition pendant ces cinq mois d'enchantement, c'est
la France qui a été donnée au monde moderne pour l'arracher à sa
torpeur, pour le faire sortir de l'ornière, pour l'obliger à vivre, à
marcher, à désirer le mieux. L'abaissement de la France, c'est l'a-
baissement de la civilisation libérale dans l'univers. Pendant toute
la campagne de 1813, on voit que Sismondi a la fièvre. « Dans cette
attente continuelle de malheurs publics et privés, j'ai toujours le
bouillonnement d'une curiosité douloureuse en recevant et en ou-
vrant mes lettres. Quand elles ne sont pleines que de littérature,
comme une que je reçus hier sur la question déjuger si Macpherson
était l'auteur ou le traducteur des poésies dites d'Ossian, ce n'est
pas sans un mouvement d'impatience que je les lis. C'est bien de
cela qu'il s'agit aujourd'hui! » Si pourtant un sujet purement litté-
raire lui dérobe quelques heures, ce sera toujours pour le ramener
à cette France nouvelle dont la magie le transporte. M'"^ d'Albany
lui a fait lire la Princesse de (lèves : œuvre exquise, lui écrit Sis-
mondi; mais si elle est bien supérieure aux romans de nos jours par
la noblesse du récit, par la distribution du sujet, combien elle leur
est inférieure par le dialogue! « Il y a quelque chose de formaliste
CONFIDENCES d'uNE AME LIBERALE. 77
et d'empesé dans les propos que l'auteur prête à chaque person-
nage. 11 me semble que de tous les arts, celui qui a fait le plus de
progrès, c'est celui de la conversation. Je crois qu'on cause mieux
aujourd'hui qu'on ne faisait au temps de Louis XIV... » Lorsque
Sismondi, comparant ainsi les romans de M'"«^ de Souza, de Duras,
de Staël, avec celui de M'^^ de La Fayette, tire de ce rapprochement
la conclusion qu'on vient de lire, il commet sans doute une erreur
de goût, mais que cette erreur est curieuse et instructive! Non
certes, on ne causait pas mieux sous Napoléon que sous Louis XIV;
on causait de choses plus graves et d'intérêts plus pressans. Il y
avait moins d'élégance et plus de vie. La conversation n'était plus
un délassement, c'était une affaire. L'art était moins habile, la pas-
sion plus ardente. Disons tout d'un seul mot : entre 1668 et J813 il
y a le xviii'' siècle et la révolution. « La révolution! n'y avons-nous
rien gagné? » s'écrie Chateaubriand à peu près vers ce temps-là,
dans une page célèbre de ses Réflexions politiques, et il montre
combien la nation est devenue plus sérieuse , combien les profon-
deurs de l'âme ont été remuées, et que de grands intérêts occupent
aujourd'hui l'esprit des hommes, au lieu de ces frivolités qui rem-
plissaient autrefois la causerie des salons. Sismondi sent bien tout
cela; même dans les hôtels aristocratiques, il sent passer le souffle
vivifiant de la révolution, et à mesure que cette révolution est frap-
pée, à chaque défaite de la France, à chaque victoire de l'Europe,
on le voit devenir de plus en plus Français. Le 2 février 1814, à
l'heure où l'invasion commence et où tant de peuples vont se trou-
ver face à face, il écrit encore ces mots : « Quant aux nations, je
n'estime hautement que l'anglaise... Après celle-là, qui me semble
hors de pair, entre toutes les autres, c'est la française que je pré-
fère; je souffre pour elle lorsqu'elle souffre, et encore que je ne sois
point Français, mon orgueil se révolte quand son honneur même est
compromis. » Écoutez-le trois mois après, au lendemain de nos dé-
sastres : son cœur éclate de douleur et d'amour. Cette France que
foule le pied de l'étranger, il la revendique comme sa patrie.
« Pescia, 1"'' mai 1814.
(' J'évitais de toutes mes forces d'être confondu avec la nation dont je
parle la langue pendant ses triomphes, mais je sens vivement dans ses revers
combien je lui suis attaché, combien je souffre de sa souffrance, combien
je suis humilié de son humiliation. L'indépendance du gouvernement et les
droits politiques font les peuples ; la langue et l'origine commune font les
nations. Je fais donc partie, que je le veuille ou non, du peuple genevois
et de la nation française, comme un Toscan appartient à la nation italienne,
comme un Prussien à la nation allemande, comme un Américain à la nation
anglaise. Mille intérêts communs, mille souvenirs d'enfance, mille rapports
78 REVUE DES DEUX MONDES.
d'opinion lient ceux qui parlent une même langue, qui possèdent une même
littérature, qui défendent un même honneur national. Je souffre donc au
dedans de moi, sans même songer à mes amis, de la seule pensée que les
Français n'auront leurs propres lois, une liberté, un gouvernement à eux,
que sous le bon plaisir des étrangers, que leur défaite est un anéantisse-
ment total qui les laisse à la merci de leurs ennemis, quelque généreux
qu'ils soient. Je ne suis pas bien sûr que M"'^ de Staël partage ce sentiment,
mais je réponds de l'impression que recevront ses amis, dont les vœux
étaient auparavant si pleinement d'accord avec les vôtres, madame, avec
les siens et avec les miens. Les femmes, plus passionnées que nous dans
tous les partis qu'elles embrassent, sont d'autre part beaucoup moins sus-
ceptibles de cet esprit national; l'obéissance les révolte moins, et comme
ce n'est pas leur vertu, mais la nôtre qui paraît compromise par des dé-
faites suivies d'une absolue dépendance, elles s'en sentent moins que nous
humiliées... »
C'est à la fin de cette même lettre que, se tournant tout à coup
vers l'ami de M""" d'Albany, si hostile à la révolution et à tout ce
qui en sort, il lui jette cordialement ce patriotique appel : a M. Fabre
ne se sent-il pas redevenir Français dans ce moment-ci ? »
Quant à lui, il était décidément des nôtres. On sait le rôle qu'il
joua pendant les cent-jours. Au moment où l'acte additionnel excitait
tant de défiances, Sismondi s'efforçait de contenir les passions dans
l'espoir d'affermir plus sûrement la liberté naissante. Il prenait acte
des garanties accordées par l'empereur ou plutôt conquises sur lui
par la volonté populaire; il prouvait que la responsabilité des mi-
nistres, l'indépendance d'une magistrature inamovible et d'un jury
recruté chez le peuple, enfin la liberté de la presse, sauvegarde de
tous les droits, assuraient à la France cette émancipation politique
et civile cherchée depuis vingt-cinq ans à travers tant d'épreuves.
Son Examen de la constitution française., publié dans le Moniteur ^
était à la fois un vigoureux plaidoyer en faveur de l'œuvre à laquelle
Benjamin Constant venait d'attacher son nom et un manifeste des-
tiné à l'éducation libérale de la France. On savait ces détails, on
savait aussi que Napoléon, étonné peut-être d'avoir trouvé un tel
défenseur, avait voulu voir et remercier Sismondi; ce qu'on ne
connaissait pas aussi bien, c'est l'entretien de l'empereur et du
publiciste genevois. Or, si nos lettres inédites du Musée-Fabre sont
muettes sur ce point, M"" de Montgolfier, qui a eu entre les mains
la correspondance de Sismondi avec sa mère , nous fournit ici des
renseignemens que l'histoire doit recueillir.
C'est le 3 mai 1815 que Sismondi, mandé par l'empereur, fut
reçu à l'Élysée-Bourbon. Le maître, déployant ces séductions qui
avaient fasciné tant d'esprits, l'écrivain, respectueux, mais austère
et ne se dévouant qu'aux idées, se promenèrent longtemps ensemble
CONFIDENCES d'uNE AME LIBERALE. 79
SOUS les onlbrages du parc. On pense bien qu'aucune des paroles de
l'empereur ne fut perdue; le soir même, Sismondi les notait pour sa
mère. Il fut question d'abord des ouvrages de l'historien, du publi-
ciste, de l'économiste; l'empereur les avait lus tous, dès longtemps,
avec beaucoup d'intérêt. — Le dernier, répondait modestement
vSismondi, avait du moins le mérite de l'opportunité; cette défense
de l'acte additionnel était l'œuvre d'une conviction sincère, car il
avait été sérieusement affligé des clameurs que soulevait la consti-
tution. « Gela passera, dit l'empereur. Mon décret sur les munici-
palités et les présidens de collège fera bien. D'ailleurs, voilà les
Français ! Je l'ai toujours dit, ils ne sont pas mûrs à ces idées. Ils
me contestent le droit de dissoudre des assemblées qu'ils trouve-
raient tout simple que je renvoyasse la baïonnette en avant. »
Au milieu de ces ardentes paroles, Sismondi demeurait calme,
considérant comme un devoir de faire comprendre à Napoléon l'ab-
solue nécessité de son changement de conduite. Il s'agissait bien de
coups d'état! La France désormais était jalouse de ses droits, trop
jalouse peut-être; « ce qui m'afflige, — disait-il, et chaque mot
était une leçon, — c'est qu'ils ne sachent pas voir que le système
de votre majesté est nécessairement changé. Représentant de la
révolution, vous voilà devenu associé de toute idée libérale, car la
parti de la liberté, ici comme dans le reste de l'Europe, est votre
unique allié. — C'est indubitable, s'écrie l'empereur; les popula-
tions et moi, nous le savons de reste. C'est ce qui me rend le peuple
favorable. Jamais mon gouvernement n'a dévié du système de la
révolution, non, des principes comme vous les entendiez, vous au-
tres!... J'avais d'autres vues, de grands projets alors... D'ailleurs,
moi, je suis pour l'application. Égalité devant la loi, nivellement
des impôts, abord de tous à toutes places, j'ai donné tout cela.
Le paysan en jouit, voilà pourquoi je suis son homme... Oui, popu-
laire en dépit des idéalistes! Les Français, extrêmes en tout, dé-
fians, soupçonneux, emportés dès qu'il s'agit de théories , vous ju-
gent tout cela avec la furia francese. L'Anglais est plus réfléchi ,
plus calme. J'ai vu bon nombre d'entre eux à l'île d'Elbe : gauches,
mauvaise tournure, ne sachant pas entrer dans mon salon; mais
sous l'écorce on trouvait un hom;ne, des idées justes, profondes, du
bon sens au moins... » Il croyait Sismondi, à titre de libéral, plus
favorable à l'Angleterre qu'il ne l'était en réalité; celui-ci depuis
les derniers événemens , ne -proclamait plus le peuple anglais le
peuple hors de pair, et réservait ses sympathies aux hommes de
Champaubert et de Montmirail. L'empereur sent cela, et tout à coup :
«Belle nation! s'écrie-t-il, noble, sensible, généreuse, toujours
prête aux grandes entreprises ! Par exemple, quoi de plus beau que
80 REVUE DES DEUX JIONDES.
mon retour? Eh bien ! je n'y ai d'autre mérite que d'avoir deviné ce
peuple. » On se figure aisément combien de telles paroles éveillent
la curiosité de l'historien. Ce sont presque des confidences, il ose
les souhaiter plus complètes, il jette un mot, il interroge... « Oui,
oui! répond l'impétueux causeur, on a supposé des intrigues, une
conspiration ! Bast ! pas un mot de vrai dans tout cela. Je n'étais pas
homme à compromettre mon secret en le communiquant. J'avais vu
que tout était prêt pour l'explosion... Les paysans accouraient au-
devant de moi; ils me suivaient avec leurs femmes, leurs enfans,
tous chantant des rimes improvisées pour la circonstance, dans les-
quelles ils traitaient assez mal le sénat. A Digne , la municipalité ,
peu favorable, se conduisit bien. Du reste, je n'avais eu qu'à pa-
raître; maître absolu de la ville, j'y pouvais faire pendre cent per-
sonnes, si c'eût été mon bon plaisir. »
Tout en jetant ces paroles que Sismondi recueillait si avidement,
l'empereur interrogeait à son tour. Il savait que l'ami de Benjamin
Constant voyait à Paris beaucoup de personnages considérables et
dans des camps très divers ; il appréciait en lui un observateur pé-
nétrant, un témoin désintéressé. Ce ne fut pas, on peut le croire,
une conversation banale que celle-là. Que de conquêtes morales il
pouvait faire à l'aide d'une seule conquête ! Et que d'efforts, que de
combats avec lui-même, pendant qu'il assiégeait cette âme si haute
et si simple ! Les notes ingénues tracées par Sismondi nous per-
mettent d'entrevoir toute la scène; lorsque l'empereur, rentrant au
palais, mit fin à l'entretien, d'un mouvement brusque il essuya son
front couvert de sueur, comme dans le feu d'une bataille.
Voilà donc Sismondi devenu Français de cœur et d'âme sans ces-
ser d'être fidèle à la république de ses pères, car ce qui l'attache à
la France, on l'a vu, ce sont les dangers et les espérances de la ci-
vilisation. Il est de ceux qui, au-dessus de la patrie terrestre, en ont
encore une autre, la région des principes, l'ordre divin de la liberté
politique et de la justice sociale. Ainsi mêlé à nos épreuves, attaché
à notre pays par le charme d'une société qui le fascine , et plus en-
core par les grands intérêts que nous représentons dans le monde,
par ces intérêts que nous pouvons sauver ou perdre, selon que nous
suivons nos inspirations généreuses ou que nous cédons à nos vices,
on ne s'étonnera pas que Sismondi ait perpétuellement les yeux fixés
sur nous, on ne sera pas surpris que notre littérature, notre phi-
losophie, nos transformations morales, nos révolutions politiques,
soient l'objet constant de ses méditations, et quelles méditations?
non pas celles du sage contemplant des choses lointaines et ne cher-
chant que les joies de la raison pure, mais celles de l'homme engagé
dans la lutte et qui souffre parce qu'il aime.
CONFIDENCES d'UNE AME LIBERALE. 81
Citons d'abord ses jugemens sur la littérature; les lettres inédites
du musée de Montpellier comme la correspondance publiée à Genève
nous fournissent çà et là de curieuses révélations. Tantôt il s'agit de
certains épisodes de l'histoire contemporaine, tantôt c'est la personne
même de Sismondi qui est en jeu, et nous assistons au développe-
ment caché de sa vie morale. Un des premiers événemens littéraires
de la restauration, ce fut la publication à' Adolphe. On sait que Ben-
jamin Constant, après les cent-jours, forcé de quitter la France pour
éviter le sort de Ney et de Labédoyère ( il était aussi coupable qu'eux,
disaient les journaux royalistes dans leurs dénonciations furieuses),
on sait, dis-je, que Benjamin Constant, réfugié à Londres, y em-
ploya ses loisirs à publier son roman à' Adolphe, commencé depuis
plusieurs années. Si jamais étude de la vie intime a prêté aux com-
mentaires des esprits curieux, c'est bien ce délicat et douloureux
chef-d'œuvre. Que de questions à faire! que de voiles à soulever!
Adolphe, nous le connaissons trop, c'est Benjamin; mais qui est
Ellénore? Aujourd'hui même, après que les lettres de Benjamin
Constant à M'"^ de Charrière ont été mises au jour par M. Gaullieur
et commentées par M. Sainte-Beuve, les juges les plus fins n'osent
répondre. Sismondi, en 1816, sous le coup de sa première impres-
sion, écrit sans hésiter le commentaire qu'on va lire. La lettre est
datée de Pescia, 16 octobre 1816, et adressée à M""" d'Albany, qui
lui avait fait passer le curieux volume à titre de nouveauté seule-
ment, car elle l'estimait peu.
« J'ai gardé bien longtemps, madame, le petit roman que vous avez eu la
bonté de me prêter. Quinze jours auraient pu suffire pour en lire quinze
fois autant; mais je savais que j'allais avoir une occasion sûre pour vous le
renvoyer, celle des dames Allen qui vous le remettront, et que vous ac-
cueillîtes avec votre bonté ordinaire à leur premier passage à Florence,
lorsqu'elles vous furent présentées par M""« de Staël. J'ai profité de ce retard
pour lire deux fois Adolphe. Vous trouverez que c'est beaucoup pour un
ouvrage dont vous faites assez peu de cas, et dans lequel, à la vérité, on
ne prend d'intérêt bien vif à personne; mais l'analyse de tous les sentimens
du cœur humain est si admirable, il y a tant de vérité dans la faiblesse du
héros, tant d'esprit dans les observations, de pureté et de vigueur dans le
style, que le livre se fait lire avec un plaisir infini. Je crois bien que j'en
ressens plus encore parce que je reconnais l'auteur à chaque page, et que
jamais confession n'offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait
comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse pas, et il ne semble
point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu'autrefois il
ait été plus réellement amoureux qu'il ne se peint dans son livre; mais
quand je l'ai connu, il était tel qu'Adolphe et, avec tout aussi peu d'amour,
non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite
et de tromper de nouveau par un sentiment de bonté celle qu'il avait dé-
TOME XXXVII. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
chirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d'EUénore de toute res-
semblance; il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni
les circonstances de la vie, ni celles de la personne n'ont aucune identité.
Il en résulte qu'à quelques égards elle se montre dans le cours du roman
tout autre qu'il ne l'a annoncée; mais à l'impétuosité et à l'exigence dans
les relations d'amour on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité,
cette domination passionnée pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce
que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire
à l'un et à l'autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne
pas rendre inutiles tous les autres déguisemens.
« L'auteur n'avait point les mêmes raisons pour dissimuler les person-
nages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père
de Benjamin était exactement tel qu'il l'a dépeint. La femme âgée avec
laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu'il a beaucoup aimée et qu'il a vue
mourir, est une M"'* de Charrière, auteur de quelques jolis romans (1). L'amie
officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davan-
tage, est M""*' Récamier. Le comte de P... est de pure invention, et en effet,
quoiqu'il semble d'abord un personnage important, l'auteur s'est dispensé
de lui donner aucune physionomie et ne lui fait non plus jouer aucun
rôle, »
Ainsi pour l'hôte de Goppet, pour le témoin qui a assisté malgi'é
lui à tant d'explications douloureuses, et qui, malgré son respect
pour M'"* de Staël, lui reproche si souvent dans ses lettres des im-
prudences de conduite et de langage, l'incertitude n'est pas pos-
sible. Cette Ellénore, il la connaît bien; que de fois il l'a vue s'agi-
ter dans sa souffrance, que de fois il l'a entendue crier! L'auteur a
beau déguiser toutes les circonstances sociales ainsi que toutes les
qualités de la personne, il laisse au modèle un trait principal, celui
qu'il a voulu expressément mettre en lumière, celui sans lequel le
roman n'existerait pas, l'impétuosité des sentimens, et ce seul trait
suffit pour rétablir la ressemblance. Yoilà bien la lutte de la passion
elle-même avec le cœur devenu incapable d'aimer. Ce témoignage
de Sismondi est grave; n'oublions pas cependant que des juges
placés à distance ont pu démêler plus finement les mille complica-
tions du récit. Môme après la lettre qu'on vient de lire, les paroles
de M. Sainte-Beuve restent vraies : « On peut dire de l'EUénore de
Benjamin Constant comme de cette Vénus de l'antiquité, qu'elle est
encore moins un portrait particulier qu'un composé de bien des
traits, un abrégé de bien des portraits dont chacun a contribué pour
(1) Est-il nécessaire, à propos de ces romans , de rappeler aux lecteurs de la Revue
quelques-unes des plus fines études de M. Sainte-Beuve : Madame de Cliarrière (livrai-
son du 13 mars 1839j, Benjamin Constant et Madame de Charrière, ou la Jeunesse de
Benjamin Constant racontée par lui-même (15 avril 1844); Un dernier Mot sur Benja-
min Constant {\" novembre 1845)?
CONFIDENCES d'uNE AME LIBERALE. 83
sa part. M'"" de Gharrière fut peut-être la première à lui faire en-
tendre, même en l'étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à
lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l'inégalité d'un
nœud. »
Mais ce n'est pas sur ces questions de personnes que nous avons
voulu arrêter l'esprit du lecteur; un intérêt plus élevé nous appelle.
En rapprochant de cette lettre sur Adolphe les paroles que Sis-
mondi adressait vingt et un ans plus tard à M"** de Sainte-Aulaire,
on est frappé du changement de ton. Sismondi, en 1816, ne voyait
qu'un reproche à faire à l'œuvre de Benjamin Constant, c'est qu'on
ne pouvait s'intéresser bien vivement ni à l'un ni à l'autre des deux
personnages; en 1837, ayant relu Adolphe, ce sont des griefs tout
différons qu'il exprime : « Il est singulier que nous nous soyons
remis en même temps à relire Adolphe. J'en ai été fort mécon-
tent. Quand je l'ai lu la première fois, les habitudes de l'esprit de
M'"*^ de Staël et de sa société avaient plus d'empire sur moi. J'avais
une vraie amitié pour Benjamin Constant, je conserve beaucoup
d'affection pour sa mémoire; mais ce livre m'a en quelque sorte
humilié en lui, comme vous dites. On dirait que l'auteur ignore le
sentiment de la vertu et du devoir. Et ce n'est pas lui seul qui
semble incapable de voir la lumière; on dirait que toute sa géné-
ration, que le monde dans lequel il a vécu avait perdu avec lui le
plus précieux des sens, le sens moral. »
Que s'est-il passé dans le cœur de Sismondi pendant ces vingt
années? On ne peut pas dire qu'un tel changement de langage
tienne seulement à la disparition de cette société , à la mort de ces
personnages prestigieux dont il a si longtemps subi le charme. Il
n'était pas tellement ébloui qu'il ne sût distinguer le bien du mal.
Déjà en 1809, admis depuis plus de sept années aux réunions in-
times de Coppet, il écrivait dans son journal que, parfaitement
d'accord avec M'"^ de Staël pour les principes politiques, il ne pou-
vait partager de même les sentimens qui chez elle accompagnent
ces principes , la trouvant « haineuse et méprisante » dans tous ses
jugemens. « La puissance, ajoute-t-il, semble donner à tout le
monde le même travers d'esprit. Celle de sa réputation , qui s'est
toujours plus confirmée, lui a fait contracter plusieurs des défauts
de Bonaparte. Elle est, comme lui, intolérante de toute opposition,
insultante dans la dispute , et très disposée à dire aux gens des
choses piquantes, sans colère et seulement pour jouir de sa supé-
riorité. » Il ajoutait trois ans plus tard : « Genève est devenue cha-
que année plus triste et plus déserte pour M'"^ de Staël; elle en a
de l'humeur, elle juge avec une extrême sévérité, et elle ne met
presque rien de son cru pour réparer tout cela; il m' arrive très sou-
84 REVUE DES DEUX MONDES.
vent de m'ennuyer chez elle... La vanité, qui la blessait, me blesse
aussi; elle répète avec complaisance les mots flatteurs qu'on a dits
sur elle, comme si elle ne devait pas être blasée là-dessus, et lors-
que l'on parle de la réputation d'un autre , elle a toujours soin de
ramener la sienne avec un empressement tout à fait maladroit. J'ai
infiniment plus de jouissances de société parmi les Genevois... »
Enfin, cette même année 1812, bien avant que la lecture d'Adolphe
lui eût rappelé ses souvenirs de Goppet, il écrivait à M'"^ d'Albany
à propos des lettres de M"* de Lespinasse :
« C'est une lecture singulière; quelquefois je me sens rebuté par la mo-
notonie de la passion, souvent je suis blessé du manque de délicatesse d'une
femme qui, au moment où M. de Mora meurt pour elle, partage son cœur
entre lui et M. de Guibert, et qui fait ensuite toutes les avances à un homme
qui ne l'aime pas. Souvent ce reproche d'indélicatesse s'étend sur toute la
société, et M. de Guibert, qui garde copie de lettres qu'on lui redemande
et qu'il vend, et sa veuve, qui publie ensuite ces copies... Mais malgré mille
défauts c'est une lecture attachante et une singulière étude du cœur hu-
main. J'ai vu de près, j'ai suivi dans toutes ses crises une passion presque
semblable, non moi?is emportée, non moins malheureuse; l'amante, de la
même manière, s'obstinait à se tromper après avoir été mille fois détrom-
pée : elle parlait sans cesse de mourir et ne mourait point, elle menaçait
chaque jour de se tuer, et elle vit encore. Un rapprochement que je faisais
à chaque page augmentait pour moi l'intérêt de cette correspondance, mais
c'est en m'inspirant une grande aversion pour les passions lorsqu'elles ar-
rivent à un certain degré d'impétuosité, et une grande pitié pour ceux qui
se croient des héros d'amour parce qu'ils exaltent sans cesse leurs senti-
mens, au lieu de chercher à les dominer. »
Certes, en s' exprimant de la sorte, Sismondi montre assez qu'il
ne s'aveugle pas sur le compte de ses brillans amis; il est loin ce-
pendant de parler en 1812 comme il le fera vingt ans plus tard, et
l'on voit que les habitudes de l'esprit de M'"' de Staël et de sa so-
ciété, — je répète ses paroles, — exerçaient alors sur lui un bien
autre empire. Que s est-il donc passé dans cette période? Une trans-
formation religieuse s'est accomplie insensiblement chez ce noble
esprit. Son stoïcisme moral et ses études si profondément humaines
le préparaient dès longtemps à des méditations plus hautes. Est-il
possible de travailler sérieusement à l'œuvre du progrès sans être
bientôt saisi de ces problèmes qui sont l'âme de toute religion? Il
aurait la vue bien courte, celui qui aimerait l'humanité sans se pré-
occuper de la destinée de l'homme, et qui, songeant au lendemain
d'ici-bas, oublierait de penser à l'immortel avenir. C'est ainsi que
Sismondi avait été ramené au sentiment le plus vif des choses reli-
gieuses par ses études d'histoire et de philosophie sociale. Protes-
CONFIDENCES d'UNE AME LIBÉRALE. 85
tant philosophe, il ne se piquait pas d'orthodoxie; je crois pourtant
que sa religion, au milieu même des révoltes de son esprit, était
tout autrement vivante que celle de M™^ de Staël et de Benjamin
Constant (1). Ce n'étaient pas seulement les aspirations d'une belle
intelligence; le cœur, sans lequel il n'est point de vie chrétienne, y
avait sa large part et le disposait à comprendre peu à peu bien des
choses que repoussait d'abord le premier mouvement de sa pensée.
Marié en 1819 à la belle -sœur du célèbre légiste et orateur sir
James Mackintosh , il avait trouvé dans sa compagne l'âme la plus
tendre et la plus pieuse. Un rayon de cette bonté, une flamme de
ce mysticisme naturel qui féconde en nous le sentiment du divin
finit par pénétrer, sous cette douce influence, dans le sévère esprit
du penseur. Miss Jessie Allen, sans nulle prétention, à son insu peut-
être, avait conduit le philosophe en des chemins enchantés qu'il ne
soupçonnait pas ; rien de plus curieux à suivre que les émotions di-
verses de ce rare esprit, son étonnement d'abord, ses résistances
secrètes, ses éclairs de joie par momens, enfin tout un travail inté-
rieur qui, en ouvrant le cœur à l'amour, laisse subsister intacts les
devoirs et les droits de la raison.
« Nous avons parlé ce soir de l'efficacité de la prière : ma femme Jessie
est persuadée qu'on ne peut prendre l'habitude de prier tous les jours sans
devenir meilleur. Je lui opposais des faits et la dureté de cœur des dévots
dans les religions autres que la sienne ; mais Jessie fait ce que font toutes
les femmes et bien des hommes aussi : elle commence par mettre dans sa
religion tout ce qu'il y a de mieux dans une belle âme comme la sienne;
puis elle croit que c'est le caractère de la religion en général, et que toutes
les religions y participent. Elle oublie qu'en prenant le genre humain en-
tier, ceux qui font entrer des vérités bienfaisantes dans leur religion ne
sont pas un contre cent, tandis que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont
sanctifié par leur religion des doctrines exécrables, qu'ils n'auraient jamais
pu admettre, s'ils n'avaient pas soumis leur raison à la raison, ou plutôt à
la folie d'autres hommes. »
(1) En retraçant ces transformations d'une âme qui sont aussi les transformations
d'une époque, loin de nous la pensée de méconnaître ce que l'élite du xix* siècle, en
religion comme en politique, doit à M"'* de Staël ! Le xix" siècle peut répéter les paroles
que Sismondi adressait à sa mère en 1817, après l'enterrement de son amie : « C'en est
donc fait de ce séjour où j'ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi! c'en est fait
de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde que j'ai vu s'éclairer là
pour la première fois, et où j'ai tant appris de choses! Ma vie est douloureusement
changée. Personne peut-être à qui je dusse plus qu'à elle Que j'ai souffert le jour de
l'enterrement! Un discours du ministre de Coppet sur la bière, en présence d'Albertine
(M"" de Broglie) et de M"'' Randall, à genoux toutes deux devant le cercueil, avait com-
mencé à m'amoUir le cœur, à me faire mesurer toute l'étendue de ma perte, et je n'ai
pu retenir mes larmes. »
86 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi commence une des pages de ce journal; la même pensée
s'y reproduira plus d'une fois, l'horreur du fanatisme, le mépris de
l'hypocrisie ne s'elïaceront jamais dans cette âme éprise du vrai et
du juste, et cependant à travers ces saintes colères, à travers ces
raouvemens de généreuse révolte qui l'éloignent des cultes établis,
on sent naître et grandir une inspiration véritablement religieuse. Il
a beau dire en maintes rencontres qu'il lui est impossible d'admettre
l'idée de la Providence telle que les chrétiens l'entendent, que sa
raison se refuse à concevoir un Dieu attentif aux prières des hommes,
attentif du moins à leurs formules de foi plutôt qu'à leur conduite;
il a beau dire que la sainteté a n'est qu'un égoïsme exalté par la
considération du moi éternel de préférence au moi mortel : » il
éprouvera bientôt, lui aussi, le besoin de vivre de la vie de l'âme,
et d'entrer en communication avec celui que les plus grands esprits
comme les plus humbles ont appelé notre père.
C'est d'abord un sentiment de piété filiale qui éveille en lui ces
nouveaux désirs. Le 20 juin 182Zi, il écrivit ces mots dans son jour-
nal : « ... Je lis avec ma femme d'anciennes lettres de ma mère de
1806. Elles ont pour moi un intérêt prodigieux et qui n'est presque
pas triste : faire ainsi revivre ma mère, entendre encore une fois sa
voix et ses conseils;... mais, bon Dieu, que reste-t-il de tant d'a-
mour? Serait-il possible qu'elle fût encore quelque part, songeant
à moi, veillant sur moi, mettant, comme elle faisait alors, tout son
bonheur dans le mien, et jouissant de l'amour que je lui garde?...
Que je voudrais le croire, c'est-à-dire le comprendre! » Vouloir
comprendre une chose, c'est déjà la posséder à demi, car d'où vien-
drait ce désir, s'il n'y avait en nous la substance d'une vérité, con-
fuse encore, que l'esprit est impatient d'apercevoir sans voile et
sans ombre? Cette foi à une providence paternelle, cette croyance
à un ordre supérieur qui réserve à l'âme des destinées agrandies,
on la voit se dégager peu à peu des doutes qui l'obscurcissaient
dans l'intelligence du loyal penseur. L'immortalité est incompré-
hensible, dira quelque physiologiste, adorateur fanatique de son
scalpel; la mort est bien plus incompréhensible encore, répond Sis-
mondi, et il écrit cette note : « Gomment la mort est-elle possible?
Elle est aussi surprenante, aussi inconcevable que l'immortalité!
Tous ces sentimens, toute cette vie ne peuvent pas avoir été des-
tinés à l'anéantissement. » Excellentes paroles, mais ce n'est rien
encore; celui qui, n'admettant que des lois éternelles, repoussait
l'idée de la Providence libre ouvre enfin les yeux à une vérité plus
haute, et, tourmenté du désir de vaincre les diflicultés philoso-
phiques de la question, il écrit cette curieuse page : « Il m'est venu
aujourd'hui comme un trait de lumière. Je reconnais jusqu'à présent
CONFIDENCES d'UNE AME LIBÉRALE. 87
que les événemens terrestres étaient guidés par deux lois, celle de
la matière, loi de nécessité, et celle des intelligences, loi de liberté.
Or tout être animé, même l'insecte le plus insignifiant, peut, par
un acte de sa volonté, interrompre la loi de nécessité qui régit la
matière, et il agit à son tour sur les intelligences, sans gêner pour
cela leur liberté : qu'est-ce qui empêche donc les intelligences ou
l'intelligence supérieure à l'homme d'agir au milieu de la nature,
d'exercer à son tour sur l'homme une action matérielle, comme
peut le faire l'intelligence inférieure à l'homme, sans pour cela
troubler la liberté? Ce troisième système d'action, auquel le monde
serait soumis, expliquerait non-seulement les miracles, mais la Pro-
vidence et les prières; elle réconcilierait ce qui m'avait toujours
paru une contradiction, l'action de la Divinité et la liberté de
l'homme. » C'est à propos d'une de ces pensées spiritualistes, mys-
tiques môme, apparues tout à coup comme un éclair, que Diderot
écrivait à son ami : « Gardez-moi le secret, on me croirait fou. »
Sismondi ajoute simplement : a II reste bien du louche dans cette
idée, mais il vaut la peine de l'approfondir. »
Certes l'homme qui exprimait son amour de la vérité religieuse
avec une ingénuité si touchante, l'homme qui se préoccupait si
naïvement des moyens de la découvrir et d'en donner la preuve,
avait rompu depuis longtemps avec la routine voltairienne. Ses amis
cependant n'avaient pas le secret de ses pensées, et ce travail in-
térieur s'accomplissait silencieusement. Aussi, chaque fois qu'une
occasion publique en laissait voir quelque chose au dehors, la sur-
prise était grande. Sismondi en 1826 publie à Paris, dans la Bévue
Encyclopédique, trois articles importans sur les progrès religieux
du xix*" siècle; aussitôt le vieux Bonstetten, l'aimable, le frivole,
l'incorrigible Bonstetten, est persuadé que Sismondi a renié ses
croyances libérales, et comme cette conversion attristerait sa vieil-
lesse toujours plus jeune et plus moqueuse, il s'abstient de lire jus-
qu'au bout l'ouvrage de son ami. « M. de Bonstetten, écrit Sismondi,
s'est arrêté dans la lecture de mes Progrès religieux, parce qu'il a
cru voir que je tournais au méthodisme. Il est curieux de constater
à quel point tous ces débris de la secte de Voltaire ont horreur du
seul nom de religion. » Ainsi, parce qu'il développait dans tous les
sens son libéralisme fécond, parce que la libre méditation des choses
humaines le ramenait à ces croyances dont l'avait éloigné un dog-
matisme hautain, parce qu'il soupçonnait d'instinct quelques-unes
des vérités si nettement établies plus tard sur l'alliance nécessaire
de la religion et de la liberté, on le croyait infidèle à ses principes.
C'était le moment au contraire où il les appliquait avec le plus de
vigueur. Nous savons aujourd'hui, surtout par l'enseignement de
88 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Tocqueville, que ce n'est point le despotisme, mais la liberté,
qui a besoin de religion ; avant que ce noble écrivain nous eût donné
son tableau de la démocratie en Amérique, bien des idées libérales
étaient lettre close pour les esprits les plus libéraux. Sismondi fut
un des premiers à concevoir ces nouveaux principes bien vaguement
encore, bien imparfaitement; cela seul a suffi pour dérouter ses
amis et le faire accuser de méthodisme.
Étrange méthodiste qui n'a qu'une haine dans le cœur, la haine
de l'intolérance! On lit dans son journal ces graves paroles, datées
de 1835 : « Je sens désormais les traces profondes de l'âge, je sais
que je suis un vieillard, je sais que je n'ai plus longtemps à vivre,
et cette idée ne me trouble point. Ma confiance dans la parfaite
bonté de Dieu comme en sa justice s'affermit tous les jours. Je de-
viens plus religieux, mais c'est d'une religion toute h moi, c'est d'une
religion qui prend le christianisme tel que les hommes l'ont perfec-
tionné et le perfectionnent encore, non tel que l'esprit sacerdotal l'a
transmis. Son autorité est dans la raison et l'amour. Plus j'avance
et plus je sens de répugnance pour l'esprit sacerdotal... Cette année
de ma vie me l'a montré hostile à la raison et à la charité chez les
méthodistes, chez les calvinistes, chez les anglicans. Nous avons été
nourris de haines religieuses. N'est-ce pas une honte qu'il faille
mettre ces deux mots ensemble? » Voilà le christianisme de Sis-
mondi, christianisme assez semblable à celui de Channing, de Théo-
dore Parker, de tous ces vaillans apôtres qui se sont donné la mis-
sion d'associer la morale évangélique avec les généreux principes
de la société moderne, ces principes n'étant qu'un produit de la
semence divine contenue dans l'Évangile. Que ce christianisme soit
jugé imparfait, insuffisant, c'est le droit de la controverse, et je ne
cacherai pas que tel est mon avis; il est manifeste cependant qu'il
y a là un immense progrès moral chez un homme issu de l'esprit
du xviii'^ siècle, et que ce progrès eût été plus décisif encore, si les
défenseurs ou les représentans de la religion n'avaient pas offusqué
maintes fois la pure lumière à laquelle aspirait cette belle âme.
Quand il rencontre des natures aimantes, dans quelque commu-
nion que ce soit, il est heureux de les pouvoir aimer. Qu'importe la
différence des dogmes? il est de la religion du dévouement et du
cœur. La sainteté, dont il a mal parlé naguère, lui apparaîtra toute
rayonnante chez certains catholiques italiens, martyrs de la foi poli-
tique consolés par la foi religieuse. Il comprendra la beauté d'une
église qui produit des vertus si fortes et si douces; il portera envie
à ceux qui peuvent y soumettre leur raison, comme on porte envie
à l'imagination du poète , à l'enthousiasme du héros. Envier les
choses sublimes, n'est-ce pas les égaler? Sismondi, le grave, l'aus-
CONFIDENCES d'uNE AME LIBERALE. 89
tère Sismondi, est comme un frère de Silvio Pellico, de Maroncelli,
d'Oroboni, de Gonfalonieri, de l'abbé Louis de Brème, de toutes ces
pieuses victimes, de tous ces héros admirables dont le catholicisme
italien a fait don à la cause de l'indépendance italienne. Il y a une
lettre de lui où son émotion éclate avec une singulière vigueur. Ad-
miration, respect, amour, en même temps regret de ne pouvoir se
réunir par la foi aux hommes dont la foi le ravit, voilà les senti-
mens qui remphssent son cœur et y renouvellent l'exécration de la
tyrannie. Citons cette lettre tout entière ; elle est datée du village
de Chêne, 20 février 1833.
« Je ne voulais pas vous répondre, ma chère Eulalie, avant d'avoir réussi
à me procurer ce mémoire de Silvio Pellico dont M'"* de Broglie d'abord,
et ensuite vous, m'aviez parlé avec tant d'admiration et d'attendrissement.
Je l'ai enfin reçu il y a deux jours, je l'ai achevé ce matin, et j'en suis en-
core si ébranlé que ma pensée ne peut pas s'attacher à autre chose, que
tout travail m'est impossible, que dans la nuit je me réveillais sans cesse
avec son nom sur mes lèvres, et je repassais avec horreur comme avec en-
thousiasme ces dix années de triomphe d'une belle âme sur la perversité
humaine. Je vous ai souvent parlé de la beauté du vrai caractère italien,
de l'amour qu'il était fait pour exciter; je suis bien aise que celui de Pellico
se soit ainsi révélé tout entier à vous avec cette tendresse qui se reflète
sur tous les objets, cette simplicité, cette naïveté qu'on ne trouve qu'en
Italie. Je suis bien aise que vous ayez vu, non pas un, mais plusieurs de ces
caractères angéliques, qu'on doit aimer avec passion quand on les connaît,
car Oroboni et Maroncelli ont des âmes comme celle de Pellico, et Maron-
celli est à Paris, se traînant sur des béquilles avec une santé ruinée, pauvre
et obligé de travailler pour vivre. Je l'y ai vu il y a onze mois, et je sens
un profond remords de ne l'avoir pas mieux vu, de ne l'avoir pas écouté,
consolé, aimé; il me semble que j'ai été auprès d'un saint qui rayonnait la
bonté et le pardon des offenses sur moi, et que je n'en ai pas profité, que
j'ai fermé mon âme à cette douce communication. Nous ne sommes pas de
même religion, eux et moi ; je ne veux pas dire seulement qu'ils sont ca-
tholiques et moi protestant, je veux dire qu'ils sont de la religion des
poètes, des cœurs brûlant d'amour et d'enthousiasme, des imaginations
puissantes, qui, se créant un Dieu à leur image, le rapprochent d'eux et en
font leur ami et leur consolateur habituel : je suis de la religion des logi-
ciens, plus froids, plus raisonneurs; je m'élève à Dieu par cet univers qu'il
a créé, par les lois générales qui le régissent. La sagesse et la bonté sont
ceux de ses attributs qui me frappent le plus, mais sans anthropomor-
phisme, sans faire son intelligence plus que son corps à l'image de l'homme,
sans lui attribuer par conséquent de la tendresse à mon égard, au lieu de
la bienfaisance universelle. Ces deux religions ne peuvent pas controverser
l'une avec l'autre, elles tiennent à deux organisations différentes. Je ne puis
pas plus croire et aimer à la manière de Pellico que je ne puis être poète
comme lui; mais en pensant aux souffrances qu'il a éprouvées, je sens du
90 REVUE DES DEUX MONDES.
soulagement à réfléchir qu'il avait une âme ainsi constituée, qu'il y trouvait
une consolation dont j'aurais été privé. Mais vous, chère Eulalie, comment
pouvez-vous conclure de ce livre qu'il ne faut pas de révolution en Au-
triche? Ah! c'est là que je l'appelle de tous mes vœux, non pas seulement
pour faire faire amende honorable à genoux, aux yeux de l'Europe, à cette
âme de boue sèche de l'empereur, qui, sans passions, sans colère, s'acharne
à maintenir les minutieuses oppressions de détail des condamnés, comme
il compte les boutons des uniformes de ses soldats, — mais aussi et surtout
pour la dégradation profonde de l'humanité, lorsque des hommes bons et
honnêtes, comme Pellico en a trouvé un grand nombre, se font un devoir
d'exécuter des ordres atroces. Cette perversion de l'entendement et du
cœur ne disparaîtra jamais devant les réformes, c'est une révolution qu'il
faut à l'Autriche pour y opérer une cure radicale; c'est une révolution, jus-
tement parce que le peuple est bon et moral et s'arrêtera devant les excès,
tandis que l'esprit faux et étroit de l'empereur, qui n'a point de cœur, et
l'esprit machiavélique de Metternich, qui a un cœur mauvais, emploient
constamment toutes les forces de l'Autriche au service du principe du mal.
Quoique j'aime les Allemands, je regrette de vous voir au milieu d'eux... Je
m'afflige de l'impression que vous recevez de cette bonhomie presque uni-
verselle de Vienne, de cette gaieté de la société, de cette manière dont la
vie s'y dissipe doucement. On s'y réconcilie, sans s'en rendre compte, avec
un ordre mauvais en soi, foncièrement mauvais, et qui doit crouler. »
A qui donc Sismondi adresse-t-il ces véhémentes paroles contre
l'Autriche? A la fille de l'ambassadeur de France en Autriche. Il
avait connu chez M. le duc de Broglie la famille de M. le marquis
de Sainte-Aulaire, l'éminent diplomate, le spirituel historien de la
fronde, et, âgé déjà de cinquante ans et plus, il s'était pris d'une
aflection toute paternelle pour l'une de ses filles. M"" Eulalie de
Sainte-Aulaire, à en juger par les lettres de Sismondi, était, dès
l'âge de seize ou dix-sept ans, un esprit singulièrement sérieux,
avec tout le charme et toute la vivacité de la jeunesse. Ame inspi-
rée, enthousiaste du bien et du vrai, les plus difficiles études ne
l'eflray aient pas. Or l'ardent penseur libéral était devenu en quelque
sorte son directeur intellectuel. On voit par cette correspondance
qu'aucune des grandes questions sociales, aucun des grands intérêts
du genre humain n'échappent à la curiosité de cette généreuse en-
fant; philosophie, religion, économie poh tique, droits des nations
opprimées, moyens de répandre les lumières, d'accroître le bien-
être et la moralité du peuple, elle s'intéresse à tout, elle veut tout
connaître et tout approfondir. Sismondi la dirige, l'encourage, rec-
tifie ses erreurs, et, pour la mettre en garde contre les vaines théo-
ries, l'accoutume aux études précises, aux observations pratiques.
Un jour, pendant qu'elle habite Vienne avec son père, Sismondi lui
demande quelques renseignemens sur la condition des paysans en
CONFIDENCES d'UNE AME LIBERALE. 91
Autriche; la consultation ne se fait pas attendre, et ce n'était pas
sans doute une. œuvre banale, puisque le rigide maître s'écrie avec
effusion : « Vous avez répondu parfaitement à ma demande ; vous
avez confirmé ce que je savais, mais vous y avez ajouté des faits
nouveaux, des faits bien choisis. J'appelle votre esprit si juste à
plus de recherches encore, à plus de méditations sur l'économie po-
litique. C'est une belle science, et une science qui sied aux femmes,
car c'est la théorie de la bienfaisance universelle... » Puis, après
avoir conseillé à son élève de ne pas chercher cette science dans les
livres, de se défier des principes établis prématurément, et que l'ex-
périence vient démentir chaque jour; après lui avoir parlé de cer-
taines institutions, de certaines coutumes condamnées à tort par le
dernier demi-siècle, et dont on peut voir les heureux effets dans les
pays qui les ont conservées, il ajoute gaiement : « Si je disais cela
aux Français, ils croiraient que j'abandonne les opinions auxquelles
ma vie a été consacrée; si je le disais aux Autrichiens, ils croiraient
que j'adopte leur système... Ils se tromperaient fort tous les deux.
Et s'ils savaient que j'adresse ces réflexions à une jeune et jolie de-
moiselle, ils croiraient plus sûrement encore que je radote; mais
cette jolie personne a une tête faite pour les fortes réflexions. D'ail-
leurs je commence à croire que les femmes seules sont capables
d'étudier aujourd'hui; les hommes qui ont du talent, et surtout du
style, sont si pressés d'enseigner, qu'ils n'ont plus le temps d'ap-
prendre. Ils ont lu aujourd'hui, ils écrivent demain un article de
journal : c'est le plus long crédit qu'ils veuillent accorder à la re-
nommée. »
Rien de plus intéressant pour l'étude des pensées intimes de Sis-
mondi que cette correspondance avec celle qu'il appelle sans cesse
sa gentille amie, sa gentille correspondante, son enfant, son compa-
gnon d'étude, le philosophe Eulalie. « Ma clière Eulalie, lui dit -il
un jour, vous voyez que je m'affermis dans l'habitude de vous
écrire comme à un vieux philosophe; mais cela ne m'empêche pas
de vous aimer comme une jeune fille, et comme la fille de mon
amie la plus chère. » Heureux d'avoir une telle confidente, il s'a-
bandonne sans scrupule à tous les épanchemens de son esprit. Plus
de raideur, plus de formalisme ; on assiste à ses émotions les plus
secrètes. Cette fois ce sont surtout des émotions politiques, et com-
ment en serait-il autrement? La correspondance du maître et de la
gracieuse élève s'ouvre en 1830, au moment du procès des minis-
tres, et va se continuer à travers les rudes assauts que subit la mo-
narchie de juillet. Sismondi, le vieux libéral, est Français du fond
du cœur. Représentez-vous ses angoisses, lorsque, de sa solitude de
Chêne ou de Pescia, il apprend les nouvelles de Paris par les voix
92 REVUE DES DEUX MONDES.
tumultueuses de la presse. S'il était au milieti de la bataille, bien
des choses lui seraient expliquées, et peut-être jugerait-il les
hommes avec une sévérité moins âpre. Dans sa retraite silencieuse,
il s'est formé du gouvernement de 1830 un idéal politique sans
tache ; malheur à ses amis de la veille le jour où la réalité ne ré-
pondra pas à ses rêves! il les dénoncera comme les représentans
infidèles de la plus noble des causes, il les interpellera comme un
tribun de la gauche, comme un soldat de la presse irritée. Et à qui
enverra-t-il ces véhémentes paroles? A une jeune fille qui vit au
milieu môme des chefs de la résistance. Il espère , on le dirait du
moins, que sa voix, sans bruit et sans scandale, arrivera ainsi plus
sûrement jusqu'à ceux qu'il veut toucher; mais surtout si des insur-
rections terribles ont provoqué une répression sans pitié, si dans
l'ivresse de la lutte on a fait trop bon marché de la vie humaine,
Sismondi, atteint ici dans sa foi, dans sa religion de l'humanité,
supplie la « gentille correspondante » de parler et d'agir avec lui,
de faire agir sa mère, de rappeler la charité aux vainqueurs.
« Oh! mon Eulalie, que de sangl que de morts! quelle tache pour la
France, pour notre siècle, pour la liberté, pour ceux qui se disent les hon-
nêtes gens!... Réunissons-nous tous, mon amie, pour rappeler, pour rendre
plus sacré le respect que Thomme doit à la vie de l'homme. Agissons de
toutes nos forces, de toute notre conscience, pour bien faire sentir l'ampli-
tude de ce commandement : « Tu ne tueras point. » Que votre mère exerce
sa douce et persuasive influence religieuse... Que tout ce qui écrit, que tout
ce qui parle s'attache à prêcher la bienveillance, la charité, car jamais dans
aucun temps la vie de l'homme n'a été jouée avec plus de légèreté. Une
réaction des deux philosophies qui se disputent les écoles, la matérialiste
et la panthéiste, se fait sentir dans la politique. L'une et l'autre ôtent éga-
lement à l'individu son importance en lui ôtant son avenir. A qui ne songe
point à l'âme, la mort n'est qu'un accident d'un instant. L'homme n'est plus
pour l'homme qu'un obstacle dont il se débarrasse sans un moment de re-
mords. Et nous avons tout récemment fait de belles phrases sur l'abolition
de la peine de mort! »
Malgré l'exagération de ces paroles, comment ne point admirer
cette chaleur d'âme, ce libéralisme cordial et tout nourri de cha-
rité? Le libéralisme, non pas celui des lèvres, mais celui du cœur,
le libéralisme en vue du perfectionnement individuel et du progrès
moral des sociétés, en un mot le libéralisme devenu une foi reli-
gieuse, voilà le secret des émotions, des incertitudes, des contra-
dictions mêmes de Sismondi. Partout où la liberté est en péril, il le
sent aussitôt, et, blessé dans sa foi, il éclate en protestations véhé-
mentes. Que l'église catholique ou le clergé protestant se montre
sur tel ou tel point hostile à cette grande cause, on verra éclater
CONFIDENCES d'UNE AME LIBÉRALE. 93
sa colère. Il a béni 1q catholicisme, quand il l'a vu produire des
Silvio Pellico et des Maroncelli; s'il voit reparaître chez ses doc-
teurs la haine de la liberté, il lancera non-seulement contre eux,
mais contre l'église tout entière, des imprécations terribles. Il ne
ménage pas plus ses coreligionnaires. « Je suis toujours frappé, dit-
il, de voir combien tout ce culte anglais est peu spontané, comme il
s'attache aux paroles d' autrui, aux formes, et se détache de la vie
morale. » Et ailleurs : « Je suis sorti précipitamment de l'église
pour n'avoir à parler avec personne de l'indignation que le pasteur
avait excitée en moi en prêchant sur les peines éternelles. Je suis
déterminé à ne plus entrer dans une église anglaise, pour ne pas
m'exposer à entendre de pareils blasphèmes, à ne jamais contribuer
à répandre ce que les Â^nglais appellent leur réforme, car à côté
d'elle le papisme est une religion de miséricorde et de grâce... »
Philosophe chrétien et exigeant beaucoup des hommes qui préten-
dent représenter le christianisme, Sismondi, dans l'explosion de ses
colères, semble renier parfois la religion qui l'inspire. Un jour, la
gentille correspondante le croit décidément séparé de la religion
du Christ, et comme elle connaît bien la beauté de son âme, comme
elle est heureuse d'avoir un tel maître, un maître si bon, si chari-
table, si prompt à souffrir de toutes les souffrances de l'humanité,
elle voudrait le ramener au christianisme; elle le prêche indirecte-
ment, elle lui parle d'une âme qu'elle vénère, d'une âme remplie
des vertus les plus hautes et à laquelle il manque seulement d'être
chrétienne, ou plutôt qui est chrétienne sans le savoir, sans le vou-
loir. Sismondi a compris, et il répond sans hésiter :
« Je ne puis pas, mon amie, laisser passer sans la relever une citation de
votre dernière lettre :
Elle a trop de vertu pour n'être pas chrétienne.
L'âme dont vous dites cela n'accepte ni l'éloge ni le reproche. J'aime à
croire que le vers de Voltaire vous a entraînée, et que dans l'habitude de
votre pensée vous ne refusez le nom de chrétien à aucun de ceux qui se le
donnent à eux-mêmes, combien qu'ils diffèrent de vous. C'est une des con-
séquences de la variété infinie des formes de l'esprit humain que l'inter-
prétation du même livre ou du même symbole réveille dans des individus
divers des idées absolument différentes. Dans votre église, vous avez voulu
les ramener toutes à l'unité par la soumission à une autorité vivante et tou-
jours vigilante, et vous n'y avez pas réussi. Je connais assez de catholiques
profondément religieux pour savoir que, malgré leur ferme volonté d'être
unis, ils diffèrent encore dans leur foi. Je n'aurais pas besoin de sortir de
chez vous pour en trouver des exemples. Dans notre église, nous avons re-
noncé à l'unité. Admettant le libre examen, nous savons que la foi différera
autant que les intelligences. Nous admettons que la réunion dans un même
94 REVUE DES DEUX MONDES.
culte suffit pour établir que ces âmes si diverses sont rappelées par les
mômes besoins vers les mêmes espérances. Nous retrouvant dans la même
église, nous étant joints à la même prière, nous nous reconnaissons comme
frères et comme chrétiens, quoiqu'il y ait peut-être une différence infinie
entre nos croyances. Peut-être à l'assemblée où j'étais ce matin y avait-il
quelque orthodoxe calviniste aussi affermi que M""" de B... dans la doctrine
de la prédestination, de la rédemption, par le seul sacrifice de Jésus-Christ,
peut-être quelque rationaliste qui n'admet ni l'inspiration des saintes Écri-
tures, ni leur authenticité, et qui ne voit dans le christianisme que le tra-
vail successif des hommes les plus vertueux et les plus éclairés de tous les
âges, pour formuler tout ce que la race humaine a pu apprendre de ses
rapports avec le Dieu qui l'a créée et de ses devoirs envers elle-même.
Qu'importe? Tous deux se disent chrétiens, et je le crois, je les reçois
comme frères, et j'ai du plaisir à m'associer à eux dans un hommage pu-
blic de reconnaissance et d'amour à l'être qui nous a donné l'existence et
qui l'a douée de tant de biens... »
Il est permis de croire que cette réponse n'aura pas satisfait com-
plètement les religieux désirs de M"" de Sainte -Aulaire; ce qui est
certain toutefois, c'est que ce dissentiment sur des matières si graves
n'a gêné en rien la correspondance du vieux maître et de sa gen-
tille élève. Sismondi est toujours aussi empressé d'écrire à sa con-
fidente, toujours aussi heureux des lettres qu'il reçoit de sa main;
il continue à s'entretenir avec elle des pensées les plus hautes, et de
1830 à 18/12, c'est-à-dire jusqu'à la veille de sa mort, une de ses
joies les mieux senties, on peut le dire, a été d'enseigner à ce noble
esprit son libéralisme idéal.
Voyez ici un épisode qui montre bien la sève puissante de l'his-
torien libéral et l'influence multiple de sa vie. Au moment où M"'- de
Sainte-Aulaire croyait nécessaire de ramener Sismondi au christia-
nisme, Sismondi ramenait lui-môme aux sentimens chrétiens une
jeune femme, une jeune Italienne que l'église de son temps et les
malheurs de son pays avaient jetée dans le désespoir. Nous n'avons
aucun renseignement particulier sur M"*" Bianca Milesi, devenue
plus tard M'"^ xMojon; mais les lettres de Sismondi nous suflisent pour
recomposer cette vive physionomie. C'était, on le devine aisément,
une âme ardente, amoureuse de la justice, passionnée pour l'indé-
pendance italienne, et qui, voyant les plus nobles de ses frères pu-
nis comme des criminels pour leur vertu patriotique, voyant l'église
faire cause commune avec les tyrans et les bourreaux de l'Italie,
avait fini par nier la Providence. Ce fut Sismondi qui lui rendit la
foi. Sans éteindre chez elle le foyer des désirs enthousiastes, il sut
l'accoutumer à la résignation , il lui fit comprendre que les progrès
des choses humaines ne se mesurent pas au battement de nos cœurs,
que ce monde est un monde d'épreuves, que la justice marche à pas
lents, mais que son heure vient toujours; il lui montra enfin, au
CONFIDENCES d'UNE AME LIBÉRALE. 95
milieu même de ces désordres qui tiennent à notre liberté mal con-
duite, l'action perpétuellement présente d'un Dieu juste et bon,...
absolvilque Beiim. Une telle prédication est digne de remarque
chez un homme qui, pendant bien des années, avait refusé d'ad-
mettre cette forme de la vie divine, et qui, en 1826, à la suite d'une
conversation avec une Anglaise, écrivait dans son journal : « Les
idées religieuses de cette dame, se rapportant à une intervention
continuelle de la Providence et à l'étude de la foi plutôt que de la
conduite, sont de la nature qui s'accorde le moins avec les miennes. »
Le stoïcien, depuis cette époque, avait trouvé dans le christianisme
une foi plus consolante, et c'est ce christianisme qu'il prêchait avec
ferveur aux âmes désespérées. (( Autrefois, — lui écrit M""^ Bianca
Mojon (août 1834), — lorsque je vivais dans l'ordre d'idées dont je
suis sortie grâce à vous, le désespoir m'était permis; mais à présent
que je reconnais une Providence, ce désespoir serait illogique et in-
digne du philosophe chrétien votre élève. Que de veilles, que
d'amères et vaines angoisses m'ont coûtées les misères du genre
humain ! Je ne puis me rappeler sans frémir les conclusions irréli-
gieuses que j'en tirais alors; maintenant je suis rassurée... » Sis-
mondi était donc un maître qui formait des philosophes chrétiens,
ramenant à Dieu et au fils de Dieu les âmes qu'éloignait le fana-
tisme.
Ce grave et doux maître était consulté souvent sur les choses les
plus intimes de l'âme. A lire ses écrits, si moraux sans doute,
mais si rigides et quelquefois si raides, on ne se douterait pas
que c'était une conscience pleine de délicatesses et de scrupules;
il était cependant attentif aux moindres nuances, jusqu'à goûter
les laborieuses subtilités des casuistes. N'est-ce pas lui qui écri-
vait un jour : « Ceux qui croient que la moralité ne consiste qu'en
quelques préceptes vite épuisés me semblent des observateurs
bien superficiels. Plus au contraire on l'étudié , plus on voit le
champ s'élargir. On peut s'en convaincre en lisant les miUiers
de livres écrits sur des cas de conscience dans l'église catholi-
que. Le secret du confessionnal, la nécessité d'accorder enfin l'ab-
solution et de maintenir le pouvoir sacerdotal, ont certainement
fait dévier les casuistes et créer avec leur aide ce qu'on a appelé la
morale jésuitique; toutefois de grands progrès ont été faits par eux
dans cette noble science, et nous leur devons peut-être plus qu'à la
Bible elle-même l'établissement du système de moralité chrétienne.»
Il fallait que Sismondi fût bien attaché à cette religieuse étude des
cas de conscience pour adresser de telles paroles, — à qui? personne
ne le devinerait sans doute, — à l'ardent pasteur américain, à l'es-
prit le plus ferme, mais le plus simple, le plus large, le plus étran-
ger aux finesses de l'analyse, l'illustre Channing. C'était donc, je
W REVUE DES DEUX MONDES.
le répète, un directeur de conscience, et rien de plus touchant que
ses consultations sur l'exercice de la charité. M"'* Bianca Mojon ,
son amie, éprouve certains scrupules en faisant l'aumône, car elle
a porté dans son christianisme philosophique les habitudes d'esprit
qu'elle tient de son éducation italienne. Donne-t-elle assez? quelle
est la vraie mesure? quel est le point juste où se concilient la science
et la charité, la raison et l'amour? Voilà les questions que l'âme en
peine adresse à Sismondi.
— Dures questions ! répond le bienfaisant çasuiste ; elles me dé-
chirent le cœur. En face de cette misère des pauvres qui nous pour-
suit comme un remords, nous sentons notre impuissance à y porter
remède. Donnât-on tout ce qu'on possède, on ^le ferait que déplacer
le problème, et en obéissant à l'aveugle au devoir impérieux de
l'aumône, on s'expose à violer des devoirs plus impérieux encore
envers sa propre famille. « Il y aurait donc une limite à tracer entre
ce qu'on doit à autrui, ce qu'on doit à soi-même et aux siens; mais
qui a le droit de dire : Cette limite est là? et quelle autorité hu-
maine pourrait satisfaire la conscience? Ce qui me reste de plus po-
sitif de mes réflexions souvent douloureuses sur ce sujet, c'est une
grande défiance des théories, un grand repoussement pour tous les
principes absolus, une grande crainte que la science, prise pour
règle de la charité, ne dessèche le cœur. Que de fois n'avons-nous
pas entendu dire que l'aumône donnée individuellement est jetée
au hasard, qu'elle tombe sur des indignes, qu'elle encourage la fai-
néantise! Et tout cela est vrai. Et pourtant combien n'a pas de prix
ce double mouvement du cœur de celui qui donne et de celui qui
reçoit! Si nous chargions les hôpitaux, les bureaux de bienfaisance,
de distribuer toutes ces aumônes, nous nous priverions de la joie
du bienfait et de la reconnaissance, de ce contentement des bonnes
actions qu'il faut entretenir chaque jour, si l'on veut qu'il donne
une bonne habitude à l'âme. La charité d'ailleurs perd son carac-
tère en s' unissant à la pratique administrative , elle devient dure et
défiante. Les chefs d'hôpitaux se sentent appelés à défendre les
dons des bienfaiteurs contre les fraudes des pauvres : ils en ont
beaucoup vu, ils les soupçonnent toujours... »
Puis, après avoir exposé tous les aspects du problème de la mi-
sère, après avoir réfuté les raisonnemens funestes qu'une science
mal inspirée, ou, si l'on veut, une demi-science, oppose à la cha-
rité instinctive, après avoir appelé de tous ses vœux une science
plus haute, plus complète, qui répandrait plus également les biens
de la terre, il affirme pourtant que cette science, si elle doit naître,
sera toujours courte par quelque endroit, et que nous tenterions
en vain de nous substituer à la Providence. « C'est pour cela, dit-il,
que , par système du moins , je ne voudrais exclure aucune forme
CONFIDENCES d'UNE AME LIBÉRALE. 97
de charité. Je voudrais pouvoir donner aux hospices, aux dispen-
saires, aux écoles, je voudrais pouvoir aider hbéralement les grandes
infortunes , pouvoir remettre à flot , par un don , par un prêt fait à
temps, l'homme qui chancelle entre l'industrie et la ruine; mais je
voudrais en même temps distribuer, sou par sou, au mendiant que
je rencontre, un secours qui peut-être dans ce moment le sauve
d'une atroce souffrance. Je ne dirais point que je ne donne jamais
aux enfans, jamais aux valides, jamais à ceux dont je connais le
vice, car peut-être, dans le moment où" je refuse avec ma règle , la
faim, qui n'a point de règle, est sur eux! » Excellentes paroles,
vraiment philosophiques et vraiment chrétiennes, touchans scru-
pules où se retrouve encore l'inspiration de toute sa carrière, je
veux dire l'amour de la liberté en toutes choses, le respect de la
spontanéité humaine, l'horreur de ces formules tyranniques ou de
ces habitudes passives qui tarissent les sources de la vie.
Cette charité dont Sismondi parle si bien, il la pratique, nous le
voyons par ses lettres, envers tous ceux qui souffrent. Nulle dou-
leur, particulière ou collective, ne le trouve indifférent. Historien
des choses passées, il a toujours les yeux ouverts sur le présent ou
l'avenir, et il devient aussitôt, clamante conscientîa , l'avocat de
toutes les infortunes. On a entendu ses cris au sujet de nos émeutes
de 1834, on sait par sa correspondance avec M"*^ de Sainte-Âulaire
combien était ardente et sincère sa sollicitude pour la France,
et ses lettres à M""' Mojon le montrent dévoué à la cause italienne.
C'est par M'"^ Mojon qu'il est en rapports avec les réfugiés de Rome
ou de Naples, par elle qu'il leur adresse ses conseils, ses encoura-
gemens, et aussi, quand il le faut, ses chaleureuses remontrances.
Son dévouement à cette cause ne l'aveugle pas sur une partie des
hommes qui la soutiennent. C'est bien l'homme qui a dit : « Je suis
libéral, je suis républicain, je ne serai jamais démocrate. » Après
l'échauffourée de Savoie en 183Zi, il écrit à M'"^ Mojon : u Ce Mazzini,
que vous m'aviez recommandé autrefois, a été le principal moteur
de cette malencontreuse tentative. Sans doute il a bien de l'esprit,
bien de l'âme, mais je voudrais encore moins de son gouvernement
que des plus mauvais qui existent. Ses principes absolus, à mes
yeux, sont tous faux; le but qu'il se propose est contraire à toute
liberté, et ses moyens sont tour à tour imprudens et coupables... »
Mais, si un vrai libéral italien engage loin de sa patrie une vie de
labeurs et de luttes dont profitera le bien public, avec quel em-
pressement il lui tend sa loyale main ! Notre collaborateur et ami
M. Charles de Mazade rappelait dernièrement ici même, dans une
remarquable étude, l'accueil fait à Rossi par nos démocrates fran-
çais, lorsque M. Guizot et M. le duc de Broglie chargèrent l'éminent
TOME XXXVII. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
publiciste de fonder en France l'enseignement du droit constitu-
tionnel; or les lettres de Sismondi à M"® Bianca Mojon contien-
nent à ce sujet quelques lignes où éclatent son esprit et son cœur.
« Quand Genève a accueilli Rossi, étranger de langue, de mœurs,
de religion, quand elle l'a fait citoyen, législateur, débuté à la
diète, elle a agi comme une grande nation qui reconnaît les lettres
de noblesse du génie; quand les Français, avant d'admettre l'homme
qui n'a peut-être point d'égal dans la philosophie et la législation
à professer dans leur université, lui demandent son lieu de nais-
sance, ils ne montrent que l'esprit étroit et jaloux d'une petite
bourgeoisie dans une petite ville. » Ne sont-ce pas là des paroles à
la Rossi? n'y sent-on pas la raison armée de mépris, et une secrète
indignation formulée comme une sentence? ,
A côté des lettres à M"^ de Sainte-Aulaire et des lettres à M""* Mo-
jon, les unes consacrées surtout à la France, les autres à l'Italie, le
recueil publié à Genève renferme une troisième série de confidences
qu'anime aussi l'intérêt le plus vif : ce sont les pages adressées au
célèbre pasteur américain William Channing. J'ai déjà dit que le
christianisme de Channing et celui de Sismondi étaient le même
ou à peu près; on pense bien que les questions religieuses et mo-
rales formeront le principal sujet de leurs entretiens. J'y trouve çà
et là, en réponse aux questions de Channing, des paroles bien
amères sur la France de 1830, sur le roi, sur le ministère, sur les
chambres, sur la nation elle-même, et par instans une sorte de dé-
couragement. « Attendons, s'écrie-t-il : dans quelque temps, l'éner-
gie reviendra, nous verrons un nouveau triomphe du spiritualisme
sur le matérialisme, et il sera favorable à la religion comme à la
politique: mais pouvons-nous attendre ? Nous descendons la vallée
des années, et ces jours meilleurs que nous attendons ne viendront
pas à temps pour nous... » Quand on se préoccupe du progrès gé-
néral, comment ne point parler de la France? Leur plus grand souci
toutefois dans ce dialogue éloquent, c'est l'état de la société amé-
ricaine. La question de l'esclavage, déjà si brûlante il y a un quart
de siècle, et qui exigeait tant de circonspection de la part des
hommes d'état, est abordée par Sismondi avec une impétuosité
toute française. Channing a écrit un livre sur l'abolition de l'escla-
vage, et malgré son ardeur il a cru devoir employer toute sorte
de ménagemens envers les Américains du sud. Sismondi ne mé-
nage personne chaque fois qu'il s'agit de la cause de l'humanité.
Voici les rudes paroles qu'il adresse à Channing : « J'avoue que
mon admiration pour la liberté américaine, pour l'intelligence amé-
ricaine, pour la justice et la religion américaines, s'efface complè-
tement, et se trouve dominée par l'horreur que me font éprouver
CONFIDENCES d'uNE AME LIBÉRALE. 99
l'esclavage du sud et les décrets contre la presse relative aux es-
claves. Le crime des propriétaires d'esclaves en Amérique comme
voleurs des labeurs de leurs esclaves, comme leurs meurtriers, en
hâtant leur mort par un travail excessif, par la privation de nourri-
ture, par les châtimens, comme corrupteurs de leur moralité, me
semble plus atroce encore que dans les îles, car il est moins justifié
par le climat et la nature de l'industrie. Par tout le monde, les gou-
vernemens s'efforcent d'amoindrir les horreurs de l'esclavage, et
seules les libres provinces de l'Union accroissent ces horreurs au-
tant par le nombre des victimes que par l'atrocité de la législation. »
Ces libres provinces sont-elles donc toutes coupables? N'en est-il
pas une seule qui puisse échapper à l'invective du publiciste? Non,
pas une seule. Au point de vue où se place Sismondi, aucun des
états de l'Union ne saurait être complètement absous. Ce n'est plus
aux lois qu'il s'en prend, c'est aux mœurs elles-mêmes. A quoi bon
condamner l'esclavage, si, dans la pratique de la vie, vous mainte-
nez tous les préjugés, toutes les exclusions, c'est-à-dire en défini-
tive toutes les théories odieuses sur lesquelles est fondé l'asservis-
sement de vos frères? — Si dévoué que fût Sismondi aux doctrines
qui consacrent la liberté individuelle, quelle que fût son horreur
pour cette égalité menteuse ou plutôt pour cette promiscuité dont
le despotisme fait si bien son profit, il était trop religieusement hu-
main, trop philosophiquement chrétien, pour ne pas maudire l'esprit
de caste. Voyez ici le généreux libéralisme de la France essayant de
redresser, par la voix de Sismondi, le libéralisme dédaigneux de
la race anglo-saxonne : <( Les états du nord où l'esclavage est pro-
scrit sont loin pourtant d'être à l'abri du blâme. Dans aucun d'eux,
l'homme de couleur libre n'est traité en égal par les blancs; dans
aucun d'eux, l'affront de l'exclusion ne lui est épargné; il est re-
poussé de l'amitié, des salons, de la table de ses frères. Nulle part
on n'a essayé de l'élever d'abord par l'éducation, puis par l'élec-
tion aux premiers rangs de l'état, au siège du juge, au banc de
l'assemblée, au congrès, et pourtant accorder des honneurs aux
individus peut seul relever la race. Peut-être dans un état démo-
cratique n'y a-t-il que les instituteurs religieux qui puissent in-
fluencer les sentimens et les préjugés populaires. Aux États-Unis,
vos pasteurs s'acquittent-ils de ce devoir par la prédication et par
l'exemple? Le clergé catholique l'a fait, non pas constamment, non
pas généralement, mais sur une grande échelle du moins, et dans
tous les pays où l'esclavage existait en Europe. Il le fait dans ceux
où il existe encore et le poursuit incessamment dans les colonies
catholiques de l'Espagne et du Portugal. L'église, intolérante pour
tout ce qui est hors de son sein, exerce du moins une fraternité vé-
ritable à l'égard de tous les fidèles. On doit rendre la même justice
100 REVUE DES DEUX MONDES.
aux musulmans : ils travaillent sans relâche à amoindrir les hor-
reurs de l'esclavage parmi les croyans, et tiennent en général pour
infâme un musulman qui garde un coreligionnaire dans les fers.
Quand je lis les horreurs de vos états du sud , je ne puis m' empê-
cher de me demander : Y a-t-il dans cette province un ministre de
la Bible, ou les pasteurs de l'église réformée sont-ils propriétaires
d'esclaves?... » Certes ces dernières paroles sont injustes, l'église
protestante a largement payé sa dette dans les luttes de la liberté,
l'Amérique retentit encore de ses clameurs et de ses anathèmes;
mais Sismondi écrivait ces lignes en 1833, et qui sait si ces ré-
flexions amères communiquées à Ghanning n'ont pas suscité des
auxiliaires à ce vaillant homme? Qui sait si cette voix sortie de la
vieille Europe n'a pas éveillé dans le nouveau monde un Théodore
Parker ?
La correspondance de Sismondi avec Ghanning embrasse une
douzaine d'années, comme celle qu'il a entretenue avec M'"*" Mojon
et M"* de Sainte- Aulaire. La dernière lettre qu'il adresse au pasteur
américain est du 19 décembre 18/il. Sismondi avait soixante-huit
ans, et il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. Une grande
douleur attrista pour lui cette suprême année, un grand coup le
frappa comme un message de mort : la libérale constitution de Ge-
nève fut renversée le 22 novembre IShi par une révolution servile;
c'est Sismondi lui-même qui la caractérise ainsi. Il faut l'entendre
quand il épanche son cœur avec Ghanning, et qu'il pleure sur la
liberté de sa patrie. « C'est un bien petit état que le nôtre, ce n'est
presque qu'un point dans l'espace; cependant notre révolution est
un grand événement dans l'histoire de la liberté: c'est un triomphe
pour les idées serviles, un démenti pour toutes les espérances des
gens de bien.. . Je pense que vous avez à peine une idée de cet évé-
nement. » Il lui explique alors ce qu'était Genève depuis 1815, et
ce qu'a détruit la révolution du 22 novembre 1841 : une constitu-
tion démocratique dans le meilleur sens du mot, aucune distinc-
tion de naissance , aucune autorité se perpétuant elle-même , tout
pouvoir venant du peuple et retournant au peuple, une législature
de deux cent cinquante membres, comprenant à peu près tous les
hommes capables de motiver leurs opinions, un corps électoral com-
posé de tous ceux qui prenaient un intérêt quelconque à la patrie,
puisqu'il suflisait d'une contribution volontaire de 3 francs 25 cen-
times pour jouir des droits de citoyen; avec cela, un gouvernement
juste, probe, vigilant, économe. Un jour, après six mois de sourdes
attaques et de calomnies ténébreuses, les démagogues ameutent la
populace, séduisent la milice, assiègent le conseil représentatif, et
menacent de livrer la ville au pillage, si, avant deux heures, on ne
décrète pas l'appel d'une convention. « Cette convention, ajoute Sis-
CONFIDENCES d'UNE AME LIBÉRALE. 101
mondi,- a déjà siégé hier et avant-hier (17 et 18 décembre 18Zil), et
son premier acte a été de supprimer la prière par laquelle, depuis
que la république existe, s'ouvraient toujours nos assemblées. C'est
ainsi que le peuple le plus libre de l'ancienne Europe s'est montré
indigne de la liberté, qu'il a trahi en quelque sorte sa cause pour
tout le genre humain. » Il voyait là en effet les symptômes d'une
disposition générale des esprits qui l'effrayait pour l'Europe et peut-
être aussi pour l'Amérique.
Disons-le pourtant : malgré la tristesse des derniers mois de sa
vie, Sismondi n'a jamais désespéré. On sait qu'il mourut le 25 juin
18/i2; d'après les rapports les plus dignes de foi, il garda sa ferme
et bienveillante sérénité jusqu'à l'heure où il remit son âme à Dieu.
Les lettres que nous venons de citer, et dont la plus grande partie
n'avait pas encore vu le jour, expliquent assez cette mâle confiance.
Dans une espèce de testament littéraire où il signale sans fausse
humilité les imperfectiotis de son œuvre, il se rend ce témoignage :
(( On aime ceux au service desquels on se consacre, et je n'ai pas
travaillé vingt-quatre ans à étudier la France de siècle en siècle
sans me lier plus intimement à elle, sans faire des vœux pour sa
gloire et pour son bonheur... Je suis protestant, mais j'espère qu'on
ne me trouvera étranger à aucun sentiment religieux d'amour, de
foi, d'espérance ou de charité, sous quelque étendard qu'il se ma-
nifeste... Je suis républicain, mais en conservant dans mon cœur
l'amour ardent de la liberté que m'ont transmis mes pères, dont le
sort a été lié à celui de deux républiques, et l'aversion pour toute
tyrannie, j'espère ne m'être jamais montré insensible ni à ce culte
pour d'antiques et illustres souvenirs qui conserve la vertu dans de
nobles races, ni à ce dévouement sublime aux chefs des nations qui
a souvent illustré les sujets... » Si les documens inconnus que nous
venons de rassembler justifient ces paroles, ils font surtout con-
naître l'homme, bien supérieur à l'écrivain, et nous révèlent l'en-
semble des principes qui mirent ses espérances à l'abri des coups
de la fortune. Ame vraiment libérale, cœur profondément humain,
esprit avide de réformes, aussi opposé au servilisme qu'à la démago-
gie, enfin homme de moralité idéale bien plutôt qu'homme d'action,
il a dit de lui-même, — c'est la dernière citation que j'emprunte à
ses confidences, — il a dit un jour avec fierté ce qu'auraient pu dire
aussi les Channing, les Tocqueville, tous ces penseurs désintéressés
qui ont vécu en dehors et au-dessus des partis : « Je n'ai pas été
vaincu, car le drapeau sous lequel je marche ne s'est pas encore
déployé dans la bataille. »
Saint-René Taillandier.
DE
LA THÉOLOGIE CRITIQUE
I. Mélanges de critiqtu religieuse, par E. Scherer. — II. Essais de critique religieuse, par
A. Réville. — III. Sermons, par T. Colani. — IV. Histoire de la Théologie chrétienne,
par B. Renss.
On médit quelquefois de la réaction religieuse. Des juges très
graves en contestent la valeur et presque l'existence, et l'un des
plus modérés, comme certes des meilleurs (1), a dit d'elle : « La
réaction religieuse, c'est tout, excepté la religion. » Il me manque
beaucoup pour avoir le droit d'être aussi sévère que mon spirituel
confrère, et je ne vois guère à reprocher à la réaction religieuse
que d'être une réaction. Religieusement, tous les motifs qui l'ont
produite ne sont pas d'une égale valeur, et les infirmités humaines,
crainte, haine, caprice, vanité, passion, ont pu contribuer autant
que les plus nobles besoins de l'âme à cette conversion de notre
siècle; mais dans quel mouvement des esprits ne retrouverait-on
pas de semblables mobiles, et depuis quand les hommes ne feraient-
ils même les bonnes choses que pour de bonnes raisons? Il faut
cependant reconnaître que le retour vers d'anciennes croyances,
s'étant surtout manifesté dans la sphère de ce qu'on appelle l'opi-
nion publique, a eu ce caractère de réduire la religion, toute reli-
gion, à une opinion. Et c'est pour cela sans doute que cette conver-
sion a si peu de rapport avec la morale, et qu'elle n'a pas, à cet
égard, été accompagnée du plus petit amendement. S'il faut même
(1) M. de Sacy.
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 103
en croire ce qu'on entend dire, le contraire serait arrivé. Sans faire
écho aux plaintes des censeurs du présent, on ne peut méconnaître
dans l'état religieux du temps un grand vide : il y manque la piété.
Sous de nouveaux dehors, l'impulsion du temps vers tout ce qui est
terrestre, positif, matériel, ne s'est pas arrêtée, et la croyance,
d'ailleurs sincère, de plus d'un néophyte que l'incrédulité effraie
s'élève sur la base inébranlable de l'indifférence du cœur et de la
conscience.
Cependant l'erreur qui ne fait de la religion qu'une opinion a un
bon côté. Les opinions, après tout, sont des idées, des idées irré-
fléchies, superficielles, passagères si l'on veut, mais enfin des idées.
Or les idées courantes ne peuvent tomber dans certains esprits sans
y provoquer la réflexion. On ne peut guère s'empêcher de penser à
ce que tout le monde pense, et pour peu qu'on soit sérieux, atten-
tif, difficile, on veut savoir ce qu'il en est; l'on examine alors ce que
d'autres embrassent sans examen. Ainsi le retour tel quel des es-
prits vers la religion n'a plus permis de traiter avec une légèreté
méprisante soit le penchant intérieur qui nous y ramène, soit l'ob-
jet même vers lequel il nous conduit. On a bien été obligé de re-
chercher ce que le genre humain avait dans l'âme, et à quoi il en
voulait venir quand il parlait tant d'aller à Dieu.
Après les esprits forts, qui ne peuvent comprendre qu'ion s'occupe
de pareilles misères, viennent les beaux esprits, qui n'y voient que
la juste revanche du moyen âge retrouvant ses droits comme un
souverain légitime en travail de restauration; mais en dehors de ces
préjugés parfaitement dignes de se mesurer ensemble, il y a de
fermes ou clairvoyans esprits que ne satisfont point les lieux-com-
muns, fussent-ils déguisés en paradoxes, et qui cherchent dans la
liberté de leur raison le mot de ce que saint Paul lui-même appelle
une énigme, la religion. On a fait plusieurs fois connaître ici les
travaux intéressans que ce grand sujet a suscités en Angleterre. La
moisson n'aurait pas été moins riche assurément, si l'on avait essayé
d'explorer le champ de l'Allemagne. Aujourd'hui c'est en France que
nous voudrions signaler une école religieuse dont l'existence date de
ces dix dernières années, et qui peut être regardée, sous plusieurs
rapports, comme une nouveauté dans notre pays.
L
Il y a onze ou douze ans qu'un des professeurs de l'école de théo-
logie de Genève donna sa démission, et il fit connaître que cette dé-
termination était dictée par un changement qui s'était opéré dans
son esprit sur quelques points de la science religieuse. Il avait cessé
104 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être en parfait accord soit avec l'enseignement reçu dans l'insti-
tut auquel il appartenait, soit même avec son enseignement anté-
rieur, et par un scrupule honorable il se retirait. Ce pasteur était
M. Edmond Scherer. Les points de dissidence étaient l'inspiration
et le canon des Écritures. Un cours donné à Genève sur l'autorité
en matière de foi, et en particulier sur l'autorité de la Bible, pro-
voqua l'ouverture d'un cours correspondant, mais différent d'es-
prit, dans le sein d'une des églises indépendantes de la même ville.
Une polémique assez vive vint bientôt animer la presse locale, et la
guerre des brochures et des journaux dura longtemps. Des écri-
vains qui jouissent d'un crédit mérité dans leur communion,
MM. Malan, Merle d'Aubigné, Chenevière, Agénor de Gasparin,
d'autres encore, entrèrent dans la lice, et il fut bientôt évident
qu'un incident assez simple allait devenir la cause occasionnelle
d'un mouvement sérieux dans le sein du protestantisme. Cette con-
troverse fortuite allait, non pas certes produire, mais manifester par
des signes nouveaux l'opposition qui existe de tout temps, au sein
de toute église comme de toute école et peut-être de toute société ,
entre le principe de l'autorité et celui de la liberté. Ce résultat fut
sensible, évident, lorsqu'au mois de juillet 1850 M. Colani eut
fondé à Strasbourg sa Revue de Théologie et de Philosophie chré-
tienne. Ce recueil, qu'il entreprit de concert ou en collaboration
avec M. Scherer, était conçu dans le même esprit que les leçons de
ce dernier, et devait peu à peu s'élever à une exposition plus nette,
plus méthodique et plus hardie des principes d'une science chré-
tienne qui n'avait point encore eu d'organe permanent en France.
Celui-ci, qui dans ses débuts offrit un caractère ou plutôt des ap-
parences d'indécision et d'obscurité, eut de la peine à se frayer sa
voie dans le public, comme tout ce qui est grave et scientifique;
mais les rares lecteurs des premières livraisons, ou peut-être du
premier volume, ne tardèrent pas à apercevoir que, pour peu que
l'entreprise persévérât, elle contenait le germe d'une doctrine, le
foyer d'une école, et que de ce point de l'horizon intellectuel il ve-
nait des penseurs et des écrivains. Le pronostic s'est réalisé : la
Revue de Théologie et de Philosophie chrétienne est un ouvrage
digne d'une attention particulière, et qui se recommande à ceux
même qui ne s'intéressent qu'à la philosophie. Toutefois je ne pense
point que, dans aucune église catholique ou dissidente, il fût rai-
sonnable ou prudent d'écrire sans la prendre en très sérieuse con-
sidération, et celui qui descendrait dans l'arène non préparé à se
défendre contre les nouveaux critiques risquerait de s'y montrer
trop légèrement armé. Quant aux noms des auteurs, ce n'est pas
aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes qu'il est besoin d'ap-
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 105
prendre quelle est la valeur de M. Scherer. Nous plaçons sans hé-
siter auprès de lui M. Golani. Il serait facile de citer d'autres noms
des plus recommandables. Ainsi M. de Pressensé a été dans l'ori-
gine un de leurs collaborateurs avant qu'il eût marqué sa nuance
personnelle et le caractère distinctif de ses idées et de son talent
par d'autres œuvres et un autre genre de prédication. Nous ne
réunirons cependant ici aux deux écrivains d'abord nommés que
M. Réville, qui n'est pas non plus inconnu de nos lecteurs, et
M. Edouard Reuss, qui a pris par un ouvrage important une place
considérable parmi les historiens de la théologie chrétienne. Ce
n'est pas que les quatre auteurs que nous venons de distinguer se
répètent les uns les autres et obéissent au même mot d'ordre. Cha-
cun au contraire marche dans sa voie, et ils ne sont ni associés ni
subordonnés entre eux. Ils sont libres, comme doivent l'être des dé-
fenseurs de la liberté, de la science et de l'esprit, mais ils ont cer-
tainement des caractères communs, ils vont dans le même sens, ils
se meuvent dans le même ordre d'idées, et ils contribuent chacun
à sa manière au même mouvement dans l'esprit humain et peut-
être dans la conscience humaine.
J'ai dit que l'origine de la séparation de M. Scherer avait été son
dissentiment sur l'inspiration et le canon des Écritures. Et l'on peut
en effet ramener à la manière de définir l'inspiration et de conce-
voir la canonicité des livres sacrés tout dissentiment essentiel sur le
dogme et sur la foi. Il ne faudrait pas grand artifice pour rattacher
à ces deux points l'existence de toutes les sectes et les opinions
particulières d'un Luther, d'un Pascal, d'un Bossuet, d'un Grotius,
d'un Leibnitz. Si nous nous interrogeons nous-mêmes en lisant la
Bible, nous reconnaîtrons que notre manière de là comprendre con-
tient au fond une théorie sur ce que c'est que la parole de Dieu. Il
sera bon d'indiquer les termes généraux de la question, sans pré-
tendre autre chose que déterminer l'état d'esprit de ceux qui la po-
sent et la décident.
L'Ecriture est divinement inspirée : nous prenons ce point pour
accordé. Il faudrait en effet n'être chrétien à aucun degré pour nier
que l'Écriture soit inspirée, si ces mots veulent dire pour le moins
qu'elle est le monument, le témoignage d'une révélation divine. On
peut même en tomber d'accord sans presque avoir droit au titre de
chrétien. Il suffit de croire à une certaine action de la Providence.
On entrevoit déjà que l'inspiration, comme au reste toute autre
expression dogmatique, peut être entendue de deux manières : l'une
stricte, littérale, absolue, judaïque, l'autre plus libre et plus rai-
sonnée. On peut croire que les mots mêmes du texte biblique dans
toutes ses parties ont été inspirés, comme si les auteurs avaient
106 REVUE DES DEUX MONDES.
écrit sous la dictée de Dieu. On peut se borner à penser que Dieu a
voulu ou permis que leurs livres continssent la vérité religieuse,
soit qu'on l'y cherche principalement dans les parties de pur ensei-
gnement, soit qu'elle résulte également pour l'esprit et pour le
cœur des récits comme des préceptes. Dans ces deux hypothèses,
de tels livres resteraient des livres sacrés. On voit d'avance, entre
ces deux croyances extrêmes, d'ailleurs également compatibles avec
la divinité du christianisme, combien peuvent se placer d'interpré-
tations intermédiaires, servant à conclure pour ou contre l'ortho-
doxie de telle ou telle église.
On suppose aisément que l'église catholique doit incliner vers
une manière rigoureuse d'entendre l'inspiration. Cependant elle n'a
pas adopté l'opinion outrée de quelques docteurs; elle n'étend pas
l'inspiration à la diction de l'écrivain sacré, mais seulement aux
choses et aux pensées. Sur ces deux points, il n'y a pas d'erreur
dans l'Écriture. Le secours que l'esprit reçoit d'en haut, indépen-
damment de toute révélation ou manifestation surnaturelle qui, lui
communiquant une vérité jusque-là inconnue, serait l'eflet d'un mi-
racle particulier, peut n'être d'abord qu'une impulsion pieuse, une
grâce divine qui anime et soutienne celui qui parle ou qui écrit
dans ses efforts pour ne pas s'écarter de la vérité; mais c'est là
un genre d'inspiration qui ne garantit nullement l'infaillibilité, et
qui peut avoir été départi par exemple à l'auteur de V Imitation de
Jésiui- Christ. Ce n'est pas l'inspiration proprement dite. Celle-ci
est un secours surnaturel, qui, influant sur la volonté et l'entende-
ment de l'écrivain, lui suggère au moins le fond de ce qu'il doit
dire. On ajoute à ce secours l'assistance du saint-esprit, qui le dirige
dans l'usage de ses facultés, de telle sorte qu'il ne commette au-
cune erreur. Telle est l'inspiration qui règne dans toute l'Écriture
sainte (1). L'expression, le style et peut-être aussi l'ordonnance et
la composition, mais non pas le choix des matières, paraissent dans
ce système abandonnés, au moins en grande partie, à la liberté de
l'esprit humain. Cette concession est grave, et elle conduirait fort
loin, si l'église n'ajoutait aussitôt que le fidèle n'est pas libre d'en-
tendre comme il veut les choses au point où l'écrivain a été libre
de les dire. L'intelligence et le sens de l'Écriture résident dans la
tradition catholique, et la tradition est dans les mains d'un déposi-
taire privilégié : c'est l'église catholique, apostolique et romaine.
L'église est l'interprète unique de l'Écriture, interprète infaillible
comme ses auteurs. L'église aussi est divinement inspirée, et, quoi
qu'il en coûte de le dire, il s'ensuit que, l'église étant présente et
\\) Le père Perrone, — M. l'ablx' Glaire.
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 107
vivante, son autorité est plus grande que celle de l'Écriture même.
C'est la première qui garantit la seconde. Cette fatale conséquence
n'est plus déniée par les apologistes de notre temps. Quant à la
question de savoir où repose en fait l'autorité de l'église, si c'est
dans l'église entière, le concile ou le souverain pontife, c'est-à-dire
le suffrage universel, le système représentatif ou l'absolutisme, on
en discute. Le catholicisme a ce problème pour fondement.
On ne s'étonnera donc pas que l'inspiration des Écritures ait été
entendue plus rigoureusement par les protestans que par les catho-
liques. Ceux-là croyaient avoir, comme ceux-ci, surtout dans les
premiers temps de la réforme, besoin d'une règle de foi; ils la trou-
vaient dans l'Écriture, dans l'Écriture seule. Rompant avec la tra-
dition ou avec ce qui s'appelait de ce nom, rejetant l'autorité dog-
matique de l'église romaine, ils n'avaient plus ni ne pouvaient avoir
d'interprète attitré du divin livre. Ils en devaient naturellement af-
firmer davantage, exalter, amplifier l'autorité, et il est tout simple
qu'ils aient été entraînés à ne la croire sainte qu'en la faisant ab-
solue. Il a été soutenu que l'inspiration, c'est-à-dire à la fois la vé-
rité parfaite et la divinité de la parole, s'étendait non-seulement
aux faits et aux idées, mais au texte même, aux mots dont il se
compose, et, comme on l'a dit, aux points et aux virgules, ce qui
mettrait dans une condition fâcheuse et inférieure la foi de ceux qui
ne savent ni le grec, ni l'hébreu, ni le syro-chaldéen.
C'était une précaution prise contre le danger d'une interprétation
illimitée. En effet, par l'exemple de ses fondateurs, par son esprit,
par son enseignement et sa pratique, la réforme ne pouvait se dé-
fendre de rendre la conscience et la raison juges en dernier ressort
de la vérité religieuse. Elle la voyait, cette vérité, dans les livres
saints; mais ces livres saints, elle avait commencé par en discuter
l'origine au point d'en réduire le nombre. Ensuite ou en même
temps elle en avait, sur des points nombreux et importans, modifié
l'interprétation traditionnelle,, l'interprétation reçue, et elle y avait
substitué la sienne, puisée dans une étude nouvelle des textes. Elle
pensait les avoir mieux compris, et elle ne se croyait plus avancée
dans la vérité que parce qu'elle était revenue au sens légitime de
l'Écriture. Avec un tel point de départ, c'était bien le moins qu'elle
opposât aux dangers, ou, si on l'aime mieux, aux écarts possibles
de l'examen en matière de foi l'inviolabilité et l'infaillibilité du livre.
Elle a donc pu exagérer en ce sens et prodiguer en quelque sorte
la divinité aux écrits qui l'attestent. Ce n'est pas tout : elle a cher-
ché à poser une autre barrière dans la voie où elle était eatrée. Ses
premiers docteurs, ses premiers croyans s'étaient çà et là unis dans
le même esprit et dans les mêmes dogmes. Ne fût-ce que pour se
108 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaître, ils avaient en commun confessé leur foi. Ces confessions,
écrites et consenties avec réflexion, avaient été offertes au monde
comme des manifestes et des symboles. Elles avaient, quelques-unes
du moins, rallié des nations entières. Devenues ainsi comme un
texte légal de croyance, elles étaient à leur tour une interprétation
légale. Elles constituaient une orthodoxie. Il serait facile toutefois de
montrer que ni l'autorité littérale de l'Ecriture, ni une orthodoxie con-
ventionnelle ne pouvaient contenir la liberté de la conscience chré-
tienne à ce point que la foi protestante fût à l'abri de toute dissi-
dence et de toute variation. Les hommes qui, vers le temps de la
renaissance, ont déclaré que la religion du moyen âge ne leur suffi-
sait plus ont par là même annoncé qu'il pouvait y avoir progrès,
non dans la vérité chrétienne , mais dans la connaissance de la vé-
rité chrétienne, et que la religion, immuable dans son objet, ne
l'était pas dans l'esprit des hommes. Si cette idée était une erreur,
les protestans seraient bien malheureux, car ils l'ont scellée du plus
pur de leur sang.
Avec des protestans, il semble qu'il y ait une manière bien simple
de savoir ce que c'est que l'Écriture : c'est de le demander à l'Écri-
ture elle-même : mais alors on est assez troublé de reconnaître que
l'inspiration du texte de l'Écriture n'est enseignée comme un dogme
ou affirmée comme un fait dans aucune page du iNouveau Testa-
ment. On n'allègue qu'un verset d'une épître de saint Paul dont le
sens est au moins douteux, et qui, même traduit comme le veulent
certaines versions protestantes, n'aurait pas avec évidence la por-
tée qu'on lui attribue. Il est bon de citer ce passage, afin de faire
voir de quelles difficultés peut être entourée, sur quels fragiles fon-
demens peut être appuyée l'interprétation des vérités chrétiennes,
lorsqu'elle a pour base unique l'examen grammatical des textes. Je
traduis littéralement sur la Vulgate. Saint Paul exhorte le Lystrien
Timothée à demeurer ferme dans l'enseignement qu'il a reçu. « Tu
sais, ajoute-t-il, de qui tu as appris, et que dès l'enfance tu as
connu les lettres sacrées qui peuvent t' instruire pour le salut par la
foi en Jésus-Christ. Toute écriture inspirée de Dieu est utile pour
l'enseignement, pour le raisonnement, pour la rectification, pour
l'éducation dans la justice (II Tim. m, 15, 16). » Cette signification
de la Vulgate est adoptée ou confirmée par saint Hilaire, par Ori-
gène, par la Bible de Mons, et la traduction de Sacy, qui est la plus
répandue en France, dit en conséquence : «Toute écriture qui est
inspirée de Dieu est utile pour instruire, pour reprendre, pour cor-
riger, et pour conduire à la piHé et à la justice. » La dernière et
remarquable version protestante de M. Albert Rilliet offre le même
sens.
L\ THÉOLOGIE CRITIQUE. 109
Cependant la version d'Osterswald, qui jouit d'une certaine auto-
rité parmi les protestans, s'exprime ainsi : « Toute l'tcriture est di-
vinement inspirée et utile pour enseigner, pour convaincre, pour
corriger, pour instruire dans la justice. » Cette version, comme on
voit, est assez différente de la première, et tout tient à l'insertion
de la conjonction et entre inspirée et utile. Cette conjonction n'est
pas dans la Vulgate, que suit de préférence notre église; mais elle
est dans les plus anciens textes grecs, et Richard Simon a soutenu
contre Arnauld qu'il fallait y revenir. On conçoit que tous les parti-
sans de l'autorité scripturale contre celle de l'église et de la tradition
soient naturellement portés à se ranger à l'avis de Richard Simon;
mais je dois ajouter que M. l'abbé Glaire, qui n'est certes pas de
leur parti, se prononce comme eux dans la question (1). Parmi les
éditeurs récens du Nouveau Testament, Lachmann est naturellement
du même côté, tandis que Griesbach semble appuyer la leçon d'Ori-
gène (-2).
L'ancien texte gfec littéralement traduit devient ce qui suit :
« Toute écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, etc. )>
Or cette proposition est évidemment fausse, ou du moins tellement
exagérée qu'on ne sait comment l'expliquer, et, pour échapper à
cette difficulté, les uns traduisent : u Toute l'Ecriture est inspi-
rée, etc., » ce qui n'est pas dans le grec; les autres traduisent avec
le cardinal Duperron : (( Toute écriture inspirée de Dieu est aussi
{en même temps) utile pour instruire, etc., » ce qui est un peu
forcé. On voit combien est faible la base de la critique littérale pour
ceux qui voudraient fonder sur un texte toute l'inspiration des Écri-
tures. Il faut évidemment chercher d'autres autorités , c'est-à-dire
recourir à une critique plus élevée et plus générale, car, en accor-
dant que ces mots toute écriture se rapportent à ces lettres sacrées
dans lesquelles l'apôtre vient de dire que Timothée a été instruit, il
reste à savoir quelles elles sont. Or c'est tenter l'impossible que de
vouloir déterminer quels sont les écrits dont saint Paul veut parler,
et s'il s'agit de tout ou partie de la sainte Kcriture, ou même d'ou-
vrages que nous avons perdus, car enfin nous n'avons pas tout ce
qui peut avoir été écrit par les apôtres ou sous leurs yeux , et ils
avaient tous reçu les mêmes dons. Il reste donc pour question
unique, mais capitale, de savoir ce que veut dire une écriture inspi-
rée de Dieu. Est-ce ce qu'on entendrait en disant qu'un écrivain sa-
cré, que saint Bernard ou saint François de Sales, que l'auteur de
V Imitation est rempli de l'esprit de Dieu? Est-ce ce qu'entendait le
(1) Introduction aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, t. V.
(2) M. Berger de Xivrey, dans les Mémoires de l'Académie des Inscript., t. XXIII, p. 8P.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
pape Jean XXII lorsque, dans sa bulle de canonisation de saint Tho-
mas d'Aquin, il lui reconnaissait une infusion spéciale de Dieu?
Est-ce quelque chose de plus, est-ce quelque chose de moins? Et
serait-ce alors cette pensée plus simple que l'Écriture est l'expres-
sion écrite d'une révélation divine ? Voilà vraiment la question que
l'Écriture elle-même n'a ni posée ni décidée, et comme cette locu-
tion de divinement inspirée, divinitus impirata, se rend en grec
par un seul mot, theopneustos, on appelle aujourd'hui la question
que nous indiquons la « question de la théopneustie. »
IL
On ne traite point ici du fond des choses, et ce n'est pas du chris-
tianisme, mais de l'interprétation de l'Écriture qu'il s'agit. On ne
veut pas même, par l'artifice des conséquences extrêmes, tirer de
la nécessité concédée d'une interprétation le droit d'examen illi-
mité, et, parce que la raison et la conscience jfeuvent en définitive
décider par là des choses de la foi, conclure que la raison et la con-
science sont autorisées à tout faire, et que tout ce qu'elles peuvent,
elles le doivent. Nul n'est plus convaincu que nous qu'en religion,
comme en tout le reste, l'absolu ne convient pas à la nature humaine,
et que les plus conséquens ne sont pas toujours les plus raisonna-
bles. Nous voulons seulement rechercher quelle est la portée natu-
relle, nécessaire, de la doctrine de l'inspiration sainement entendue,
puis faire connaître quel système d'interprétation en est récemment
sorti dans les écoles protestantes et ne peut manquer d'exercer une
sérieuse influence sur la science et l'intelligence de la religion.
J'ai déjà dit qu'ici je n'examine pas si l'Écriture est inspirée : je
l'admets. Cela signifie qnau moins pour le fond (l'expression n'est
pas de moi) il n'y a dans l'Écriture que vérité; mais qu'est-ce que
le fond, et comment faut-il en juger la forme?
On ne contestera pas que toute la religion, comme connaissance
de Dieu, ne soit pas explicitement dans l'Écriture. La doctrine chré-
tienne n'y est pas tout entière, ou bien il ne faut entendre par doc-
trine chrétienne que la portion de vérité divine dont Dieu a jugé la
révélation nécessaire à l'humanité. Les dogmes connus en supposent
une foule d'inconnus. Point d'église qui n'enseigne que tout est
plein de mystères. Si l'on voulait savoir comment sont possibles
l'union et la distinction des personnes de la Trinité, comment s'ac-
complit le miracle de la présence réelle, ou seulement si l'on posait
les problèmes fondamentaux de la théodicée, (ju' aucun clergé ne
défend d'examiner, la théologie scolastique elle-même, qui n'est
pas timide, conviendrait que nous savons bien peu de chose sur ces
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. lll
questions, et que l'auteur des choses n'a pas voulu nous donner
ici-bas la lumière qu'il réserve aux élus. L'Écriture est même con-
çue en général de telle sorte que, si l'on excepte peut-être quelques
pages de saint Paul, on y chercherait vainement l'enseignement di-
dactique d'une doctrine, l'exposition méthodique d'un seul des ar-
ticles du catéchisme. L'église catholique est si convaincue de cette
vérité, qu'elle défend de les y chercher sans un guide : elle interdit
presque la lecture du texte séparé du commentaire; elle craint
non-seulement que l'on comprenne mal ce qui y est, mais aussi
qu'on y trouve ce qui n'y est pas. Or il y a des choses qui n'y sont
pas et qui n'en existent pas moins. Il n'y a que vérité dans l'Écri-
ture; mais il n'y a pas toute la vérité, ou du moins elle n'y est
qu'implicitement. Un chrétien doit être assuré qu'en ce genre rien
ne s'y trouve qui ne s'accorde avec ce qui ne s'y trouve pas. La vé-
rité évangélique est certainement conforme à toutes les vérités
qu'elle suppose, mais qu'elle ne dit point. Cette conformité, nous
pouvons l'affirmer, mais la montrer nous est impossible. Gomment
prouver que ce qu'on sait est d'accord avec ce qu'on ignore? On
peut dire que cet accord est nécessaire; mais quel est-il? Par la
supposition même, on ne le sait pas.
Mais si on le savait, si on savait ce qu'on ignore, n'est-il pas vrai
que l'on comprendrait mieux, que l'on connaîtrait mieux ce que
l'on sait? S'il nous est impossible de saisir la liaison du terme connu
au terme inconnu, si nous ne pouvons nouer les deux bouts de la
chaîne, pouvons-nous être sûrs de connaître parfaitement même ce
que nous connaissons, et pouvons-nous garantir que la connais-
sance de l'inconnu ne modifierait pas notre idée du connu? Oui, si
nous avons la certitude d'une connaissance parfaite, si nous sommes
assurés de concevoir ce que nous savons exactement comme il est.
Or c'est la confiance, c'est la certitude à laquelle prétend toute or-
thodoxie. Aucun croyant orthodoxe n'a la vanité de tout savoir; mais
il est persuadé qu'il n'y a point d'erreur dans ce qu'il croit, ou si
par humilité il n'ose répondre de lui-même, il répond sans hésiter
de la vérité du dogme, qu'il le lise dans l'Écriture, dans une con-
fession de foi ou dans l'enseignement de son église.
La question qui se poserait serait donc celle-ci : — est-il vrai, est-
il possible que la vérité soit exprimée sans mélange d'erreur dans
le langage humain, et qu'ainsi exprimée, elle soit comprise sans
mélange d'erreur par l'esprit humain? — Nous indiquons seulement
cette question générale, et nous nous en tenons à notre question par-
ticulière. L'écriture inspirée, c'est-à-dire divinement vraie pour le
fond, a été humainement écrite. La vérité y est exprimée dans les
formes de la pensée humaine, dans les conditions du langage hu-
112 REVUE DES DEUX MONDES.
main. Ceci n'est ni une critique ni une opinion, c'est un fait aussi
clair que le jour. Or je pourrais sans discussion en conclure une
imperfection nécessaire, une inexactitude obligée, et afTirmer que
la vérité du fond qu'elle contient est compromise, altérée à un cer-
tain degré par sa forme, et plus compromise , plus altérée encore
daps notre intelligence, qui la reçoit : d'où il suit que l'inspiraiion
infaillible, en ce sens que la signification véritable du texte est pure
de toute erreur, ne garantit pas l'infaillibilité du texte même, c'est-
à-dire ne garantit pas un texte exempt de toute possibilité d'erreur,
ni la parfaite vérité d'une interprétation quelconque.
C'est en effet une des conditions du langage d'être l'expression
partielle et successive de la réalité. Il ne dit pas tout à la fois, et ce
qu'il dit, il le dit isolément, séparément, en sorte que chaque
phrase et presque chaque mot semblent avoir une signification ab-
solue. Nous en dirions donc toujours trop ou trop peu, si la suite de
ce que nous avons à dire ne devait modifier ce que nous avons dit.
Dans le récit, la successjon des faits et des jugemens qui les quali-
fient complète l'expression de la vérité. Dans l'exposition, la liaison
s'établit par l'induction ou la déduction, et c'est ainsi que la diction
se rend de plus en plus égale à la vérité. Tout le monde n'en sait
pas moins que rien n'est plus difficile que d'établir une équation
juste entre le fait et la pensée, entre la pensée et le langage. L'é-
quation n'est jamais qu'approximative, et il y a une imperfection
indomptable dans toute œuvre de l'esprit et de la parole.
Il ne faut pas dire que cette imperfection affecte éminemment la
diction de l'Écriture. Je suis beaucoup moins sévère que certains
critiques, d'ailleurs parfaitement orthodoxes. Le style des écrivains
sacrés a souvent été abandonné à la critique. Tantôt c'est la correc-
tion dont on a fait le sacrifice. Le père Perrone ne désapprouve pas
les théologiens qui allèguent contre l'inspiration verbale les solé-
cismes de la langue apostolique. Enfin on pourrait citer des criti-
ques du xvii" siècle qui s'exprimaient avec une singulière rigueur
sur le défaut de beauté classique de l'Évangile lui-même. Quant à
nous, les solécismes nous touchent peu ; le purisme littéraire nous
paraît ici hors de saison, et nous sommes convaincu que le Nouveau
Testament, plus académiquement rédigé, portant moins les carac-
tères de la vérité, serait armé d'une moindre puissance persuasive.
Nous ne pouvons cependant soutenir que le style du livre sacré soit
le plus propre à prévenir toute méprise et à donner à la narration et
surtout à r exposition cette exactitude lumineuse qui indique chez
l'écrivain, qui produit chez le lecteur la claire connaissance. Les vé-
rités de la foi en particulier y sont exprimées en passant, tantôt avec
mystère, tantôt par allusion, quelquefois sous une forme figurée.
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 113
Le but de l'écrivain sacré n'est pas évidemment un enseignement
doctrinal. Il s'adresse à l'imagination, au cœur, à la conscience; il
ne cherche pas précisément à convaincre l'entendement. Il serait
certainement facile d'imaginer, et on l'a tenté dans toutes les
églises, une manière de révéler soit l'existence de la Trinité, soit la
présence réelle dans l'eucharistie, qui eût coupé court à toute dis-
pute entre les chrétiens. Or il n'en est pas ainsi, et les théologiens
en donnent plusieurs raisons; mais le fait n'est contesté par aucun,
et nulle église n'en est plus persuadée que la nôtre, puisqu'elle met
en garde contre la lecture de la Bible, si l'on n'y est bien préparé,
ou même si l'on ne s'y aventure dans la compagnie d'un bon guide.
On approuve à Rome cette pensée du comte de Maistre : « Lue sans
notes et sans explications, l'Écriture sainte est un poison. »
Une telle énormité ne convient qu'aux esprits sans mesure et sans
scrupule, et nous n'allons pas jusque-là; mais nous disons qu'indé-
pendamment de l'insuffisance radicale du langage humain, la dic-
tion biblique, même évangélique, n'évite nullement des tours, des
mots et des tropes qui peuvent aisément engendrer l'erreur dans
un esprit que n'en préserve pas une instruction solide ou une ferme
raison. L'Écriture ne s'interdit point l'équivoque, l'hyperbole, la
métaphore, enfin des moyens de style qui peuvent plaire, qui pro-
duisent même des beautés littéraires, mais dont l'emploi n'est pas
moins une concession à l'infirmité de l'esprit humain.
Saint Pierre a dit : « En toute nation, celui qui craint Dieu et
qui pratique la justice est agréable à Dieu. » Si ces belles paroles,
séparées des circonstances dans lesquelles elles ont été prononcées,
étaient prises dans leur sens le plus simple et le plus général, elles
ramèneraient la révélation à la religion naturelle. Or comme elles
ne peuvent avoir cette portée, il faut bien qu'elles soient envelop-
pées d'une certaine ambiguïté, et ne doit-on pas l'attribuer moins
à un défaut de justesse d'esprit dans celui qui les a écrites qu'à
l'imperfection radicale tant de la pensée que du langage?
Je n'oserais dire, quoique ce soit l'avis de beaucoup de théolo-
giens, qu'une certaine obscurité a été laissée à dessein sur de cer-
taines vérités, souvent les plus hautes et les plus importantes. Dans
ce cas, l'équivoque ne serait nullement une faute de style; elle se-
rait la preuve d'un art dont le secret m'échappe et dont je n'oserais
approfondir les raisons. Pourtant qu'elle s'y rencontre, et qu'elle
couvre d'un nuage les dogmes les plus augustes, c'est ce que prou-
vent dix-neuf siècles de discussion sur les mêmes passages. Je suis
loin de contester que la divinité du Christ ou la notion correcte de
Peucharistie se trouve dans PÉvangile; mais nier que des hommes
intelligens et sincères n'aient pas su l'y voir serait manquer soi-
TOME XXXVII. 8
11 A REVUE DES DEUX MONDES.
même d'intelligence et de sincérité, et cela seul prouve que ces
dogmes fondamentaux n'y sont pas exprimés avec la même clarté
que l'est par exemple la distinction de l'esprit et du corps dans Des-
cartes, ou dans Leibnitz la réduction de la substance à la force.
Sans multiplier les exemples et citer des expressions qui pourraient
être attribuées au tour individuel de l'esprit de l'écrivain, rien n'est
plus important et plus correct que cette proposition : « il y a beau-
coup d'appelés et peu d'élus. » 11 faut cependant que le sens en soit
bien équivoque, puisque Massillon en a tiré ce redoutable sermon
sur le petit nombre des élus dans la terreur duquel était élevée, il
y a cinquante ans, toute la jeunesse chrétienne, tandis que, plus
heureux, nos jeunes contemporains ont entendu de plus consolantes
assurances, grâce à l'éloquent successeur de Massillon que vient de
perdre la chaire apostolique (1). Et chose remarquable, ni l'évêque
de Glermont ni le père Lacordaire n'ont été désavoués par l'église.
Le point si important des chances de l'autre vie et des conditions
du salut est une de ces questions ouvertes auxquelles s'applique la
maxime : in dubiis libertas.
La métaphore ou, pour parler d'une manière plus générale, le style
figuré est partout dans l'Écriture, et même on nous enseigne que la
Bible est une figure perpétuelle. A ne considérer que l'élocution, la
figure est un des moyens d'effet dont usent le plus heureusement
les grands écrivains, et rien n'est plus propre à récréer l'esprit quand
elle est ingénieuse, à saisir l'imagination quand elle est grande et
belle. On ne pourrait cependant prétendre qu'elle soit l'expression
la plus exacte de la vérité. Elle sert bien quelquefois à nous en don-
ner une certaine idée quand il est impossible ou trop difficile de la
donner plus juste par l'expression directe; mais ce n'est jamais
qu'une approximation qu'il faut se garder de prendre à la rigueur.
Tout le monde sait que, dans toutes les recherches qui ont pour objet
la vérité, dans toutes les sciences, rien ne demande plus de précau-
tion que l'emploi du style figuré, et que s'il est impossible de s'en
abstenir absolument, il est prescrit de n'en user qu'avec défiance.
Le langage figuré n'est permis et nécessaire que parce qu'il y a des
cas 011 l'écrivain se sent hors d'état d'indiquer autrement sa pensée,
ou bien parce que l'auditeur est plus accessible au langage de l'ima-
gination qu'à celui de la raison , ou bien enfin parce qu'il est des
choses qui ne se laissent pas représenter autrement; mais aucun de
(1) « Bieo que ce Tameiix texte : « il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus » vous paraisse
d'une évidente clart-^, il est bien loin d'en être ainsi. C'est précisément le texte qui a le
plus divisé les pères et les commentateurs... Le petit nombre des élus n'est pas un
doRme de foi, mais une question librement débattue dans l'église. » (Le père Lacordaire,
soixante et onzième conférence.)
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 115
ces cas n'est précisément à la gloire de l'esprit humain. C'est une
de ses faiblesses que de ne pouvoir toujours être mis en contact avec
la vérité même. Et ce dont l'emploi atteste les lacunes et les infir-
mités de notre esprit ne peut être sans danger pour la sûreté et la
certitude de nos conceptions et de nos connaissances.
Le sens d'une expression figurée est d'une élasticité telle que les
plus habiles maîtres se sont permis les interprétations les plus hasar-
deuses. Quoi de plus clair que le verset proverbial de la Genèse sur
la création de la lumière? Si ce n'est qu'il doit être mis d'accord avec
quelques explications scientifiques, le sens direct paraît évident, et
il a toujours passé pour satisfaire pleinement l'esprit. Eh bien! saint
Augustin est d'avis que le fiat lux exprime la création des anges,
parce qu'ils sont enfans de lumière, et il en donne plusieurs raisons
ingénieuses en se félicitant de l'obscurité du langage divin, divini
sermonis obscuritas. Il faut que la métaphore soit prodiguée avec
bien de la hardiesse dans l'Écriture pour qu'un père de l'église du
rang de saint Augustin l'ait retrouvée là.
Quant à l'hyperbole, on est dispensé de prouver qu'il y a en elle
quelque mensonge, et que cette figure de rhétorique n'est pas des-
tinée à donner l'exacte vérité, puisqu'elle l'exagère. 11 est donc trop
facile d'y être trompé et de ne savoir pas faire la part du vrai et du
faux qu'elle contient en même temps. Il n'est peut-être pas de tour
oratoire qui dénote davantage la faiblesse de notre esprit, car elle
n'a pu être introduite et autorisée que par l'expérience de notre
malheureux penchant à. ne pas nous contenter de la vérité pure, et
de cette mobilité passionnée qui exige de qui nous instruit qu'il
nous trouble pour nous convaincre et nous trompe pour nous éclai-
rer. Or rien n'est plus commun que cet artifice du langage dans les
livres saints. La comparaison de l'aiguille et du câble exprime évi-
demment l'impossibilité du salut des riches, et veut dire seulement
que les riches, pour être sauvés, ont à surmonter plus de tentations
dangereuses. Dans cette parole : <( celui qui ne hait pas son père et
sa mère, sa femme et ses enfans, ses frères et ses sœurs et même
sa propre vie, ne peut être mon disciple; » si l'on ne sait recon-
naître une hyperbole, une expression forte calculée pour déterminer
les fidèles à de grands sacrifices, à quelles conséquences n'entraî-
nerait-elle pas un esprit faible! Molière nous l'a dit, voici ce qu'Or-
gon en conclut :
Il m'enseigne à n'avoir d'aiïection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme,
Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme.
Que je m'en soucierais autant que de cela.
Le récit, d'ailleurs très mystérieux, de la tentation du Christ
116 REVUE DES DEUX MONDES.
nous dit qu'il fut transporté sur une montagne d'où il put voir tous
les royaumes de ce monde; or cette montagne n'existe pas et n'a
jamais existé : c'est donc ici une hyperbole pour désigner quelque
hauteur d'où l'on voyait une partie des petits royaumes de la Pa-
lestine, ou une métaphore pour exprimer comment toutes les gi-an-
deurs du monde peuvent être mises sous les yeux de l'âme par cette
sorte de mauvais génie qui nous obsède.
C'est en dire plus qu'il ne faut pour prouver que la doctrine de
l'inspiration infaillible laisse subsister dans l'Écriture tant de causes
d'erreur, tant de difficultés et d'obscurités décevantes, que le plus
convaincu de la divinité du témoignage ne pourrait encore s'y aban-
donner avec une entière sécurité, et que la foi, en tant qu'elle im-
plique une certaine connaissance des choses invisibles, ne découle
pas comme une conséquence pure et simple de la lecture de la
Bible. Puisque nous y trouvons tant d'ambiguïtés, tant de points
qui mettent notre jugement en balance, comment ne pas reconnaître
que nous aurions besoin de l'inconnu que l'^xriture nous refuse
pour bien comprendre le connu que nous lui devons? Ce que nous
savons par elle est encore si obscur que nous ne pouvons être cer-
tains que notre manière de la concevoir et de l'expliquer soit plei-
nement d'accord avec les vérités que nous ignorons, et ne serait pas
subvertie ou modifiée, si nous venions à les connaître. Voilà pour-
quoi humainement parlant, c'est-à-dire si l'on n'est éclairé d'une
manière surnaturelle, un scepticisme inévitable pèse sur l'intelli-
gence mise toute seule en présence de la révélation biblique.
III.
C'est ici que se montre cette sagesse pratique qui a si longtemps
caractérisé l'église romaine. Cette lumière surnaturelle, elle nous
l'offre. Entre l'Écriture et nous, elle place une interprétation qui
est la tradition, un interprète qui est elle-même. L'inspiration
scripturale, quoique surnaturelle, était un miracle insuffisant pour
engendrer l'infaillibilité; mais elle est doublée d'un autre miracle,
l'inspiration de l'église. Les deux miracles se complètent et se ga-
rantissent l'un l'autre. Si vous croyez à tous deux, vous dormez
en paix. Vous ne possédez pas toute la vérité, vous ne la possédez
peut-être pas sans erreur; mais qu'importe? Vous êtes à la source,
et vous n'avez qu'à vous incliner pour y puiser. Dans les catacombes
de Rome, parmi les rares emblèmes chrétiens qu'un crayon novice
osait y tracer, on en voit un qui se représente plus d'une fois : c'est
Moïse frappant de sa verge le rocher d'où jaillit une eau vive, et
tout indique que cette image désigne l'ouverture de la source de la
foi et, selon tous les interprètes, la fondation de l'église. Oui, l'église
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 117
est le rocher, l'église est la source, et c'est elle qui désaltère l'huma-
nité haletante dans sa longue marche à travers le désert du monde.
L'église n'aime pas à se défendre toujours en invoquant des mi-
racles. Souvent elle a réduit le don d'inspiration qu'elle aurait reçu
à un fait qui pourrait même être arrivé naturellement. Ce fait serait
qu'elle a été fidèle, sans déviation, sans interruption, à la tradition
primitive. Pour attester la vérité chrétienne, elle n'a pas eu besoin
d'une révélation surnaturelle; il suffit que, par une grâce divine, elle
ait conservé la mémoire. Quand elle prononce en juge de la foi, elle
ne découvre rien de neuf; elle ne résout qu'une question de fait; elle
atteste ce qu'on a cru toujours et partout, quod semper et iibique.
Ceci suppose d'abord que la tradition n'a jamais été interrompue,
et que non-seulement le christianisme n'a jamais varié, mais que
dès le premier jour il a été tout entier, et que l'église n'a jamais eu
rien à apprendre. Aussi Bossuet n'hésite-t-il point à dire que Dieu
ne révèle pas de nouvelles vérités qui appartiennent à la foi catho-
lique. « Nous donnerons, ajoute-t-il, pour règle infaillible reconnue
par les catholiques des vérités de foi le consentement unanime et
perpétuel de toute l'église, soit assemblée en concile, soit dispersée
par toute la terre et toujours enseignée par le même saint esprit. »
Cette règle, qui pratiquement paraît la plus sûre, a cet inconvénient
qu'elle ne donne aucun moyen de résoudre les questions qui divi-
sent l'église, puisque la solution en devrait être cherchée dans le
consentement unanime et perpétuel. Par exemple, Bellarmin avoue
que la supériorité du pape sur le concile continuait encore de son
temps à faire question dans l'église catholique. La question ne
pourra donc jamais être décidée, car jamais l'église ne pourra dé-
clarer qu'elle a toujours été d'accord sur ce qui l'a divisée jusqu'à
la veille du jour où elle affirmerait le contraire. Ainsi la règle de
l'unanimité perpétuelle n'aurait pas permis de statuer sur l'imma-
culée conception. Il faut donc inventer une autre règle. Gela prouve
qu'on ne saurait penser à tout. Quand le pape Jean XXII, dans une
bulle solennelle, déclarait que saint Thomas avait fait autant de
miracles qu'il avait écrit d'articles, il oubliait qu'au nombre de ces
miracles était l'article où l'immaculée conception était contestée.
L'inspiration qui fonde l'infaillibilité de l'église doit donc s'éle-
ver à quelque chose de plus que de la guider dans la constatation
du fait de l'ancienneté d'une créance déterminée; elle ne crée pas
des vérités, mais il faut qu'elle en découvre. L'exemple mémorable
donné récemment de la promulgation d'un dogme vient en aide à
une théorie qui a été soutenue de nos jours par deux des plus ha-
biles docteurs de l'église, Moehler et le père Newman, la théorie du
développement appliquée au christianisme. En tout cas, il n'y a rien
là qui diminue la hauteur et le prix du don merveilleux dont l'église
118 REVUE DES DEUX MONDES.
se croit dépositaire. Il faut bien en effet se rendre compte du privi-
lège qui en résulte pour elle. Saint Augustin, au rapport de Bossuet,
disait que sans l'autorité de l'église il ne croirait pas àl'lîvangile, et
Bossuet lui-même discutant avec Claude, que dit-il? « Nous conve-
nons que Dieu se sert de l'église et de l'Écriture. Notre question est
de savoir par où il commence : si c'est par l'Kcriture ou par l'église;
si c'est, dis-je, par l'Écriture qu'il nous fait croire à l'église, ou si
c'est plutôt par l'église qu'il nous fait croire à l'Écriture. Je dis que
c'est par l'église que le saint-esprit commence. » Ainsi l'interpré-
tation de l'église a plus d'autorité que l'Écriture sans l'église, et
la raison en est évidente, l'autorité de l'Écriture toute seule n'est
que l'autorité de celui qui la lit.
Il est donc assez naturel que l'église, en masse si l'on est démo-
crate, dans ses chefs si l'on est gouvernemental , ait plus d'autorité
interprétative que la raison de l'individu; mais de cette attribution
justifiée par des considérations pratiques comme celle des tribunaux
et des magistratures à l'infaillibilité fondée sur l'inspiration, il y
a loin. De cette prérogative surhumaine, l'église ne donne aucune
preuve; elle n'en peut naturellement donner aucune autre que sa
propre assertion. Il faut la croire sur sa parole, c'est-à-dire croire
déjà à son infaillibilité, pour croire à son infaillibilité. Jamais péti-
tion de principe n'a été plus flagrante. L'inspiration divine de l'é-
glise est un de ces miracles d'un genre particulier qui s'affirment,
mais qui ne se voient pas, qui n'ont jamais été vus, qui ne peuvent
pas l'être. Quand l'église veut bien citer l'Écriture pour établir son
droit, c'est l'I^xriture comme elle l'interprète. Son interprétation de
l'Écriture est donc donnée pour preuve de son droit de l'interpréter;
on n'y croit donc que parce qu'on veut y croire. Et en parlant ainsi
je ne pense pas affaiblir le motif de la foi. C'est une foi très sérieuse,
très efficace, très répandue, que la foi volontaire, et, à ne considérer
que les faits, c'est un des principes les plus actifs et les plus puissans
non-seulement de l'esprit humain, mais de toute la nature humaine.
Maintenant quelle est la valeur de cette foi pour la science? et
quand on raisonne, qu'en faut-il conclure? C'est tout autre chose. II
est clair que ce qui décide la question par la question ne peut beau-
coup peser pour la philosophie. D'ailleurs cette étude n'a été entre-
prise que pour traiter de la matière de l'inspiration avec des protes-
tans. Ceux-ci apparemment ne croient pas à l'inspiration de l'église
de Rome, ils ne croient qu'à celle de l'Écriture. Nous avons vu com-
bien ce mode de révélation de la vérité laisse subsister de problèmes.
Voyons comment peut les dénouer la raison chrétienne délivrée du
joug d'une autorité immobile qui donne ses volontés pour des vé-
rités.
Du moment que les protestans récusaient l'autorité de l'église ou
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 119
du moins de la hiérarchie établie et de son chef, l'inspiration de
l'Écriture n'avait plus, pour ainsi dire, qu'à faire son chemin elle-
même. C'était à elle en effet de se communiquer au fidèle, de faire
pénétrer un de ses rayons dans l'âme , et de l'éclairer comme étant
la parole de celui qui est venu redoubler la lumière dont il avait
éclairé le monde dès le commencement. En effet, il n'est point de
protestant qui n'admette que la vérité sous la forme de la foi dans
le Christ se révèle à l'homme qui lit l'iicriture dans une bonne in-
tention; mais, ce point mis à part, la question de l'interprétation
demeure tout entière. Les auteurs de la réformation étaient par le
fait même de nouveaux interprètes de l' écriture; la réformation
n'était elle-même qu'une interprétation nouvelle, et par là elle sup-'
posait et constatait en principe la liberté d'interpréter. Qu'elle ait
posé des limites à cette liberté, c'était chose fort naturelle; il est
rare que des hommes sensés veuillent en aucune chose , et surtout
dans les choses sociales, d'une liberté illimitée. L'absolu ne va pas
mieux à la liberté qu'au pouvoir. Les bornes que les premiers réfor-
mateurs ont mises en général à la liberté d'interprétation ont été
celles-ci : d'abord ils ont entendu généralement revenir à l'inter-
prétation primitive; ils ont soutenu ou du moins supposé qu'ils
avaient retrouvé la foi des siècles apostoliques, et par là ils ont,
sous quelques rapports, subordonné la pureté de la foi à des recher-
ches historiques. En second lieu, une fois en possession d'un certain
nombre d'articles de croyance auxquels s'étaient successivement
réunies des populations entières , ils les ont naturellement rédigés
en symboles. Une convention écrite paraissant nécessaire à la for-
mation de toute société, il n'en est aucune qui n'ait fini par écrire
sa loi. Ainsi les destructeurs de l'ancienne orthodoxie ont été ra-
menés à l'idée d'une orthodoxie qui leur fût propre , c'est-à-dire
d'une confession de foi qui fût tenue pour définitive, et qui devînt
autant que possible la règle immuable des nouvelles églises. Il était
seulement évident, par les circonstances mêmes de leur origine,
que ces nouvelles formes du christianisme ne pouvaient prétendre
à toute l'inflexibilité dont se glorifiait le catholicisme. Elles ne se
perdaient pas dans un obscur passé. On aurait pu dire aux consis-
toires, aux églises qui les défendaient contre l'instabilité, ce que
Royer-Collard disait à nos chambres représentatives : « Vous,
pouvoir écrit et qui vous êtes vu écrire! » L'antiquité obscure de
l'origine est ce que les hommes ont eu longtemps du penchant à
nommer légitimité, prérogative très efficace tant qu'elle n'est pas
contestée. Elle manquait à tout pouvoir gardien de l'interprétation
des livres saints selon la réforme. En vain prétendait-on faire re-
monter ce nouveau commentaire à la foi des premiers siècles : c'était
une question d'érudition et de critique, dont la solution ne pou-
120 REVUE DES DEUX MONDES.
vait à aucun titre être consacrée comme un dogme indiscutable , et
il semblait que l'œuvre des nouveaux réformateurs fût toujours à
recommencer.
Qu'avaient-ils fait en réalité? Ils avaient révisé les décisions du
temps, et, relisant avec des yeux nouveaux l'antique testament de
la foi du monde, ils avaient, dans la sincérité de leur cœur, autre-
ment compris le texte sacré. Aucune autorité ne les enchaînant au
respect des altérations ou des interpolations qu'ils y croyaient aper-
cevoir, ils les avaient rejetées sans scrupules. L'authenticité même
des écrits leur avait paru susceptible d'un nouvel examen, et, trou-
vant que le catalogue des livres saints avait varié (Leibnitz du
moins croit en avoir convaincu Bossuet), ils l'avaient refait. Que
dans ce travail raisonné, fort analogue aux travaux de l'archéolo-
gie, de la philologie, de la critique, ils aient porté au xvi° siècle
une foi vive et profonde, la haine seule peut le leur disputer dans
son aveugle injustice; mais à une confiance entière dans la parole
de Dieu ils joignaient nécessairement une certaine liberté de penser
sur la teneur, le sens, la portée de cette parole. En voulant cordia-
lement épurer et affermir la croyance, ils perdaient le droit de fon-
der avec une parfaite conséquence une orthodoxie impérative et in-
flexible, et leurs synodes, en votant des symboles, ne pouvaient leur
décerner que cette autorité extérieure et toujours au fond provi-
soire que le pouvoir civil prête à ses décrets. Ils ont pu être respec-
tables et respectés comme le sont les lois qu'on doit observer, mais
auxquelles la conscience et la raison ne sauraient être obligées de
souscrire. Comment empêcher le chrétien évangélique d'étudier de
nouveau ces Écritures qu'on lui prescrivait de lire et de méditer sans
cesse, de les comprendre suivant les lumières de son esprit, et, s'il
y voyait sincèrement autre chose que ce qu'y découvraient ses pré-
dicateurs, de les soumettre à un examen plus réfléchi, de remettre
à son tour en discussion la pureté des textes, la canonicité des
écrits, la validité des explications, le sens des métaphores, la na-
ture et le degré de l'inspiration? Gela devait arriver ainsi, et cela
est arrivé. Même pour le plus simple des fidèles, en pays protes-
tant, la lecture de la Bible, c'est-à-dire la pratique la plus essen-
tielle de la religion, est une continuelle exégèse : exégèse humble et
modeste, volontairement contenue dans les limites des confessions
de foi au sein de la plupart des familles ; exégèse novatrice et har-
die, soit quand les passions suscitées par un prédicateur indépen-
dant ou [par des circonstances provocantes font éclore des sectes
nouvelles, comme des essaims à la chaleur du soleil , soit, en temps
plus calme, dans l'enceinte studieuse où la science et la méditation
enhardissent l'esprit et changent le cours des idées. C'est ce qu'on
a pu observer en Allemagne et en Angleterre à des époques déjà
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 121
éloignées, et dont nous parlons en France sans beaucoup les con-
naître. Ces mouvemens intérieurs se sont ralentis et même calmés
tout à fait dans le cours du dernier siècle. A l'exception de Wesley
et de Wakefield suscitant le méthodisme en Angleterre, de Spenher
provoquant le piétisme en Allemagne, on ne peut guère citer, pen-
dant une assez longue période, de nouveautés chrétiennes dans ces
deux grandes sociétés protestantes; encore le méthodisme et le
piétisme ont-ils un caractère plus religieux que dogmatique, et
s'adressent-ils bien plus aux sentimens qu'aux idées. L'impulsion
du XVIII® siècle poussait les esprits en dehors du christianisme, et
nullement à un travail intérieur au sein du christianisme. Le ra-
tionalisme se tournait contre l'Écriture, au lieu de s'appliquer à
l'Écriture. Si, dans la positive Angleterre, l'indifférence n'arrivait
pas à l'incrédulité déclarée, elle se reposait sous la protection et
dans la torpeur de la religion officielle, tandis que l'Allemagne,
de Lessing à Kant et, je pourrais dire, à Goethe, a marché, en-
seignes déployées, dans le champ de la liberté de penser. Mais à
côté de cette direction purement philosophique, une autre direction
s'est prononcée, dont on pourrait chercher l'origine dans l'influence
de Schleiermacher. Sans qu'il soit possible de lui décerner des let-
tres d'orthodoxie, le platonicien, le panthéiste, le mystique a fini
par ramener les esprits dans une carrière de méditation évangélique
où la rivalité de l'école historique contre l'école métaphysique leur
a fait faire encore de nouveaux pas. La religion a pris, aux yeux
même des fidèles, le rang et le caractère d'une science, mais d'une
science dans laquelle l'érudition et la critique ont à jouer un grand
rôle, puisqu'elle a pour objet des livres et une histoire. Nous avons
vu s'opérer parmi nous une révolution qui offre quelque analogie
avec celle-là dans la manière de considérer la philosophie. Quant à
l'Angleterre, quoiqu'on ne doive pas attendre d'elle cette fécondité
de renouvellemens intellectuels qui signale la pensive Allemagne,
on peut dire que depuis Coleridge il s'y est manifesté, au sein des
sectes ou des écoles épiscopales et dissidentes, un certain réveil de
la critique qui a suivi de près le réveil de la foi, et qui, après d'au-
tres productions remarquables, a enfin mis au jour ces Essays and
Revieivs qui, depuis plus d'un an, sont l'entretien du public religieux.
Ce serait un tableau très curieux et très instructif que celui des
travaux de la critique chrétienne dans le sein du protestantisme
germanique; mais la science nous manque pour en tenter même
une esquisse , et il est temps de revenir aux écrivains français qui
semblent destinés à propager dans notre pays cet esprit d'investi-
gation biblique qui nous donnera nos Neander et nos Bunsen. Ceux
dont j'ai cité les noms au commencement de cette étude convien-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
(iraient eux-mêmes que le vent qui vient de la rive droite du Rhin
a soufflé sur eux, et qui ne sait aujourd'hui que dans aucune partie
du savoir humain on ne peut être au niveau de son siècle, si l'on
ignore l'Allemagne? Il ne serait même pas juste de présenter ceux-
là comme les seuls ou même comme les premiers en date des mem-
bres de nos églises protestantes qui aient fait preuve d'un savoir
indépendant dans l'appréciation des monumens et des doctrines de
la religion évangélique ; mais, par la nature de leur esprit et par le
mérite de leurs ouvrages , ils paraissent très propres à représenter
et à caractériser une école nouvelle qui certainement n'est pas sans
avenir.
On a vu plus haut quel champ s'ouvrait à l'interprétation, même
sous l'empire de la doctrine orthodoxe de l'inspiration; mais pour
celui qui n'est pas enchaîné par les décrets d'une autorité consti-
tuée, on devine combien ce champ peut s'agrandir encore. L'inter-
prète libre et qui ne se propose que d'entendre et d'adorer la pa-
role en esprit et en vérité, comme elle le dit elle-même, qui ne se
croit pas tenu d'en mettre l'explication d'accord avec une tradition
et une doctrine officielles, qui ne cherche qu'à satisfaire sa con-
science et sa raison, se sent singulièrement à l'aise en présence de
ces diverses questions. — Comment l'équivoque doit-elle être éclair-
oie ? Comment l'hyperbole peut-elle être réduite? Comment la figure
doit-elle être comprise? — Il fait plus, il trouve des ambiguïtés, des
exagérations, des métaphores là où l'on n'en avait pas vu avant lui.
Et comme l'exemple même des auteurs de la réforme l'autorise à
contrôler soit l'exactitude des textes, soit la canonicité des livres, il
en juge comme il ferait de tout autre monument de l'antiquité, et se
donne tous les droits du philologue et du critique ; mais alors il ne
tarde pas à examiner la doctrine même de la théopneustie. Après
avoir réduit le nombre des livres canoniques, c'est-à-dire des livres
inspirés, il se demande si les livres inspirés eux-mêmes sont pour
cela infaillibles, et si des ouvrages qui présentent tant d'obscurités,
qui prêtent autant à la sagacité du commentateur, ne doivent pas
être étudiés comme des livres ordinaires, dont ils ont toutes les ap-
parences. Alors ils ne seraient plus inspirés qu'en ce sens qu'ils
contiendraient une doctrine inspirée. 11 n'y aurait en eux de divin
que la religion dont ils sont les monumens. Les discours du Christ
respirent l'esprit de Dieu; mais ils ont été conservés et transmis
comme la mémoire ou la pénétration de ceux qui les ont entendus,
rapportés, recueillis, traduits, en a conservé ou saisi l'expression.
On voit donc comment la question de la théopneustie a pu devenir
fondamentale, et comment elle est le point de départ de la théolo-
gie dissidente de MM. Scherer et Colani,
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 123
IV.
Ce n'est pas le lieu d'exposer les points importans sur lesquels
ils ont pu répandre de nouvelles lumières ou provoquer des discus-
sions utiles. Il suffira de dire que leur première pensée a été de se
placer entre deux extrêmes, l'orthodoxie et le rationalisme. Pour
eux , l'orthodoxie est la prétention de déterminer une fois pour
toutes et d'autorité une interprétation de l'Écriture, une doctrine
complète du christianisme en dehors de laquelle il n'y ait pas de
salut ou du moins pas de vérité. Le rationalisme est pour eux la
prétention de ne puiser que dans la raison pure ou dans la lumière
naturelle tout ce que l'on doit croire et penser sur le monde invisible,
sur Dieu, sur nos devoirs envers lui, de réduire en un mot toute re-
ligion à la théologie philosophique, et de la placer en dehors de
toutes les traditions et de tous les monumens de l'histoire. Entre le
rationalisme et l'orthodoxie, ils trouvent la religion réelle de l'huma-
nité. Elle repose sur des livres et sur des événemens. L'école criti-
que et historique ne peut ni se dispenser ni s'interdire d'étudier les
uns et les autres. Or, suivant eux, de cette étude faite avec sincérité,
avec conscience, avec abandon, il résulte deux effets différens, mais
qui, même en se séparant, ne s'excluent pas l'un l'autre. L'un de ces
effets est un état de l'âme qu'on ne peut définir qu'en l'appelant de
son nom, la foi. C'est la croyance au Christ, c'est la confiance dans
son enseignement, dans ses promesses. C'est une communion en
esprit avec sa personne et sa vie qui devient la règle et la lumière
de la conscience. L'autre effet, moins général et d'une importance
moins pratique, ne se produit que dans l'intelligence. C'est, surtout
pour les esprits cultivé^ et investigateurs, cette curiosité éclairée
qui est le mobile de la science et l'âme de la critique : c'est un be-
soin rationnel de ramener, autant qu'à la distance des siècles la
chose est possible, à sa vérité l'histoire et la doctrine de celui qui
règne dans l'âme par la foi, et dont la présence sur la terre a changé
le monde. De ces deux points, la foi et la science, le second surtout
a été l'objet de la Reime de théologie et de philosophie chrétienne.
Il est aussi traité de préférence dans les deux volumes qu'ont pu-
bliés l'un M. Scherer, l'autre M. Réville. Pour ceux même que ces
graves sujets n'attirent pas, et par la plus singulière de nos incon-
séquences le nombre en est grand, la lecture des morceaux qui
composent l'un et l'autre recueil serait remplie d'un vif intérêt. Il
me semble qu'ils y trouveraient beaucoup de nouveauté. C'est un
monde nouveau que le monde chrétien découvert et décrit par la
critique moderne.
124 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne nous appartient pas de décider où est la vérité, mais le noble
amour qu'elle inspire nous paraît empreint dans tout ce qu'a écrit
M. Scherer. Il est difficile de montrer à un plus haut degré cette im-
partialité de l'esprit sans laquelle il faut se résigner à parler de tout
sans rien comprendre et à juger sur l'inconnu. L'auteur a les meil-
leures qualités du bon écrivain, et il nous semble que son talent,
se dégageant des formes de la controverse, gagne tous les jours en
souplesse et en élégance. Ses excursions dans le domaine de la cri-
tique littéraire ont été des plus heureuses, et ce genre, traité de
nos jours avec tant de supériorité, me parait singulièrement conve-
nir à la sûreté de son goût, à l'indépendance et à la délicatesse de
son esprit. 11 saura s'y montrer sévère et flexible, aimant le talent
malgré les opinions, sensible au beau en restant fidèle au vrai. Le
mélange de ses essais critiques avec ses essais théologiques donne
à son livre une variété qui le recommande à des lecteurs divers, et
ceux-là mêmes que le nom seul des discussions dogmatiques épou-
vante prendront sans trop d'efforts une idée de l'esprit général de
la nouvelle école exégétique et religieuse dont M. Scherer est un
des plus habiles et des plus intéressans interprètes.
Quoiqu'il ne s'y montre assurément pas étranger aux systèmes de
la philosophie contemporaine, il est certain qu'il appartient, ainsi
que son école, à l'esprit historique et critique qui, dans les diverses
branches des sciences morales, tend à se substituer à cette manière
abstraite et logique de considérer les choses qui avait longtemps
paru le partage préféré du génie français. La philosophie de Hegel
elle-même, avec ses apparences toutes métaphysiques, n'est, aie
bien prendre, qu'une tentative d'introduire la méthode de l'histoire
dans le champ de la spéculation, et, pourvu que cette nouvelle façon
d'envisager les choses n'ait pas pour résultat, ce que je ne crains
pas avec M. Scherer, de nous rendre si amoureux des faits que nous
en contractions quelque indifférence pour les droits, je suis prêta
reconnaître qu'il y a là une source abondante pour la pensée et pour
le talent. Peut-être l'originalité est-elle maintenant impossible à
rencontrer dans une autre voie. Pour la science religieuse en parti-
culier, le point de vue de l'historien critique semble préférable,
puisqu'enfin toutes les religions sont historiques, et que la nôtre en
particulier est, par les personnages et les événemens, un des plus
grands faits, sinon le plus grand, des annales de l'humanité. On ne
saurait croire quel champ fécond s'ouvre aussitôt devant celui qui,
sans parti-pris pour cela de tout rattacher à des causes terrestres,
entreprend de se rendre compte, grâce à nos documens sacrés et à
toute la littérature chrétienne des premiers siècles, de la manière
dont les rayons de l'étoile de Bethléem se sont répandus sur la
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 125
terre. Le récit et le contrôle des faits, l'étude attentive de l'état des
esprits, de leurs révolutions, de leurs réactions, l'analyse des
croyances, des mœurs et des doctrines, qui tantôt concoururent,
tantôt se combattirent, l'examen libre des caractères, enfin, planant
sur le tout, l'application courageuse de la critique, — cette méthode
presque nouvelle, ou dont notre siècle est la renaissance, rend aux
premiers âges de la foi un intérêt, une vérité, une vie, qui manquent
dans cette manière abstraite et olFicielle de raconter le christianisme
qui a trop longtemps prévalu. En France et par conséquent parmi
nos écrivains catholiques, la plupart se sont trop habitués, par rou-
tine ou timidité, à étendre sur toute cette grande entreprise qui
visait au salut du monde le vernis d'une incolore uniformité qui
ôte à toutes choses, avec l'attrait dramatique, le naturel et la vrai-
semblance. A l'exception de l'éminent ouvrage de M. Albert de Bro-
glie, on ne peut guère citer de composition religieuse où les événe-
mens de l'histoire ecclésiastique soient présentés comme quelque
chose de réel. Il semble qu'on ait craint de supposer que ce soient
des êtres de chair et de sang qui ont, avec toutes les passions, toutes
les faiblesses, toutes les grandeurs de l'humanité, accepté, repoussé
servi, combattu, propagé, redressé les croyances qui, dans leurs
transformations successives, régnent encore sur près de la moitié
de la terre. Le fondateur lui-même, en s' appelant le fils de l'homme
n'avait-il donc pas , pour ainsi dire , humanisé son œuvre et fait
descendre l'esprit de Dieu du ciel sur la terre? On ne sait pas à
quel point les récits de l'Écriture s'animent sans s'abaisser, s'é-
clairent sans s'amoindrir, lorsque, sans crainte de les profaner, on
les soumet à la loi des causes et des effets. Il semble que notre ex-
périence des choses humaines enseigne aux contemporains de nos
révolutions comment les faits ont dû se passer. Cette phraséologie
banale qui efface tout, qui confond tout, qui traite les premiers
chrétiens comme des êtres de convention chargés d'un rôle obligé,
instrumens passifs d'une volonté toute-puissante, donne à une his-
toire pleine d'imprévu un air de conte oriental ou tout au plus de
tragédie classique, où tout est appris et récité, où rien ne vit, rien
ne respire, où il n'y a que des personnages et jamais des hommes.
Cette fausse manie de jeter un voile de monotonie sur tout et jus-
que sur l'Lvangile a contribué assurément à produire à certaines
époques cette froideur ininteUigente, cette indifférence d'abord res-
pectueuse, bientôt dédaigneuse, qui s'est tournée, par exemple au
dernier siècle, en incrédulité railleuse et en frivole persillage. Il
semble qu'on y retrouve quelque trace des anciens défauts de notre
goût littéraire, et souvent de l'insignifiance de notre étiquette mo-
narchique; mais il faut bien s'en prendre aussi à je ne sais quelle
126
REVUE DES DEUX MONDES.
timidité, à je ne sais quel esprit de bienséance cérémonieuse qui
s'est introduit dans l'église même, et qui a persuadé à quelques-uns
qu'on ne pouvait pas plus juger ce qu'on révère que comprendre ce
que l'on croit.
Lors même qu'elle ne s'adresserait pas à l'imagination et qu'elle
ne tenterait pas de faire pour la primitive église ce qu'avec la plume
d'Augustin Thierry elle a fait pour le moyen âge, la critique histo-
rique a toujours cet avantage de rendre intelligible et conséquent
ce qui sans elle ressemble à une fantasmagorie sans réalité. Ainsi,
en l'appliquant à la formation et aux progrès de la théologie chré-
tienne dans le siècle apostolique, M. Edouard Reuss ne s'est pas
proposé de vous jeter dans le drame des événemens; c'est moins un
récit que des considérations sur le récit qui composent son ouvrage.
Et cependant en le lisant on peut ne pas adhérer à toutes ses con-
clusions, on peut ne pas entrer dans toutes ses vues ; mais on ne
peut méconnaître, dans ce tableau de la manière dont notre reli-
gion s'est constituée en doctrine, un aspect de vérité ou plutôt de
vraisemblance qu'on chercherait vainement dans ces suites d'asser-
tions et de faits également inexpliqués , dans cette chronique aride
et mystérieuse qu'un respect superficiel s'efforce de travestir en lé-
gende. On croit pénétrer avec l'auteur dans l'âme des apôtres, dans
celle de leurs disciples, dans les dispositions et dans les préjugés
des masses, et comprendre comment le souvenir des enseignemens
du Christ, éclairci par l'expérience, commenté par les événemens,
s'est peu à peu transformé en une théorie didactique qui s'est jointe
dans les premiers docteurs à cette conscience morale d'une nouvelle
vie, la base et le début du christianisme. L'auteur, qui est profes-
seur au séminaire de Strasbourg et familiarisé avec les formes de
la science allemande, ne cherche pas assurément l'effet dramatique
ou pittoresque, et cependant son ouvrage est plein de vie. L'écri-
vain ne s'écarte guère du style de la dissertation. Il écrit comme s'il
parlait dans la chaire enseignante, il entremôle les recherches avec
les réflexions et les vues historiques avec la discussion des témoi-
gnages, et pourtant de cet assemblage, d'abord un peu confus, res-
sort pour un lecteur attentif un jour nouveau qui donne du relief
et de la couleur aux hommes et aux choses. Ils sortent du royaume
des ombres, ces êtres intéressans ou sublimes, confondus jusqu'ici
dans les limbes de l'histoire. Paul, Jean, Etienne, Pierre, Jacques,
se distinguent, se caractérisent, et leur nature ou leur situation
donne la clé de ce qu'ils ont fait. Encore une fois, il faudrait beau-
coup de science pour prononcer sur le fond systématique de l'ou-
vrage de M. Reuss, quoiqu'un ignorant même ne puisse fermer les
yeux à la clarté de certaines explications, et qu'il ait par exemple
m
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 127
donné de l'Apocalypse une interprétation qui semble péremptoire.
Toute réserve faite cependant sur des questions trop hautes et trop
compliquées pour qu'on s'aventure à les déclarer résolues, V Histoire
de la Théologie chrétienne est un ouvrage remarquable, nouveau
dans notre langue, et qui doit exciter l'émulation chez les doctes et
la curiosité chez ceux qui ont à le devenir.
M. Reuss, en s' attachant uniquement à la science, professe sur la
foi les mêmes idées que les autres théologiens qu'on vient de nom-
mer. Pour lui, le christianisme a été une nouvelle vie avant d'être
une nouvelle doctrine. Ce n'est point à l'intelligence seule, c'est à
toute l'âme que le Christ a parlé. Ce n'est pas une pensée abstraite
semée dans le champ de la spéculation, c'est sa personne qui est
venue changer l'humanité; c'est en contemplant ce qu'il a été et ce
qu'il a fait que l'on devient chrétien. La foi en Jésus- Christ n'est
pas l'acquiescement à une idée; la foi, c'est la confiance en Jésus-
Christ. C'est là ce qui régénère et ce qui sauve, et l'on voit que,
comme la science, la foi aussi prend un caractère et une base his-
torique. Aussi est-il impossible ou plutôt fort rare que le raisonne-
nient fasse un chrétien : ce n'est que la contemplation de l'idéal
chrétien réalisé, vivant, mourant, qui peut inspirer ce sentiment
profond d'admiration, de sympathie et d'amour qui nous élève jus-
qu'à l'effrayant précepte : « soyez parfaits comme mon père est
parfait. » La ressemblance à Dieu que prêchait Platon, et qui est au
fond la même idée, n'est devenue intelligible, praticable, effective,
que depuis que Dieu, se montrant dans son image, a incarné la
perfection divine. Cette doctrine de la foi a tout au moins l'avantage
de lui rendre son vrai caractère, celui d'une régénération morale.
Avec elle, la piété du cœur peut rentrer dans la religion, d'où l'on
dirait de nos jours qu'elle tend à disparaître. La piété, et non la
science, est pourtant l'âme de la prédication, mais la chaire semble
trop souvent l'oublier. M. Colani s'en est souvenu, et, après avoir
montré ailleurs une grande aptitude à parler le langage de la science
et à débattre les questions philosophiques, il a voulu prouver que
les habitudes d'une libre exégèse pourraient se concilier avec les
devoirs du sermonnaire chrétien. Il a réussi, et dans ces dernières
années ses sermons ont produit à Strasbourg une grande sensation,
même parmi ceux qui se défient de ses tendances dogmatiques.
On en a publié trois volumes, et toutes les communions chrétiennes
y trouveraient, je croisa à profiter. Quoique l'orateur ne soit dé-
nué ni de mouvement ni de chaleur, il ne faut point attendre de
lui ce fracas d'éloquence qui terrasse ou emporte l'imagination;
mais on y reconnaîtra le premier don, selon moi,v du prédicateur,
celui de nous forcer à rentrer en nous-mêmes. Le cœur humain a
128 REVUE DES DEUX MONDES.
peu de secrets pour M. Golani : il y plonge un regard d'une sévérité
clairvoyante; il démêle et retrace avec une grande vérité tout ce
que les événemens contemporains, tout ce que les mœurs et les
idées du siècle ont fait de ce fond éternel de l'âme pécheresse. Je
ne crois pas que personne ait su mieux que lui approprier à cet état
nouveau des cœurs l'antique morale de l'Évangile, et montrer com-
ment les préceptes et les exemples du livre sacré s'appliquent à
des sentimens et à des besoins qui en paraissent au premier abord
si éloignés. Comme on voit qu'il n'est pas l'ennemi de son temps,
qu'il partage celles des aspirations des sociétés modernes qui sont
innocentes ou louables, sa sévérité ne ressemble pas à la mauvaise
humeur, son rigorisme n'est pas de la misanthropie. Il comprend
tout ce qu'il juge, je dirais presque qu'il partage toutes les faiblesses
qu'il nous reproche. Il ne nous parle pas comme un étranger qui
se pique de nous persuader sans nous entendre. Trop souvent au
pied de la chaire, on croit entendre la voix d'un ennemi qui mé-
connaît quand il condamne, qui révolte quand il pardonne. Je
doute que la lecture des sermons de M. Colani provoque de tels
sentimens. Il me paraît avoir trouvé le joint pour réconcilier la mo-
rale religieuse avec le siècle, et montrer sous un nouvel aspect ce-
lui qui a dit qu'il est la voie, la vérité et la vie. C'est là l'utile et
salutaire originalité de cette prédication, et si de pareilles exhor-
tations étaient ici à leur place, je dirais aux dispensateurs de la
parole de Dieu que c'est seulement dans la carrière qu'il a ouverte
que, cessant d'émouvoir uniquement les imaginations, ils pourront
espérer quelquefois de changer les cœurs.
Rentrons ici dans le cercle de notre compétence. Nous avons
tâché d'indiquer l'esprit d'une école qui mérite d'être de plus en
plus connue. Nous ne lui avons certes pas prodigué les critiques. Il
en est une cependant que nous ne pouvons nous empêcher de lui
adresser en finissant. On a vu que, bien qu'elle s'en défende par
instans, elle fait tout rouler sui une distinction marquée entre la
science et la foi. L'une et l'autre ont, je le veux, un fondement his-
torique-, mais l'une est l'impression produite sur le cœur par les
réalités de l'histoire, l'autre est la critique de l'histoire même. L'une
est un fait tout moral, l'autre est tout entière du ressort de l'intel-
ligence. L'une s'empare de l'âme et la maîtrise, l'autre au contraire,
indépendante par essence, ne connaît pas d'autre loi que la sincé-
rité dans l'examen des faits et des preuves. Ainsi, tandis que la foi
paraît avoir pour effet de dominer le cœur humain, la science lance
l'esprit dans un champ illimité, en sorte que, tandis qu'en exaltant
la première ils excitent la piété, les mêmes écrivains, en encoura-
geant la critique, peuvent provoquer l'incrédulité. Je ne suis certes
LA THÉOLOGIE CRITIQUE. 129
pas de ceux qui les accusent de l'avoir déjà fait. Je repousse ces
alternatives absolues si chères aux esprits faibles toujours trop
prompts à dire à la raison : Tout ou rien. Quand il y aurait une cer-
taine contradiction entre la foi qui embrasse avec abandon tout l'en-
semble moral de l'Évangile et la science qui en scrute les origines,
les fondemens, le texte et le sens, les contradictions ne m' étonnent
pas. Non-seulement elles se concilient chez les hommes avec la sin-
cérité, avec l'honnêteté parfaites, mais elles sont trop souvent le
refuge de la raison. Elles sauvent quelquefois le repos, la moralité,
la dignité de l'espèce humaine. Cependant il faut bien convenir que,
dans l'ordre philosophique, les contradictions sont de nulle valeur,
ou plutôt elles n'ont qu'une valeur destructive. Assurément les ho-
norables écrivains à qui je m'adresse ne vont pas se perdre dans les
excès du symbolisme hégélien : ils s'arrêtent même en-deçà des témé-
rités critiques de l'école théologique de Tubingue, qui, si elle con-
tinue, pourrait bien finir par ne laisser à la religion pour titres que
des apocryphes; mais enfin ils savent mieux que moi comment un des
maîtres de l'esprit humain, Kant, après avoir détruit toute*r autorité
des principes de la raison, prétendit n'avoir touché en rien à la va-
leur et à la puissance de la conscience morale, ni même de ce qu'elle
contient de foi religieuse, parce que c'étaient là des faits intérieurs
que nous ne pouvions expliquer ni détruire, comme si nos principes
intellectuels n'étaient pas des faits aussi, comme si, du moment
qu'on les ruine et que la raison n'est qu'une illusion, la conscience
morale ne risquait pas tout autant d'en être une autre, elle sur-
tout, qui est peut-être plus essentiellement humaine que tout le
reste. Il me semble que dans le système qui m'occupe on traite à
peu près de même la foi et la science. La foi est un état irrésistible
du cœur, déterminé par de certains faits historiques. La science est
le libre examen de ces faits , examen qui dans ses progrès peut les
détruire aussi bien que les consolider. En termes d'école, la foi
est purement subjective, et la science est ou du moins veut être
l'exacte expression des faits objectifs. Le fait subjectif n'est pas ici
un phénomène spontané de l'âme, comme les croyances naturelles
que Kant a laissées en dehors de ses critiques; c'est un état de
l'âme produit par des faits objectifs. Or pense-t-on que ces faits
objectifs doivent produire leur effet moral, quels qu'ils soient d'ail-
leurs, faux ou vrais, et que, pour en être touché, il ne soit pas
quelque peu besoin d'y croire? Les faits subsisteront toujours, dites-
vous; ils sont le passé historique, et le passé est indestructible.
Sans doute, et je vous accorde que la tentative de faire un mythe
de l'avènement de la religion chrétienne a peu de chances de réus-
sir. Encore une fois, je ne nie pas qu'en dépit de toute critique la
TOME XXXVII. 9
130
REVUE DES DEUX MONDES.
lecture des livres saints ne puisse toujours exercer un certain em-
pire sur l'ârae et y exciter ce mouvement de l'amour et de la vo-
lonté (fue vous appelez la foi. N'est-ce rien cependant que de savoir
si ce mouvement est déterminé par des faits qui ont ou qui n'ont
pas le sens, le caractère, la valeur qu'ils semblent avoir? Il y a des
obscurités à éclaircir, des erreurs à redresser, des symboles à ex-
pliquer; il y a, disons tout, puisque vous le soutenez, un formalisme
religieux, une orthodoxie hypothétique à détruire; presque toute
l'interprétation des symboles est à refaire. La critique n'a jamais
fini; elle est perpétuelle, elle avance incessamment. La partie ob-
jective de la religion est donc éternellement en question; ne se
peut-il pas faire qu'à force d'être creusée, limée, analysée, elle ne
s'évanouisse, et qu'ainsi, dans l'esprit du même individu, la foi de-
vienne l'effet d'une cause qui pour la science n'existe pas? Quand
cette extrémité devrait, comme je le crois, ne pas se réaliser com-
munément, quand les faits en tout cas devraient toujours donner
un démenti à ces possibilités logiques, j'ai dit que nous n'étions
pas sur le terrain des faits, mais que nous parlions philosophique-
ment; or en philosophie, si la religion est toute subjective, elle
n'est qu'un phénomène de l'âme; au fond, elle n'est rien.
Encore une fois , je ne dis pas que cette conclusion soit le fruit
de la théologie critique; mais je dis qu'elle la menace, et qu'il n'y a
pas dans les prétentions, je dirai mieux dans les droits de l'école
historique, une limite, une restriction, une garantie qui puissent
dans l'avenir la préserver d'aucune conséquence extrême. La théo-
logie critique a donc, à mon avis, à remplir une tâche qui à la vérité
n'est pas petite; il faut qu'elle rétablisse un lien solide entre le sub-
jectif et l'objectif. Il faut qu'elle retrouve, soit par l'histoire, soit
par tout autre procédé, une substance, un fond du christianisme
ou de la religion, un minimum, si elle veut, mais enfin quelque
chose qui soit à l'abri des atteintes ultérieures de l'investigation in-
terprétative. Il faut que cette piété du cœur, cette foi phénoménale,
ce touchant état de l'âme soit autre chose qu'une illusion agréable
ou nécessaire, et réponde à un objet réel qui mérite ce qu'il inspire
et soit ce qu'il paraît, car je ne vous demande pas ce qu'éprouvent
les chrétiens; je vous demande ce que c'est que le christianisme.
En d'autres termes, à toute théologie, orthodoxe ou non, il faut une
philosophie religieuse.
Charles de Remusat.
•sa
LE
CAPITAINE ROBINSON
REGIT DU CAP HORN.
L
C'est un curieux spectacle que celui d'une baleine qui prend ses
ébats au milieu des vastes solitudes de l'Océan. Émergeant du fond
des abîmes, l'énorme cétacé montre au-dtessus des flots son dos
fauve, sur lequel des algues ont pris racine comme sur un rocher.
Il agite brusquement ses nageoires, s'élance en avant, et du milieu
de son front jaillit, pareil à une trombe, un jet d'eau que le vent
disperse au loin comme un brouillard illuminé des couleurs chan-
geantes du prisme. Après avoir ainsi respiré, la baleine ouvre sa gi-
gantesque bouche, dans laquelle se précipitent en masse, entraînés
par une puissante attraction, les petits poissons qui servent à nour-
rir ce grand corps. Du haut des airs accourent avec des cris plaintifs
les goélands et les damiers qui s'en vont, d'une aile inquiète, de-
mander aux flots une pâture incertaine. L'apparition du géant des
mers leur a révélé la présence de ces bancs de poissons qui voya-
gent en troupes serrées et exécutent à des époques fixes de mysté-
rieuses migrations. L'albatros, — que les anciens navigateurs nom-
maient « le mouton du cap Horn, » — mêle son bêlement étrange
aux assourdissantes clameurs de ses congénères : paresseux et glou-
ton, il réclame sa part du festin. Ainsi escortée par les oiseaux aux
pieds palmés qui se plaisent au sein des tempêtes, la baleine pour-
suit sa marche; mais, toute-puissante qu'elle soit, elle n'ignore pas
que des ennemis redoutables s'acharnent à sa poursuite. Prudente
•182 REVUE DES DEUX MONDES.
et timide dans ses allures, elle semble préoccupée de soustraire à
des attaques invisibles ce corps monstrueux qui n'a pas mis moins
d'un siècle à se développer. La nature, on le conçoit, a dû donner
à un haut degré l'instinct de la conservation aux animaux d'une
dimension considérable, qu'elle a doués du privilège de vivre deux
et trois fois plus longtemps que l'homme. Au moindre bruit suspect,
la baleine plonge, se cache, et reste sous l'eau jusqu'à ce que le
besoin de renouveler sa provision d'air la force à reparaître au-
dessus des vagues. Cependant, au milieu des dangers qui troublent
son existence, elle a parfois des heures de tranquille oubli. On la
voit alors, dans un état de somnolence et d'abandon, flotter sur la
plaine liquide comme un îlot et se balancer à la houle.
Par une froide matinée de mars, — c'est-à-dire vers la fin de l'été
dans l'hémisphère austral, — une vieille baleine, qui avait peut-être
vu aux jours de sa jeunesse passer au-dessus de sa tête les galions
d'Espagne, dormait ainsi aux environs du cap Horn. Le vent soufflait
par rafales; entre deux nuages qui versaient au loin des torrens de
pluie et des tourbillons de grêle, le soleil lançait sur la mer de pâles
rayons. Un gros navire américain, le Jonas, — armé pour la pêche
dans le port de Salem, état de Massachusetts, — croisait sous ces
mornes latitudes. Ce bâtiment, qui avait ses basses voiles enlevées,
courait sous ses huniers, heurtant la lame avec sa large proue.
Deux hommes placés en vigie sur les barres de perroquet explo-
raient l'horizon avec leurs longues-vues. De la position élevée qu'ils
occupaient, ils pouvaient voir les montagnes de la Terre de Feu déjà
couvertes de frimas à leur sommet, comme pour démentir le nom
que lui ont imposé les géographes. Du côté du large, des bancs de
glace gros comme des cathédrales et bizarrement découpés vo-
guaient avec une majestueuse lenteur, chassés par les vents du
pôle, qui les envoient se fondre et disparaître dans des mers plus
chaudes.
Le Jonas marchait toujours, cinglant dans la direction de la ba-
leine, encore fort éloignée, et que i)ersonne à bord n'avait aperçue.
Au moment où le navire allait changer sa bordée, le monstre, qui
sommeillait tranquillement, s'éveilla aux cris des oiseaux voltigeant
autour de lui, et le jet d'eau qu'il lança le trahit aux regards atten-
tifs des pêcheurs.
— Baleine devant nous! cria l'un des deux marins placés en
vigie, et l'autre, étendant le bras dans une direction opposée, dit
à son tour d'une voix forte : — Une chaloupe derrière les glaces!
Électrisé par le premier de ces deux appels, l'équipage s'em-
pressa de mettre les pirogues à la mer. Dès que la quille des lé-
gères embarcations eut touché les flots, les marins y prirent place,
LE CAPITAINE ROBINSON. 133
emportant avec eux les harpons et les longues cordes soigneuse-
ment roulées dans des bailles. Chacun fut à son poste en un instant,
le harponneur en tête, les rameurs sur leurs bancs, et le chef de
pirogue à l'aviron de queue. Poussées par six paires de bras vi-
goureux, les chaloupes baleinières volaient sur les vagues comme
la lame du patin qui mord une glace rugueuse, et l'énorme bête
contre laquelle était dirigée cette attaque en règle continuait sa
paisible promenade. La régularité de ses allures indiquait assez que
la baleine n'avait rien entendu; les pirogues s'en approchèrent avec
précaution, et un premier harpon, lancé par une main exercée,
étant venu s'abattre sur son large dos, s'y enfonça si profondément,
que la bête, piquée au vif, tressaillit, fouetta l'eau de sa queue et
plongea. Un second harpon la frappa de nouveau quand elle repa-
rut à la surface de l'Océan, et cette fois des flots de sang se mê-
lèrent au jet d'eau qui jaillit de son front. Elle plongea encore, en-
traînant à sa suite les pirogues que la pointe des harpons rivait à
ses lianes blessés; les pêcheurs défilaient avec précaution les inter-
minables lignes que le frottement contre le bord des canots eût en-
flammées, si elles n'avaient été mouillées sans relâche.
Tandis que la baleine, harcelée par des dards tranchans comme
la faux, se débattait et rougissait de son sang les eaux vertes de la
mer, le capitaine du Jonas gouvernait de manière à rejoindre la
chaloupe qui venait d'être signalée. La frêle barque, munie d'une
petite voile, semblait s'en aller au gré du vent. Les lames la ballot-
taient d'un bord sur l'autre, et ceux qui la montaient ne faisaient
aucun effort pour s'éloigner de la montagne de glace qui la couvrait
de son ombre. De grosses vagues déferlaient avec bruit contre les
parois à pic de la banquise blanche comme la neige , et derrière
laquelle il se creusait des remous et des tourbillons menaçans. Il y
eut un moment où le bloc gigantesque, miné par les assauts réité-
rés de la houle, perdit l'équilibre et chavira pour reparaître bien-
tôt sous une nouvelle forme, plus bizarre que la première, tout dé-
coupé de mille aspérités pareilles à des clochetons. La mer s'émut
au plongeon de la montagne de glace , et un cri de détresse partit
de la chaloupe, qui faillit être submergée au fond des gouffres en-
tr' ouverts autour d'elle. Le grand navire lui-même fut ébranlé par
les oscillations violentes qu'imprimait aux flots le balancement de
cette masse immense en reprenant peu à peu son aplomb. Cepen-
dant, par une manœuvre habile, le capitaine réussit à s'approcher
de la chaloupe. A la vue des malheureux qu'elle contenait, le cœur
du vieux marin se serra. 11 y avait à l'avant du frêle esquif un ma-
telot à demi nu, la tête renversée en arrière, qui ne donnait plus
signe de vie. Près du gouvernail, une négresse enveloppée dans
13A REVUE DES DEUX MONDES.
une couverture soutenait sur ses genoux et entourait de ses deux
bras une jeune fille au teint pâle. Celle-ci grelottait sous ses vête-
mens tout imprégnés d'eau salée, et à ses petites mains blanches
comme l'ivoire brillaient des bagues ornées de diamans.
— Monsieur James, dit le capitaine Robinson en s' adressant à
son premier officier, faites préparer un fauteuil pour qu'on puisse
hisser à bord ces nauft'agés, qui semblent à bout de forces.
L'officier se fit descendre au fond de la barque avec quelques
hommes de l'équipage, au risque de sombrer avec elle. Secoué
par les vagues frémissantes, le canot s'éloignait brusquement du
gros navire pour s'en rapprocher de si près qu'on eût dit qu'il allait
se briser contre les flancs de celui-ci. 11 fallut toute la prudence et
l'adresse du hardi baleinier et de ses matelots pour défendre la pe-
tite embarcation contre les flots qui menaçaient de la submerger,
La négresse fit éclater sa joie quand elle vit le fauteuil s'abaisser
du haut de la grand' vergue du Jonns, elle aida les marins à y atta-
cher sa maîtresse; ses bras tendus vers le ciel semblaient vouloir
soutenir encore la jeune fille qui s'élevait insensiblement au-dessus
de l'abîme.
— Hisse, hisse tout doucement, dit à demi-voix le capitaine Ro-
binson.
La jeune femme, arrachée à une mort imminente, se balança
pendant quelques secondes au milieu de l'espace, puis fut ramenée
sur la dunette du Jonas, d'où on la descendit dans la chambre du
capitaine. Deux minutes après, la négresse était auprès d'elle, lui
prodiguant les soins les plus empressés et couvrant de larmes et de
baisers les mains du marin qui venait de la sauver.
— Et l'homme qui est resté dans la chaloupe? demanda le capi-
taine.
— Il est mort, répondit l'officier; ses membres sont raides et
glacés, son cœur a cessé de battre. Envoyez-nous, s'il vous plaît,
un boulet de canon, pour que nous le fassions couler après l'avoir
enveloppé dans la voile du canot.
— Âvez-vous peur qu'il ne revienne nous hanter sous la forme
d'un fantôme? Le temps presse, monsieur!
— Je ne crains pas plus les morts que les vivans, répondit
M. James; mais je n'aime pas à priver le corps d'un marin de la
sépulture à laquelle il a droit...
— Revenez à bord avec vos matelots, monsieur, répliqua sèche-
ment le capitaine ; ne vous exposez pas plus longtemps pour un ca-
davre. Le temps presse, vous dis-je.
L'officier dut obéir; il remonta, lui et ses hommes, sur le pont
du Jonas, au moyen des cordages qui avaient servi à descendre le
LE CAPITAINE ROBINSON. 135
fauteuil. La chaloupe, abandonnée à elle-même, devint le jouet
des flots. Lancée par le ressac de la vague, elle heurta avec fracas
le bord du trois-mâts, et disparut dans un tourbillon d'écume. Le
corps inanimé qu'elle portait continua de flptter sur l'immense
Océan, et les baleiniers accoudés sur le bord le suivaient du regard
avec une douloureuse sympathie et avec une secrète terreur. Nul
d'entre eux n'était assuré d'avoir un sort meilleur!
IL
Tandis que le capitaine Robinson veillait à ce que rien ne man-
quât aux deux femmes qui venaient d'être sauvées par ses ordres,
les pirogues de pêche ramenaient à grand renfort d'avirons, vers le
Jonas, la vieille baleine, qui avait enfin succombé sous les coups
répétés des harponneurs. Quand elle fut rangée le long du na-
vire, on l'y fixa par de solides amarres; les canots effilés ayant été
de nouveau hissés sur le pont, on les y replaça la quille en l'air
l'un auprès de l'autre, et les marins, chaussés de lourdes bottes
armées de crampons en fer, descendirent sur le dos de l'immense
cétacé. Un grand feu brilla bientôt sous les chaudières; la chair
grasse et huileuse de la baleine, détachée en larges bandes au
moyen d'instrumens tranchans semblables à ceux dont on se sert
pour couper la glace sur nos rivières, commença à bouillir et à se
fondre en couvrant le navire d'épais nuages d'une sombre fumée.
Les oiseaux de l'Océan, attirés par la vue du gigantesque cadavre
pendu aux flancs du navire et par l'odeur de l'huile qui suintait des
débris adipeux flottant sur la surface des vagues, firent retentir
l'espace de leurs cris discordans. Ils se mirent à voltiger en foule
autour de la mâture du Jonas, comme on voit en hiver les corbeaux
s'ébattre bruyamment autour d'un chêne dépouillé de ses feuilles.
A ce moment, le soleil se couchait, jetant un pâle reflet sur la cime
des montagnes de glace qui s'efî'açaient à l'horizon, et la mer pro-
fonde, soulevée par une froide brise, continuait de mugir sourde-
ment. La nuit ne tarda pas à succéder au crépuscule, nuit triste et
morne, rendue plus obscure encore par une brume intense. Au
milieu des ténèbres, que ne perçait aucune des splendides constel-
lations dont est parsemé l'hémisphère austral, il n'y avait de lu-
mière que celle de l'habitacle, brillant comme un œil ouvert à l'ar-
rière du navire.
Dans la cabine scintillait aussi une petite lampe de cuivre bien
fourbie, qui se balançait au plafond et illuminait de sa vive clarté
l'étroit espace où reposaient les deux femmes sauvées du naufrage.
— Dona Isabela, ma chère maîtresse, disait la négresse à genoux
136 REVUE DES DEUX MONDES.
sur une natte auprès du lit sur lequel reposait la jeune fille, Isa-
bela, ma chérie, laissez-moi réchaufîer vos petites mains... Le bon
Dieu nous a sauvées, nous seules, hélas!... Les autres ont disparu...
Petite maîtresse, toi que j'ai bercée dans mes bras et nourrie de
mon lait, m'entends-tu?...
Dona Isabela ouvrit les yeux, mit sa main sur le cou de la fidèle
nourrice et soupira.
— Quand le navire a heurté la montagne de glace, c'est moi qui
t'ai emportée, mon Isabela, mon trésor! La mer mugissait comme
une tigresse pour te dévorer!... Maudits soient ces affreux parages
011 régnent les tempêtes, où la mer se gèle!.... Il fait si beau sur
nos plages du Brésil, où le soleil brille toujours. Nous les reverrons,
m'entends-tu, Isabela? nous les reverrons, ces vallées où croissent
les cocotiers... Pourquoi ces regards égarés, ces soupirs, ces san-
glots, puisque le bon Dieu a envoyé vers nous ces braves gens qui
nous ont arrachées à la mort?
Ainsi parlait la négresse en approchant son noir et rude visage
de la face blanche et délicate de sa jeune maîtresse. Le souvenir
récent des périls auxquels elle venait d'échapper comme par mi-
racle l'exaltait jusqu'au délire. Elle cherchait à réchauffer de son
souffle les mains glacées de dona Isabela. Celle-ci, en proie à une
agitation nerveuse causée par l'épouvante et les angoisses d'une si-
tuation désespérée, entendait comme un vague murmure les pa-
roles incohérentes de sa nourrice dévouée. Le bruit des flots re-
tentissait toujours à ses oreilles comme de menaçantes clameurs.
Elle ne savait où elle était; ses yeux se tournaient instinctivement
du côté de la lampe qui brillait au-dessus de sa tète, et de ses bras
affaiblis elle entourait le cou de la négresse, comme un enfant ef-
frayé s'attache au sein de sa mère.
— Oui, je te tiens, et aucune force humaine ne t'arrachera de
mes bras!... Ta mère est morte huit jours après t' avoir mise au
monde, pauvre petite ! Et je t'endormais sur mon sein quand tu vou-
lais pleurer. Viens, viens encore dans mes bras, mon Isabela!
Parlant ainsi, la négresse enleva de sa couchette la jeune fille
tremblante, et se mit à la bercer comme un petit enfant.
— Joaquinha, cria tout à coup celle-ci, où sommes-nous? Oh!
que j'ai froid!...
— Vous êtes dans mes bras, chère petite, dans ces bras qui vous
ont tant de fois bercée. Dormez, dormez, Isabela, ma maîtresse; la
vieille Joaquinha veille sur vous.
Sans prendre garde aux mouvemens du roulis que les grandes
vagues imprimaient au navire , elle se mit cà se promener dans la
cabine, répétant à demi-voix une de ces chansons mélancoliques
LE CAPITAINE ROBINSON, 137
chères aux gens de sa couleur, et qui sont comme l'accent doulou-
reux d'une race déchue. Le capitaine Robinson, qui se tenait sur le
pont, veillant au dépècement de la baleine, entendit ce chant étrange
qui ressemblait au bourdonnement d'un gros insecte enfermé dans
une bouteille. Il prêta l'oreille pendant quelques minutes à l'inter-
minable chanson, et s'approcha doucement de la cabine qu'il avait
cédée aux deux femmes naufragées. La voix de la négresse devenait
de plus en plus traînante, et pourtant celle qui chantait ainsi sau-
tait d'un pied sur l'autre en marquant du talon un rhythme sac-
cadé.
— God bless my star (1) ! — La négresse a perdu la tête ! dit à
demi-voix le capitaine Robinson; la voilà qui danse et qui pleure
tout à la fois !
Il pousse doucement la porte , et voit la Joaquinha qui chantait
en tournant sur elle-même, comme si elle eût obéi à une force sur-
naturelle, et berçait toujours la jeune Brésilienne.
— Chut! fit la négresse en s' arrêtant tout à coup; chut! elle dort!
La voilà bien assoupie maintenant; retirez-vous un peu tandis que
je vais la remettre dans sa couchette, la pauvre petite!
Elle emmaillotta soigneusement sa jeune maîtresse dans ses cou-
vertures, et enveloppa la lampe d'un mouchoir pour en amortir la
clarté; puis, sortant de la cabine en faisant le moins de bruit qu'elle
put, elle alla rejoindre le capitaine sur le pont.
— Senhor, lui dit-elle, vous êtes le maître de ce navire, n'est-ce
pas?
— Je suis capitaine et propriétaire du Jonas, armé pour la pêche
de la baleine dans le port de Salem, état de Massachusetts, et jau-
geant six cent quatre-vingt-trois tonneaux.
— Eh bien! puisque vous êtes le maître ici, j'espère que vous
ne refuserez pas de nous conduire à Rio-de-Janeiro. Ma maîtresse
ne peut supporter le froid de ces parages; elle y mourrait au bout de
huit jours! Savez-vous bien qu'elle a passé quarante-huit heures au
fond de la chaloupe, mouillée parla vague, à demi morte de frayeur!
Le matelot qui s'était sauvé avec nous a péri de fatigue. Sans vous,
ma pauvre maîtresse serait au fond de la mer, et Dieu vous récom-
pensera de votre générosité; mais elle n'est qu'à moitié sauvée.
Yous ne répondez pas , capitaine ! est-ce que vous n'entendez pas
notre langue?
Le capitaine Robinson entendait et parlait assez bien le portu-
gais; il l'avait appris dans ses relâches fréquentes à l'île de Sainte-
Catherine, le plus beau pays du monde, et que les marins ont sur-
nommé le « paradis des baleiniers ; » mais il était depuis peu dans
(1) « Dieu bénisse mon étoile! » Exclamation familière aux Américains du Nord.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
les parages de la pêche, et ne songeait pas pour l'instant à quitter
les environs du cap Horn, qu'il venait à peine de doubler. Une fois
arrivé dans la région des baleines, le capitaine Robinson se trouvait
dans son élément, et il n'en sortait que quand son navire chargé en
plein ne pouvait porter un tonneau de plus.
— Voyez-vous, continua la Joaquinha, le père de ma maîtresse,
dom José de Minhas, est parti de Lima pour Rio un mois avant nous;
d'importantes affaires l'ont forcé de se mettre en mer sans attendre
sa fille, qui se trouvait malade.
— Attention à gouverner ! cria le capitaine au timonier. Keep
full ! portez plein (1) !
— S'il apprend que le navire a sombré, il croira sa fille perdue,
et il en mourra de chagrin, reprit la Joaquinha.
— Portez plein ! cria de nouveau le capitaine en faisant un pas
vers le timonier.
— Les vents refusent, capitaine, répondit le matelot; ce n'est
pas ma faute si les voiles battent.
— En ce cas, que l'on vire de bord! dit le capitaine Robinson.
On appela les matelots de quart, et il se fit un grand mouvement
sur le pont. La négresse, ne pouvant plus se faire entendre au mi-
lieu du bruit de la manœuvre , prit le parti de redescendre dans la
cabine. Elle était furieuse et désolée. — Gomme ces marins ont le
cœur dur! Pas un mot de réponse à mes pressantes sollicitations!
murmurait-elle en roulant ses gros yeux et secouant ses pendans
d'oreilles avec un frémissement pareil à celui que fait entendre le
serpent à sonnettes dans ses accès de colère. Pendant un quart
d'heure, elle se tint accroupie auprès du lit sur lequel reposait dona
Isabela à demi endormie. Elle sanglotait et versait des larmes abon-
dantes, puis peu à peu ses pleurs cessèrent de couler, et elle tomba
sur le parquet de la cabine, épuisée de fatigue. Cette femme éner-
gique et passionnée, tout occupée de prodiguer ses soins à la jeune
fille qu'elle aimait plus que sa vie, avait oublié les dangers, les an-
goisses et les souffrances qui venaient de l'assaillir elle-même; mais
elle était vaincue à son tour, ses forces l'abandonnaient. Étendue
sans mouvement sur sa natte, elle y resta pendant un quart d'heure
secouée par le tangage du navire , qui la roulait comme un corps
inerte.
m.
Le Jonas, se trouvant dans le parage des baleines, ne naviguait
point en ligne droite; il courait des bordées, et se promenait à
(1) n Faites donner le vent en plein dans les voiles. •
LE CAPITAINE ROBINSON. 139
droite et à gauche, tantôt portant au large, tantôt se rapprochant
des hautes montagnes de la Terre-de-Feu. Au matin, un peu avant
que le jour commençât à luire, les matelots de quart s'entretenaient
des événemens de la veille.
— C'est égal, disait un vieux baleinier, le capitaine aurait dû re-
tirer de la chaloupe le corps du marin étranger, l'envelopper d'un
suaire et le faire couler.
— Vous verrez que ce cadavre s'acharnera à nous suivre, ajouta
un matelot irlandais; il ne faut pas traiter le corps d'un chrétien
comme celui d'un cachalot qu'on abandonne aux oiseaux...
— Tu sais bien que le capitaine Robinson ne croit guère en Dieu
et point du tout au diable, reprit le premier interlocuteur ; il nous a
fait partir de Salem un vendredi !...
— Et pourtant il a pâli quand nous avons jeté à la mer son vilain
chat noir, qui fourrait toujours ses pattes sales dans nos plats.
— Il faut bien croire à quelque chose, interrompit un novice au
teint frais que les feux du tropique et la bise du cap Horn n'avaient
point encore bronzé ; il se passe tant de mystères entre le ciel et la
terre, et aussi dans les gouffres de la mer...
— Oh! oh! reprit en levant la tête un harponneur à longue
barbe, tu as de la lecture, jeune homme; on voit qu'il n'y a point
longtemps que tu as quitté les bancs de l'école. Pourrais- tu me faire
le plaisir de me dire pourquoi il suffit de jeter un vieux balai ou une
vieille pantoufle devant un navire qui a le vent favorable pour lui
faire venir une brise contraire ?
— Et pourquoi on ne peut tuer un de ces petits pétrels roux et
noirs qui nous suivent en voltigeant, une patte en l'air et l'autre po-
sée sur la vague, sans qu'il arrive un malheur à bord? ajouta le
vieux baleinier.
Pendant que les matelots causaient ainsi à voix basse, en fumant,
sur le gaillard d'avant, le crépuscule étendait sa teinte blanchâtre
sur les eaux vertes. — Glory of God (1) ! s'écria l'Irlandais en pâlis-
sant, lé voilà qui flotte près de nous!...
Les marins se levèrent tous avec empressement et aperçurent le
corps du naufragé que les vagues roulaient à quelques pas devant
la proue du navire.
— 11 faut l'accrocher avec une gaffe et lui attacher une pierre au
cou pour qu'il aille à fond, dit le harponneur ; descendons dans la
cale, et prenons-y un des gros galets qui servent de lest. Toi, no-
vice, va demander à M. James, qui est de quart sur la dunette, la
permission d'ouvrir la cale.
L'officier savait qu'il y a dans l'esprit des matelots certaines idées
(1) « Gloire de Dieu! »
iàO REVUE DES DEUX MONDES.
qu'aucun raisonnement humain ne peut déraciner. Il leur permit
donc sans hésiter de descendre dans la cale. Ceux-ci remontèrent
bientôt, apportant dans leurs bras une demi-douzaine de pierres
rondes, grosses comme des boulets de vingt-quatre.
— Voyons, reprit le harponneur, il nous faut une gaffe de lon-
gueur... La voici. Qui veut se placer dans les porte-haubans et ar-
rêter au passage le... cadavre?
— Allez-y, vous, dirent les matelots...
— Non, répondit celui-ci; je suis à bord pour harponner les ba-
leines et non les corps des naufragés... Tiens, novice, empoigne la
gaffe.
Le jeune marin, surmontant sa répugnance, se disposait à obéir.
Il passa la jambe par-dessus la lisse du navire et allongea la gaffe. A
ce moment, une vague plus haute que les autres souleva le corps, le
maintint durant quelques secondes dans une position presque verti-
cale, en le repoussant violemment contre le bord comme pour l'y
lancer. Un albatros à manteau noir, de la plus grande taille, qui
planait à quelque distance du navire, vint effleurer le cadavre de ses
longues ailes frémissantes. Le novice épouvanté se rejeta vivement
sur le pont, et laissa échapper de ses mains la perche au croc de
fer. Les autres matelots contemplaient avec une muette horreur les
ébats du gros oiseau, qui tournoyait au-dessus de sa proie avec des
cris aigus. Le navire marchait lentement, orienté au plus près du
vent, et la brise froide du matin sifflait dans les cordages avec un
murmure plaintif.
— Eh bien ! monsieur James, dit tout à coup le capitaine Robin-
son en se montrant sur le pont, voilà le jour venu, et vous n'avez
encore envoyé personne en vigie... Puis, apercevant l'albatros qui
volait à petite portée : — Mousse, ajouta-t-il, donne-moi ma ca-
rabine.
Le mousse alla chercher l'arme et la remit entre les mains du ca-
pitaine. Celui-ci épaula sa carabine et fit feu. La balle, après avoir
enlevé quelques plumes du cou de l'oiseau, frappa en plein le vi-
sage livide du matelot qui dormait sur les flots du sommeil éternel.
— O horrible Irnnst horrible! murmura M. James en répétant
les paroles d'Hamlet.
— Bah! répliqua le capitaine Robinson, il n'a rien senti, le pauvre
diable... Pas de voile en vue, monsieur James?
— Non, monsieur, rien de nouveau.
— Eh bien ! faisons route au sud, monsieur. Si nous avions ren-
contré quelque navire marchant à l'est du cap, je lui aurais confié
les deux femmes que j'ai à bord; mais je ne puis rester à croiser
ici : la saison avance. Après tout, ne sont- elles pas bien sur le
Jonas?... Faites porter au sud; les baleines sont par là...
LE CAPITAINE ROBINSON. 141
Le navire, recevant la brise en plein dans ses larges voiles, fila
plus rapidement, et bientôt disparut dans les vagues, qui le ballot-
taient toujours, le sinistre objet dont la vue frappait l'équipage
d'une vague terreur. A peine les matelots placés en vigie sur les
mâts pour épier les baleines le distinguèrent-ils encore pendant
une demi -heure, pareil à un point blanc flottant sur la surface
glauque de l'Océan, dans le sillage du Jonas. Servi par un vent fa-
vorable, le navire se balançait de droite à gauche d'un mouvement
doux et régulier. Dona Isabela, encore bien faible, se décida cepen-
dant à quitter le lit sur lequel elle venait de goûter quelques heures
d'un sommeil troublé par des rêves pénibles. Elle avait besoin de
respirer au grand air. Appuyée sur le bras robuste de la Joaquinha,
elle fit quelques pas dans la cabine pour essayer ses forces, puis
monta lentement l'escalier qui conduisait sur le pont. Autour de ses
épaules flottait un manteau de fourrure que le capitaine avait mis
à sa disposition; elle vint s'asseoir sur le devant de la dunette. Avec
son pâle visage, ses traits nobles et fiers, ses yeux noirs voilés de
longs cils, ses petites mains fines ornées de bagues et de diamans,
elle ressemblait assez, sous son étrange costume, à une néréide
égarée dans les tristes régions du pôle austral. Près d'elle se tenait
debout la Joaquinha, drapée dans une mante à larges raies, comme
une signare (1) de la côte du Sénégal. Son regard morne cherchait
vainement sur l'immensité de cette mer toujours battue par des
vents impétueux, et sur la voûte sombre d'un ciel éternellement cou-
vert de nuages, les rayons de l'astre vivifiant sans lequel tout lan-
guit dans la nature.
Les matelots, baleiniers, harponneurs, rameurs et chefs de piro-
gues, contemplaient avec curiosité, de l'avant du navire, ces deux
femmes qu'ils avaient à peine entrevues au moment du sauvetage,
et que le hasard venait de jeter inopinément au milieu d'eux. L'of-
ficier qui les avait arrachées à la mort au péril de sa vie, M. James,
demeurait à une distance respectueuse, appuyé sur la lisse; de
temps à autre, il tournait la tète vers la jeune fille, dont la main
crispée avait saisi la sienne d'une étreinte désespérée au moment
où il s'élançait au fond de la barque. Celle-ci ne put s'empêcher de
frissonner en apercevant son libérateur, dont la vue lui rappelait
les angoisses des jours précédens.
— Vous avez froid, senhora? lui dit le capitaine Robinson. Venez
vous mettre ici, à l'abri du vent.
Tandis que la jeune Brésilienne prenait place en un coin du pont
mieux défendu contre le vent, le mousse apportait des coussins que
fl) Mot emprunté à la langue portugaise, et qui sert à désigner une classe de dames
noires qui occupent un cei'tain rang parmi les indigènes du Sénégal.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
le capitaine disposa de manière à en faire une sorte de trône. Dona
Isabela s'y étendit nonchalamment, après avoir croisé sur sa poi-
trine le manteau de fourrure. Pendant quelques minutes, le capi-
taine Robinson la contempla sans articuler une parole. Peut-être le
cœur du rude marin, habitué à lutter contre les monstres de l'Océan,
était-il attendri à la vue de cette frêle jeune fille que la vague avait
poussée vers son navire, et qui frissonnait sous ces âpres climats
comme un oiseau trop tôt arraché de son nid. Peut-être était-il sub-
jugué par le charme mystérieux que donne à une créature délicate,
et faite pour les paisibles joies de la vie de famille, le prestige des
grandes douleurs ou des grands périls courageusement supportés.
Si le capitaine Robinson pouvait être appelé un vieux marin, il ne
faisait pourtant qu'entrer dans sa quarantième année; mais il y a
des professions que l'on commence bien jeune, et dans lesquelles
on a le droit de prendre sa retraite à l'âge où les autres hommes
ont à peine atteint le complet développement de leurs facultés. La
profession de marin est de celles-là; dans la chevelure noire et ser-
rée du capitaine Robinson, il y avait plus d'une tache grise, et des
rides profondes s'étaient creusées sur son visage, hâlé par les vents
de la mer.
— Mousse, le café! dit-il enfin après avoir passé plusieurs fois
sa main sur son front, comme un homme agité par des pensées im-
portunes.
Le café fut servi. Dona Isabela en avala quelques gorgées; puis,
fixant ses regards sur l'Océan sans rivage : — Monsieur, demandâ-
t-elle, où sommes-nous?
— Dans les parages de]|la pêche, répondit le capitaine Robinson.
— Où allons-nous?
— A la pêche, senhora. — La'saison avance, j'ai hâte de remplir
les flancs du Jonas.
— Bom Deos! s'écria douloureusement la jeune Rrésilienne. Vous
qui êtes si bon, si humain, qui nous avez sauvés du naufrage, n'au-
rez-vous pas la générosité de nous conduire à notre destination ?
— J'ai vainement sondé avec ma longue-vue les profondeurs de
l'horizon, dit le capitaine Robinson, je n'aperçois aucun navire fai-
sant route k l'est... Ayez patience, senhora j je vous conduirai sur
les côtes de la Colombie, du Pérou.
— Et il me faudra de nouveau doubler ce cap terrible, dont le
nom seul me fait trembler?
— Je l'ai doublé vingt fois en toute saison, répliqua le capitaine.
Jadis les baleines y abondaient; mais il faut remonter dans le sud
pour les trouver aujourd'hui!... C'était là le pays de mon choix...
Vingt fois, vous dis-je, je l'ai doublé sans aventure. Avec un peu
de prudence on évite les glaces, et quant aux tempêtes, on les brave.
LE CAPITAINE ROBINSON. liïS
Si je m'éloigne de ces latitudes pour aller au Brésil, ma pêche est
manquée; l'hiver viendra, et je ne trouverai plus par ici que des
nuits interminables et des froids à geler mon équipage en plein
midi. N'êtes-vous pas bien ici, senhora? N'ai-je pas mis à votre dis-
position tout ce que j'ai de meilleur, de plus précieux et de plus
comfortable ?
— Baleines à l'avant! cria tout à coup le marin placé en vigie sur
le mât de misaine.
A cette voix, le capitaine Robinson se leva comme s'il eût été
poussé par un ressort; son œil s'illumina d'un rayon d'enthousiasme.
— Prenez garde, senhora, prenez garde à vous, on va mettre les
pirogues à flot!
— Baleines à l'arrière et à tribord! cria l'autre matelot perché
sur les barres du grand perroquet. Les baleiniers s'agitèrent tous
à la fois ; leurs pas précipités ébranlèrent le pont dans toute sa lon-
gueur. Dona Isabela regagna sa cabine aussi vite que le lui permet-
tait son état de faiblesse. La Joaquinha, qui soutenait sa démarche
chancelante, se retourna plus d'une fois pour lancer sur le capi-
taine Robinson des regards courroucés. Elle ne comprenait pas
qu'un désir de sa maîtresse ne fût pas un ordre pour lui. « Ah!
murmurait-elle en descendant l'escalier, si le navire était com-
mandé par ce jeune homme blond aux yeux bleus qu'ils nomment
M. James, on aurait plus d'égards pour nous!... »
Durant tout le jour, les pirogues de pêche, manœuvrées par des
bras nerveux, sillonnèrent l'Océan, à la poursuite des baleines. Plus
d'un harpon lancé avec adresse s'enfonça sur le dos des grands
cétacés, dont le sang se mêla à l'écume des flots. Tout autour du
navire, il se livra des combats acharnés; mais la résistance était
vive de la part des baleines attaquées. Le capitaine Robinson suivit
d'abord avec sa longue-vue, et sans y prendre une part active, les
péripéties de cette lutte prolongée; bientôt, emporté par son ar-
deur, il se jeta dans un canot et courut rejoindre les pirogues au
plus fort de la mêlée. Il était là, les cheveux au vent, pareil à un
triton, excitant ses matelots du geste et de la voix. Les baleines se
montraient ce jour-là d'une humeur intraitable. A peine piquées,
elles plongeaient à des profondeurs incommensurables, puis reve-
naient à la surface de l'eau en bondissant avec fureur. Il fallut plu-
sieurs fois couper au plus vite les lignes fixées sur les harpons pour
empêcher les pirogues de couler à pic. L'une de ces embarcations,
dans laquelle le capitaine Robinson avait pris place, fut brisée en
deux morceaux par la queue arquée d'une baleine comme une
paille sous la faucille d'un moissonneur. Secouru à temps par les
hommes de l'équipage, le capitaine fut sauvé; mais deux de ses
matelots périrent, broyés sous le coup terrible que le monstre leur
1A4 REVUE DES DEUX MONDES.
avait asséné. Dans cette journée qui promettait d'être si fructueuse,
leJonas ne put amariner qu'une seule baleine de moyenne grosseur.
— Voilà un premier malheur ! dirent les baleiniers en revenant
à bord.
— Dieu veuille qu'il ne soit pas suivi de plusieurs autres! répliqua
un harponneur; le capitaine l'a échappé belle, c'est à lui que la
baleine en voulait.
Après avoir changé de vêtemens, le capitaine Robinson fit distri-
buer une double ration de rhum à son équipage. Pour ne pas laisser
ses hommes sous l'impression de l'accident qui l'avait privé de deux
de ses meilleurs marins, il affectait de célébrer comme une victoire
complète un mince succès trop chèrement acheté.
— Mes amis, leur dit-il, du courage! et demain je vous mènerai
de nouveau à l'assaut... Les baleines sont là qui nous entourent;
n'ayez pas peur de leurs grimaces, et nous ferons une pêche abon-
dante.
Cette courte allocution ne réchauffa guère le courage des mate-
lots, qui commençaient à perdre confiance. Le capitaine Robinson,
déconcerté, lui aussi, de l'échec qu'il venait de subir, descendit dans
la cabine, où dona Isabela, tout effrayée du bruit que l'on faisait au-
dessus d'elle en hissant les pirogues hors de l'eau, se tenait immo-
bile, la tête dans ses mains.
— Quoi donc, senhora! dit le capitaine Robinson avec un sourire
forcé, vous avez peur, ce bruit vous inquiète?... Mais vous ignorez
donc que nous venons de livrer une bataille rangée aux monstres
marins ! Oh ! nous sommes maintenant dans des parages excellens.
Encore huit jours, et le Jonas sera chargé en plein. Les baleines
sont vaillantes, j'en conviens; mais le principal, c'est de les trou-
ver. Vous entendez, senhora; une fois mon navire rempli, rien ne
m'eqapêche plus de retourner sur mes pas; en faisant voile pour
Boston, je touche à Rio-de -Janeiro. Huit jours, je ne vous de-
mande plus que huit jours!... Pour conjurer le froid qui vous fait
souffrir, allumez du feu dans ce petit poêle, et vous sentirez renaî-
tre autour de vous la douce chaleur des tropiques... Ouvrez ce
meuble, vous y trouverez des châles de l'Inde pour envelopper vos
pieds... Je voudrais vous faire ici une petite chapelle comme les
Chinois en établissent dans leurs maisons pour y rendre un culte
assidu à leurs divinités familières... Vous voyez bien que je suis
disposé à vous obéir, quoiqu'il m'en coûte plus que vous ne pouvez
le comprendre. Huit jours encore, et nous courrons droit sur les îles
Falkland pour atteindre sans retard les côtes du Brésil.
— Est-ce vrai au moins, ce que vous dites là? interrompit brus-
quement la négresse.
— Foi de genileman! répondit le capitaine; encore huit journées
LE CAPITAINE ROBINSON. 145
de pèche, et je reviens sur mes pas triomphant, doublement triom-
phant d'avoir arraché du fond des eaux tant d'énormes baleines
et...
— Et mie pauvre jeune fdle sans appui, dont la vie dépend de
vous, ajouta dona Isabela en essayant de sourire.
— Non, non, senhoral dites plutôt une noble créature que le des-
tin a envoyée à mon bord pour me consoler, par un rapide séjour
auprès de moi, des ennuis de ma rude existence... Quand vous se-
rez près de votre père, senhora^ vous ne songerez qu'avec horreur
aux jours que vous aurez passés ici. On vous unira à quelque fidalgo
jeune, riche, bien fait, et vous oublierez près de lui, au sein d'une
famille heureuse, la captivité forcée qui vous est imposée ici... Vous
rejetterez loin de vous le souvenir de ces instans qui sont pour moi
les plus précieux de toute ma vie !
A la pensée de revoir le pays natal , de sentir sous leurs pieds la
terre ferme et le sol brûlant des tropiques, les deux femmes, la
jeune maîtresse et la vieille esclave, ne purent retenir leurs larmes;
elles en étaient si éloignées encore !
— Je voulais réjouir votre pauvre cœur attristé, reprit le capi-
taine Robinson, et voilà que je vous fais pleurer. Peut-être en ai-je
trop dit. Ah ! vous ne savez pas combien de jours, de semaines, de
mois, nous restons sans rien dire, nous autres marins, sans donner
un libre cours aux pensées qui nous agitent! Toujours lutter contre
les élémens, dompter la^olonté chez ceux qui doivent nous obéir,
nous endurcir nous-mêmes contre toutes les émotions , voilà notre
vie de chaque jour! Et pourtant nous y trouvons un charme irré-
sistible... jusqu'à ce qu'il nous arrive d'entrevoir une existence plus
calme, qui aurait pu être la nôtre! Il y a bien de la faiblesse, allez,
au fond du cœur en apparence le plus fermé aux tendres aspira-
tions! La source des larmes se cache, elle aussi, sous le marbre et
le granit. — Puis, s' arrêtant tout à coup comme si la voix lui eût
manqué, le capitaine Robinson fit une longue pause. — Voyons,
reprit-il d'un accent moins animé, je parle là comme une vieille
femme... Résumons -nous; je voulais vous dire tout simplement
ceci, senhora: ayez courage, prenez patience! Avant peu, je ferai
route pour votre pays, et je vous remettrai moi-même saine et sauve
entre les bras de votre père...
— Dieu vous entende, répondit la jeune fille, et qu'il vous bé-
nisse !
— Pardon , reprit le capitaine en revenant sur la porte de la ca-
bine qu'il venait de quitter; on va faire encore bouillir durant toute
la nuit ces chaudières à l'odeur fétide qui servent à fondre la graisse
des baleines. Ouvrez, s'il vous plaît, le coiTret qui est là près de
TOME XXXVU. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS : il renferme un choix complet des plus exquis parfums que
produisent les îles de la Sonde. Il y a plus de choses que vous ne
le soupçonnez dans ce navire, qui est depuis quinze ans mon unique
demeure.
IV.
— Quelle est la route pour demain, capitaine? demanda le second
du Jo7ias, M. James.
— Au sud, toujours au sud, tant que les vents nous y portent et
tant que la saison n'est pas trop avancée. Finissons la pêche, mon-
sieur, dussions-nous courir jusqu'au pôle!
A cette réponse vivement articulée, l'officier ne put s'empêcher
de regarder avec étonnement le capitaine Robinson , dont les traits
portaient l'empreinte d'une exaltation singulière.
— Oui, au sud, monsieur, entendez -vous? J'espère compléter
mon chargement avant quinze jours... Les baleines sont là, devant
nous, et je suis décidé à les poursuivre à outrance.
Le navire continua donc sa route droit au sud, se rapprochant
toujours des âpres régions qui avoisinent le pôle austral. Le lende-
main, il tomba de la neige fondue; le jour suivant, de gros nuages
noirs, gonflés comme des outres, versèrent à torrens d'énormes grê-
lons, qui s'enfonçaient dans la mer comme des balles. Le froid ne
sévissait pas encore d'une façon rigoureuse; mais la mer, battue
par les premières rafales de l'automne, se soulevait avec violence.
Le ciel prenait cet aspect sombre et menaçant particulier aux lati-
tudes désolées sous lesquelles l'homme ne pénétrerait jamais, s'il
n'était poussé par l'esprit d'aventure et soutenu par l'appât du gain.
heJonas marchait avec une rapidité extrême; on eût dit qu'il était
traîné à la remorque par les grandes baleines qui bondissaient de-
vant lui. L'état de la mer, trop agitée, ne permettait point de leur
livi-er bataille. Elles couraient toujours, se jouant avec une agilité
merveilleuse à travers les vagues gigantesques; l'eau salée qui jail-
lissait de leurs évens s'élevait çà et là en jets abondans, comme les
gerbes puissantes qui s'épanouissent dans nos jardins publics aux
jours de fête.
Appuyé sur la lisse, le capitaine Robinson suivait d'un œil impa-
tient la marche des baleines, qui semblaient fuir devant lui.
— Voilà un gibier qui nous fera courir bien longtemps , dit
M. James en secouant la tête.
— Le Jonas a les jambes longues, monsieur, répliqua le capi-
taine
— Sans doute, répondit M. James, il a fait plus de milliers de
LE CAPITAINE ROBINSON. 147
lieues que je ne compte d'années; mais les gambades de ces lourdes
bêtes nous annoncent du gros temps. A force de marcher au sud,
nous trouverons les froids du pôle.
— Je veux terminer ma pèche avant la fin de la saison , dit ré-
solument le capitaine; encore une demi -douzaine de ces grosses
bêtes-là, et le ventre du Jonas sera tout plein. Mettez dehors au-
tant de toile que la mâture pourra en porter.
Après avoir ainsi parlé, le capitaine Robinson se mit à se prome-
ner sur le pont. Le roulis du navire l'obligeait à s'arrêter à chaque
pas pour conserver son équilibre. L'eau du ciel et l'eau de la mer
rendaient glissantes les planches humides du tillac. Enveloppé d'un
caban à capuchon et chaussé de grandes bottes fourrées, le hardi
marin semblait jeter un défi aux élémens. Les hommes intrépides
et aguerris sont sujets à se laisser exalter par la vue du péril, et
alors ils n'ont plus qu'un désir, celui de s'y jeter tète baissée. Jus-
qu'ici, le Jonas ne courait cependant aucun danger; solidement
construit et monté par un nombreux équipage, il avait supporté
bien des tempêtes, auprès desquelles la grande brise qui le portait
en avant n'était qu'un léger zéphyr; mais il y avait dans la couleur
plombée du ciel, dans la marche rapide des vagues et dans le sourd
murmure du vent comme l'annonce d'un ouragan prochain. Aucun
de ces présages menaçans n'échappait au capitaine Robinson; seu-
lement il était résolu à engager la lutte et à ne pas céder.
A midi, l'état brumeux de l'atmosphère ne lui laissant aucune
chance d'observer le soleil, il descendit l'escalier de la cabine pour
aller prendre un peu de repos. La Joaquinha l'arrêta au pied de
l'escalier : — Capitaine, lui dit-elle, le roulis fatigue ma maîtresse
et l'empêche de prendre aucun repos... Elle étouffe dans la cabine.
— J'en suis fâché, j'en suis désolé, répondit le marin, d'autant
plus qu'il lui serait impossible de rester deux minutes sur le pont.
Demande-lui si je puis entrer.
A bord d'un navire, les passagers, les femmes surtout, voient
dans celui qui commande un être supérieur de qui dépendent les
vents et les flots : sa présence les rassure, ses parxDles leur rendent
le courage. Dona Isabela fit donc appeler le capitaine Robinson. Ce-
lui-ci trouva la jeune Brésilienne ramassée sur elle-même au fond
du canapé comme une divinité bouddhique ; elle avait les traits al-
térés, le teint pâle et l'oeil languissant.
— Eh bien! monsieur, lui dit-elle, vous voulez donc me faire
mourir ici? De grâce, je vous en conjure, ramenez-nous vers le
soleil !
— Encore cinq jours, accordez-moi cinq jours, répondit le capi-
taine, et j'accomplirai ma promesset
148 REVUE DES DEUX MONDES.
— Cinq jours, c'est bien long quand on souffre ! Savez-vous que
je suis ici comme dans une prison !
— Cette cabine, une prison! s'écria le capitaine; mais qu'y
manque-t-il donc?... J'ai mis dix ans à la décorer des plus curieux
objets que j'aie pu rassembler dans les cinq parties du monde. Vou-
lez-vous que je vous dise toute ma pensée, senhorn? J'avais envie
de vous emmener à travers le Pacifique, de vous garder à bord
pendant toute une campagne qui n'eût pas duré moins de deux an-
nées. Rien ne m'aurait manqué durant cette longue navigation : la
mer, l'immense étendue, l'horizon sans bornes autour de moi, et
quand vous l'auriez permis, quelques instans passés près de vous!...
Mais la mer vous est odieuse...
— Monsieur, répliqua dona Isabela, vous m'avez promis de me
conduire près de mon père...
— Et je tiendrai ma promesse, senhora^ mais vous, vous ne re-
jetterez pas la prière que je vous adresse, n'est-ce pas? Je vous
demande quelques jours encore Si vous pouviez contempler de
dessus le pont la mer qui écume à perte de vue et devant nous les
puissantes baleines qui folâtrent comme un de ces troupeaux de
monstres marins qu'on voit dans les tableaux mythologiques!... Ce
sont là des spectacles enivrans ; tout est beau d'un bout à l'autre
du globe pour qui sait voir et comprendre. Puis, quand on a lutté,
combattu, souffert sous ces latitudes terribles, on va prendre terre
sous les tropiques, dans quelqu'une de ces îles enchantées où la
vie est si douce, si facile, qu'on n'a rien à faire qu'à rêver à l'ombre
des palmiers...
— C'est cette terre-là que je vous prie de me rendre, dit la Bré-
silienne avec animation; c'est la mienne, la seule où je puisse
vivre...
— Je vous la rendrai, vous dis-je; mais quand vous aurez quitté
mon navire, est-ce que je pourrai jamais revenir habiter cette ca-
bine? Oh! non, elle restera close pour toujours; j'en ferai clouer la
porte afin d'y renfermer votre souvenir... Comprenez -vous bien,
senliora, ce qui se passe en moi dans ce moment? Non, j'en suis sûr.
Permettez que je vous le dise. Au milieu des périls de l'Océan, du
bruit de la mer agitée, dans ces régions maudites, vous conservez
au fond de votre cœur l'image vivante de quelque merveilleuse val-
lée où s'est écoulée votre enfance, où vous voudriez à tout prix être
transportée par la baguette d'une fée. Eh bien! ce qui vous tour-
mente , ce que vous voudriez avoir, ce qui vous fait pleurer de re-
gret, ce que vous n'avez que par l'imagination, moi je l'ai dans la
réalité. Au milieu de ces froides solitudes où règne la tempête ,
dans ces parages hantés par Jes plus fantastiques animaux de la
LE CAPITAINE ROBINSON. 149
création, j'ai là, dans mon navire, dans cette cabine, un sanctuaire
béni qui renferme tout ce qu'il y a de plus suave, de plus délicat,
de plus choisi et de plus digne de respect dans la nature, une jeune
fille sans défense , sans appui , que les périls de la mort envelop-
paient de toutes parts, et qu'il m'a été donné de sauver.
— Chut! fit la négresse Joaquinha en posant un doigt sur ses
lèvres; silence, capitaine, ma maîtresse est endormie.
— Endormie ! murmura le capitaine Robinson avec un peu d'hu-
meur. Après tout, elle ne peut rien comprendre aux rêves qui m'a-
gitent. Il n'y a jamais qu'une idée à la fois dans le cœur d'une jeune
fille : celle-ci est tourmentée du désir de revoir son pays. L'amour
de la terre natale la tiendra tant qu'elle sera ici... Une fois revenue
dans sa famille, un autre amour s'emparera d'elle,... puis viendra
l'amour maternel... Tous les travaux, toutes les inquiétudes et les
fatigues de la vie sont pour nous autres hommes !
Sortant sans bruit de la cabine, le capitaine Robinson alla jeter
un coup d'œil sur ses cartes marines. Il prit ses compas et mesura
la route suivie par le Jonas depuis. que le cap Horn était hors de
vue. D'après ses calculs, le navire devait avoir dépassé le 65^ degré
de latitude sud. Le soir, une neige épaisse s'abattit sur le pont;
durant la nuit, le froid devint assez intense, et les cordages, durcis
par la gelée, glaçaient les mains des matelots. Ceux-ci commen-
taient à murmurer; ils s'effrayaient de voir le capitaine courir en
aveugle au-devant d'une mort inévitable. Il régnait à bord un sourd
mécontentement; tous accusaient leur chef de tenter la Providence
et de mépriser les avertissemens d'en haut. Vers une heure du ma-
tin, l'Irlandais, qui se trouvait à la barre du gouvernail, poussa un
cri perçant. Le second du navire, M. James, qui commandait le
quart, courut vers lui.
— Qu'avez-vous? lui demanda-t-il.
— Je l'ai vu, monsieur, il est à l'arrière du navire; c'est lui qui
nous pousse, et voilà pourquoi le Jonas marche comme s'il avait
des ailes...
— Vous rêvez, Patt (1), répondit l'officier.
— Non, monsieur, sur mon âme, je l'ai vu; il me regardait en
ricanant avec sa face verdie par la mer et fracassée par la balle du
capitaine... Nous sommes perdus! Ne sentez- vous pas comme le na-
vire s'enlève sur la vague?
— Je vais vous faire relever, Patt, allez vous reposer... II faut
mettre deux hommes à la barre.
Les deux hommes qui remplacèrent l'Irlandais saisirent la barre
(1) Abréviation ^e Patrick.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une main tremblante. — Le froid vous glace, mes amis, leur dit
l'oflicier; vous vous serez bientôt réchauffés à tenir le navire en
route; il se lance d'un bord à l'autre comme un cheval emporté.
Tout en appuyant leurs mains calleuses sur la roue du gouver-
nail, les deux matelots se parlaient à voix basse. Ce n'était pas le
froid qui les faisait frissonner, car la sueur perlait sur leurs fronts.
Une vague rumeur circulait parmi l'équipage : les marins disaient
qu'on avait aperçu autour du Jonas le corps du naufragé courant
sur les flots, et que par instans il se tenait à l'arrière du navire,
qu'il poussait de ses mains crispées. Aucun d'eux ne l'avait vu de
ses yeux, et tous affirmaient cependant qu'il s'était montré, L'Ir-
landais, plus explicite dans ses déclarations, avouait qu'il avait été
pris de vertige en se penchant au-dessus des tourbillons d'écume
soulevés par le sillage du Jonas-, mais il lui paraissait indubitable
que la terrible apparition se tordait au milieu des remous qui se
formaient derrière le gouvernail. Ce qui demeurait certain, c'est
que la peur qui couvait depuis quelques jours dans l'esprit des ma-
telots faisait 3xplosion sous l'influence du découragement., En muti-
lant d'un coup de sa carabine le visage inanimé du marin auquel
il n'avait pas daigné accorder la sépulture, le capitaine Robinson
avait attiré sur le navire et sur l'équipage un mauvais sort qu'il ne
pouvait conjurer qu'en périssant lui-même; restait à savoir si les
gens de l'équipage étaient condamnés à périr à cause de lui. Les
baleines fuyant toujours devant la proue du Jonas n'étaient plus
aux yeux de ces hommes consternés que des monstres fantastiques
qui l'entraînaient forcément jusqu'au milieu des glaces du pôle. Et
pendant que ces craintes répandues dans les imaginations paraly-
saient le courage des marins les plus énergiques, le vent redeublait
de violence. Quand le jour parut, l'ouragan se déchaînait dans toute
sa force. Le navire diminuait de voiles d'heure en heure; il ne put
bientôt plus en porter aucune. Le vent, qui s'engouffrait dans les
cordages avec un sifflement sinistre, le chassait toujours en avant
avec une rapidité effrayante, et les vagues, profondes comme des
vallées, hautes comme des montagnes, se le renvoyaient l'une l'autre
en le couvrant d'écume. Il n'était plus temps de retourner en ar-
rière, aucune force humaine n'aurait pu tenir tète à l'ouragan. Le
navire on était réduit à fuir sous le vent aussi longtemps que du-
rerait la tempête. La journée se passa dans des angoisses que tous
les baleiniers, jeunes et vieux, partageaient au même degré. Le ca-
pitaine Robinson, silencieux, mais non résigné, regardait d'un œil
hagard la mer en furie et ses matelots terrifiés. Il n'ignorait pas les
secrètes pensées de son équipage, et si par la forte trempe de son
caractère il se mettait au-dessus des appréhensions superstitieuses
LE CAPITAINE ROBINSON. 151
qui obsédaient les hommes soumis à son commandement, il sup-
portait impatiemment la pensée de la responsabilité qui pesait sur
lui. Chaque regard de l'un de ses matelots transis de froid et mouil-
lés par la vague qui déferlait sur le pont semblait lui dire : Faut -il
donc que nous mourions tous pour expier la faute d'un seul?
V.
Peu à peu l'avant du navire, qui plongeait dans la vague, se cou-
vrit d'une épaisse couche de glace. Le Jonas, obéissant à la fureur
des vents, ne ralentissait point sa course désordonnée; des goélands
aux cris sauvages, mêlés à des troupes d'albatros, l'escortaient en
se jouant dans les airs, comme pour narguer le désespoir des ma-
telots. Il y a des momens où l'homme donnerait un empire pour les
deux ailes d'un oiseau. La négresse Joaquinha, sortant à grand'-
peine de la cabine où sa jeune maîtresse tremblait de froid et de
frayeur, vint appeler à haute voix le capitaine Robinson.
— Descendez, monsieur, descendez! Ma maîtresse veut vous
voir. Où allons-nous? où nous emportez-vous ainsi? Soyez maudit,
vous qui nous entraînez à votre suite dans les ténèbres glacées de
ces régions infernales !
Le capitaine, un peu surpris de cette rude et violente interpella-
tion, descendit l'escalier. Il trouva la jeune Brésilienne retirée au
fond de la cabine comme une captive blottie au fond de sa prison.
— Nous sommes perdues, monsieur? demanda dona Isabela en
essayant de se soulever. N'est-ce pas, nous sommes perdues?
— Il ne dépend plus de moi de retourner en arrière , répliqua le
capitaine. A l'impossible, nul n'est tenu! Demain, nous aurons une
cuirasse de glace tout autour du navire... Comment, Joaquinha! tu
as laissé s'éteindre le feu du poêle?
— Nous ne savons point nous chauffer au feu, nous autres gens
des tropiques, répondit la négresse.
Le capitaine ralluma le feu, fit flamber quelques morceaux de
charbon, et dit avec un calme sourire : — Yoici un rayon de soleil,
dona Isabela!
Celle-ci secoua tristement la tête. — Il n'y en a plus, il n'y en
aura plus pour nous ! . . .
— Peut-être!... Quel âge avez-vous, dona Isabela? Quinze ans,
seize ans?...
— Ma maîtresse aura seize ans demain, répondit la négresse. Ce
jour devait être une fête pour elle!...
— Seize ans, bon Dieu! Je dois donc vous paraître bien vieux,
moi, avec mes quarante années qui viennent de sonner et mes che-
152 REVUE DES DEUX MONDES.
veux qui grisonnent! Seize ans! C'est à peine si vous commencez à
vivre, et moi... j'ai fini. Un marin est fourbu à mon âge... Courir
les mers, toujours naviguer, cela m'ennuie par momens; restera
terre, je ne le puis... Écoutez, dona Isabela; il y a peut-être encore
un moyen de vous sauver...
— De nous sauver! s'écria la jeune fille. Est-il possible que nous
puissions être sauvées?
La négresse ouvrait de grands yeux, ses épaisses narines se dila-
taient; elle restait la bouche béante.
— Répondez donc, capitaine; vous dites qu'il y a un moyen de
nous arracher aux périls qui nous menacent?
— On le dit!...
— Et pourquoi ne pas essayer, capitaine?
Le capitaine la regarda fixement. La possibilité d'être sauvée l'a-
vait tout à coup ranimée. L'espérance est si prompte à renaître dans
le cœur le plus abattu !
— Répondez-moi, capitaine, reprit la jeune fille en lui prenant
les mains; promettez-moi de tout tenter pour nous tirer d'ici! J'en-
tends le fracas des flots, les mugissemens du vent qui me font mou-
rir de peur; le froid me glace, les angoisses me rendent à moitié
folle. Si je n'avais près de moi la bonne Joaquinha, j'aurais déjà
cessé de vivre... Vous ne dites rien; c'est donc bien difficile à
faire?...
— Oui et non, répliqua le capitaine Robinson.
— Que voulez-vous dire? Moi, je n'entends rien à vos manœu-
vres; sauvez-nous, je vous en prie à genoux, et je vous aurai dû
deux fois la vie !
— Dona Isabela, ne vous mettez pas à mes genoux, je ne le veux
pas... Permettez-moi seulement de baiser votre main!
— Encore une fois, c'est donc bien difficile, ce qu'il s'agit de
faire pour nous sauver?
— Je vous ai répondu, senhora... Eh bien! non, je n'ai pas ré-
fléchi à ce que je vous demandais; mettez seulement votre main
dans la mienne. Maintenant ma résolution est prise, bien prise. Un
peu plus tôt, un peu plus tard, qu'importe? Ce sera donc moi qui
quitterai le premier ce navire!... Adieu, dona Isabela, adieu!...
— Revenez, je vous en supplie, revenez au plus vite, reprit la
jeune fille; nous avons si grand'peur ici toutes seules...
Quand il remonta sur le pont, le capitaine Robinson fut épouvanté
de l'aspect de la mer. L'ouragan se déchaînait avec une violence
inouie. Tout l'avant du navire était balayé par les lames furieuses,
et les matelots, réfugiés à l'arrière, près de la dunette, se tenaient
dans la morne attitude de gens condamnés à périr. Le froid blé-
LE CAPITAINE ROBINSON. 153
missait leurs visages, altérés par la frayeur; leurs dents claquaient,
et l'eau de la mer, lancée par la vague, se gelait sur leurs vêtemens
t jusque sur leur barbe.
— Mes amis, dit le capitaine en paraissant au milieu d'eux, voilà
qui va mal, n'est-ce pas? Un mauvais sort nous poursuit! qu'en
dis-tu, toi, Patt l'Irlandais, qui as souvent peur de ton ombre?
L'Irlandais releva la tête et regarda en face le capitaine Robinson.
— J'ai vu ce que j'ai vu, monsieur; les morts se vengent comme
les vivans des insultes qu'ils ont reçues.
— J'aurais bien envie de te briser la tête, à toi aussi, avec ma
carabine, pour t' apprendre à me répondre insolemment, dit le ca-
pitaine Robinson; mais je n'en ferais pas sortir les folles imagina-
tions qui s'y sont logées. Voyons, qu'en pensez-vous, vous autres?
Croyez-vous aussi que les morts reviennent ?
Personne ne répondit ; les voix tumultueuses et sinistres des flots
déchaînés semblaient parler du fond des abîmes pour ceux qui res-
taient muets.
— Monsieur James, dit le capitaine à son premier officier, des-
cendez dans la cabine pour rassurer par votre présence la jeune
fille que vous avez sauvée...
Puis, s' adressant de nouveau à ses matelots : — On dirait que
vous n'avez jamais vu de tempêtes!
— Jamais de pareille à celle-ci, répliqua à voix basse un vieux
harponneur !
— Toi aussi, Dick, tu perds la tête! s'écria le capitaine; le ver-
tige s'est emparé de vous, mes amis. Eh bien! qui de vous oserait
me jeter à la mer? C'est pourtant le moyen de tout sauver; vous
l'avez pensé, vous l'avez même dit plus d'une fois ! Croyez-vous que
je n'aie pas eu connaissance de vos plaintes, de vos murmures? Il y
a assez longtemps que je navigue pour être au fait de vos rêves su-
perstitieux... J'ai fait une promesse que je ne puis plus tenir; j'ai
manqué la pêche; le destin m'est contraire, pourquoi? Je ne sais;
mais je me sens vaincu par une puissance supérieure; à vos yeux,
je suis un être maudit, n'est-ce pas? C'est moi qui suis le coupable
et moi qui dois être la victime!
Les baleiniers baissèrent la tête; il était vrai que de sinistres
paroles avaient été prononcées par eux dans le paroxysme de la
terreur.
— Tenez, reprit le capitaine Robinson, vous me faites pitié. Vous
n'osez regarder la mort en face, et pourtant elle est toujours là qui
rôde autour de nous. N'est-ce donc pas votre métier, à vous, de la
braver à travers les mers, d'un pôle à l'autre? Ah! j'ai compassion
de la pauvre jeune fille enfermée là, dans cette cabine, et qui tremble
154 REVUE DES DEUX MONDES.
à chaque coup de la vague, j'ai compassion même de cette négresse
dévouée qui sacrifierait sa vie pour sa maîtresse ; mais vous, qui êtes
devenus pareils à des femmes, je vous méprise. Eh bien! s'il faut se
dévouer pour quelqu'un, je me dévouerai pour dona Isabela, et
vous, vous serez sauvés par-dessus le marché...
Ayant ainsi parlé, le capitaine Robinson mit le pied sur le bord
du navire et se précipita, la tête la première, dans l'abîme mugis-
sant qui s'entr'ouvrait pour l'engloutir. Les matelots épouvantés
poussèrent un cri qui fut entendu dans la cabine malgré le tumulte
des flots. M. James s'élança vivement sur le pont, cherchant des
yeux le capitaine Robinson , qui venait de sombrer sous le poids de
ses lourds vêtemens. — Où est le capitaine? demanda-t-il avec in-
quiétude.
— Là ! répondirent les baleiniers en montrant la mer.
— Malheureux, qu'avez-vous fait?
— Rien, répliquèrent les matelots; sur notre âme, il est parti
tout seul, de son plein gré... Il a entendu la voix de l'autre qui
l'appelait.
— Encore une fois, s'écria l'officier en s' armant d'une hache, je
vous adjure de m' avouer la vérité : qui de vous a porté la main sur
lui?
— Personne ne l'a touché , répliqua un vieux harponneur aux
cheveux gris. Il devait périr, c'est vrai; mais qui de nous eût osé
commettre un crime, quand nous pouvons tous paraître devant Dieu
d'un moment à l'autre?
— C'est donc moi qui commande maintenant, dit le jeune officier
en jetant un regard d'anxiété sur le navire et sur la mer boulever-
sée par la tempête. Voulez-vous m'entendre, m'obéir?... Tout n'est
pas perdu peut-être!... Voyez là-bas, à l'horizon, ce petit coin de
ciel qui semble s'éclaircir!
— Hurrah ! répétèrent en chœur les baleiniers, hurrah !
— Silence! reprit M. James. N'insultez pas par vos clameurs à
celui dont vous avez causé la mort par vos folles croyances.
— Folles tant que vous voudrez, dit le maître d'équipage; il n'en
est pas moins vrai que la tempête s'apaise.
Vers le soir, la tempête commença en effet à s'apaiser. La mer
restait encore horriblement agitée, et le Jonas, fatigué par les va-
gues, tremblait dans toute sa membrure; mais déjà l'espérance, qui
va toujours au-devant de ce que souhaite le cœur de l'homme,
montrait à l'équipage les flots calmés et le ciel serein. Chacun reprit
son poste avec ardeur et obéit avec docilité aux ordres du nouveau
capitaine. Il était bien temps que le Jonns sortît de ces parages in-
hospitaliers; les assauts multipliés qu'il avait dû supporter depuis
LE CAPITAINE ROBINSON. 155
deux jours et deux nuits l'avaient mis hors d'état de continuer la
pêche de la baleine. Conduit par M. James, le pauvre navire, tout
meurtri et faisant beaucoup d'eau, reprit lentement la route du cap
Horn. Il dépassa heureusement les îles Malouines, et vint, six se-
maines après le jour où avait disparu le capitaine Robinson, jeter
l'ancre dans la vaste rade de Rio-de- Janeiro
Quelques jours après l'arrivée du Jonas, on lisait dans la gazette
de Rio-de-Janeiro les lignes suivantes : « Le Jonas, baleinier amé-
ricain, vient de mouiller sur notre rade, ramenant à son bord une
jeune fille qui appartient à l'une des premières familleâ de cet em-
pire, dona Isabela de Minhas. Cette jeune personne a été recueil-
lie en mer par le navire baleinier après le naufrage du brick pé-
ruvien Nuestra-Seriora-del-Pilar, qui s'est perdu aux environs du
cap Horn par suite de sa rencontre avec une montagne de glace.
Entraîné par un ouragan jusque dans le voisinage du pôle sud, le
Jonas a couru les plus grands dangers; il a fait des avaries considé-
rables, et il lui faudra subir de grandes réparations. Le capitaine
ayant péri dans la tempête, ce bâtiment a été conduit ici par le
second, M. James Simpson, de Baltimore, jeune homme d'une
bonne éducation et d'excellentes manières, qui n'a cessé de prodi-
guer à l'intéressante jeune fille sauvée par lui après le naufrage
les soins les plus empressés. Les matelots du Jonas disent que le
capitaine avait perdu la tète par suite du chagrin qu'il éprouvait
d'avoir manqué sa pêche en portant trop au sud, et qu'il s'est jeté
lui-même à la mer. M. James Simpson a été comblé de présens par
le comte de Minhas, qui l'a invité à venir passer dans sa résidence,
située à deux lieues de la capitale, tout le temps que son navire
restera ici en réparation... »
La Joaquinha, ayant entendu lire ce récit, haussa les épaules.
« Le capitaine Robinson, dit-elle, était à demi fou depuis long-
temps; il nous débitait des choses extravagantes au milieu des
coups de vent et de la tempête , comme si nous eussions été dans
un salon, en terre ferme. 11 aimait les baleines avec tant de pas-
sion, qu'il les aurait volontiers poursuivies jusque dans les en-
trailles de la terre. On disait aussi qu'il avait commis une mauvaise
action, et qu'un fantôme l'a enlevé par-dessus le bord... C'est pos-
sible, mais je sais bien ce qui a achevé de lui tourner la tête :
c'est que ma maîtresse, au lieu d'écouter ses belles phrases, lui
demandait toujours avec instance de hâter le moment où il lui
serait permis de le quitter, lui, son navire et ses baleines. »
Th. Pavie.
LA
BANQUE DE FRANCE
LE CREDIT
Toutes les fois que la Banque de France juge à propos, en vue
d'une crise, d'élever le taux de son escompte pour sauvegarder son
encaisse, cette mesure rencontre de nombreux contradicteurs. Il y
a d'abord ceux qui, tout en reconnaissant à la Banque le droit de
prendre des mesures préservatrices, en discutent l'opportunité,
parce qu'ils envisagent les faits autrement que la Banque, et qu'ils
ne croient point à la crise que celle-ci paraît redouter. On a dit
qu'il n'y avait rien de brutal comme un fait : cela est vrai des faits
dont l'évidence éclate à tous les yeux; mais ces faits-là se rencon-
trent rarement en économie politique et financière. La plupart se
présentent au contraire sous un jour plus ou moins douteux, qui
laisse nécessairement assez de place à la discussion. jN'a-t-on pas vu,
il y a quelques mois, la presse ofiTicieuse, les avocats mêmes du gou-
vernement, traiter de calomnies toutes les observations qui étaient
présentées, souvent très timidement, sur l'exagération des dépenses
et les dangers qui pouvaient en résulter? On niait les découverts, on
niait l'énormité de la dette flottante, et l'on prétendait que jamais
les finances de l'état n'avaient été mieux conduites et plus prospères.
Gela se disait encore la veille même du jour où parut le mémoire de
M. Fould, qui est devenu la lumière pour tout le monde. S'il en peut
être ainsi pour un fait qu'il est aisé de vérifier par le calcul, à plus
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 157
forte raison ces fluctuations s'expliquent-elles dès qu'il s'agit d'un
fait aussi complexe, aussi difficile à démêler qu'une crise et même
qu'un embarras financier. S'il y a des symptômes qui annoncent
l'une ou l'autre, il y en a presque toujours qui peuvent les faire
mettre en doute; aussi, lorsque la Banque croit devoir recourir à
des mesures restrictives, on voit des gens contester les embarras
mêmes qui justifient l'opportunité de ces mesures.
Ce qui semble plus étonnant, c'est que des théories se soient
produites pour contester le droit même que possède la Banque d'é-
lever le taux de son escompte et l'avantage qui peut en résultera
certains momens. La Banque de France, dit-on, est un établissement
public qui exerce un monopole dans l'intérêt de tous; ce monopole
lui confère le droit d'émettre seule des billets qui sont acceptés
comme de l'argent comptant; elle a de plus, grâce à la confiance
dont elle jouit, le privilège d'attirer de nombreux dépôts auxquels
elle ne paie rien. Supposons qu'elle émette pour 800 millions de
billets au porteur et qu'elle reçoive pour 200 millions de dépôts : si
nous en déduisons 400 millions de réserve métallique qu'elle garde
pour faire face aux remboursemens, il reste 600 millions, qui ne
lui coûtent rien et pour lesquels elle prélève un certain intérêt. La
charge attachée au monopole consiste en ce que cet intérêt soit le
plus minime possible. Pourquoi n'en serait -il pas de la Banque
comme des chemins de fer? Lorsqu'on a créé le monopole des che-
mins de fer, on leur a imposé, en retour des avantages qu'on leur
accordait, certaines charges qui faisaient compensation. Ils ont dû
notamment ne point élever leurs tarifs au-dessus d'un certain chiffre,
et tous les jours le gouvernement, appuyé par l'opinion publique,
presse les compagnies pour que ce maximum soit abaissé le plus
possible. La Banque de France est dans la même situation : son ta-
rif à elle, c'est le taux de l'escompte, et s'il est vrai que le bas prix
des transports soit utile au progrès de la richesse publique en ou-
vrant de nouveaux débouchés à la production et en multipliant les
rapports des producteurs et des consommateurs, cela doit être plus
vrai encore du taux de l'escompte, du loyer du capital, qui est l'a-
gent principal du mouvement industriel et commercial, tandis que
les frais de transport n'en sont que l'accessoire. Vainement dans
une machine rendra-t-on plus facile l'action des rouages secon-
daires, si l'on néglige le moteur principal : le bas prix du capital
est le pivot du progrès de la richesse publique, et on doit l'obtenir
de la Banque en retour des avantages qu'on lui concède.
En posant ainsi la question , comme la posent les adversaires par
principe des mesures restrictives de la Banque, nous ne croyons pas
l'avoir affaiblie, nous y aurions plutôt ajouté une force nouvelle par
158 REVUE DES DEUX MONDES.
la comparaison du monopole de la Banque avec celui des chemins
de fer. Une fois sur ce terrain , chacun tire à boulet rouge sur la
Banque : les uns lui demandent de faire argent de son capital social
immobilisé pour augmenter d'autant ses ressources disponibles;
d'autres lui conseillent d'étendre sa circulation fiduciaire grâce aux
billets de 50 francs, dont l'émission, autorisée par la loi de 1857, a
été ajournée jusqu'à ce moment; d'autres se contentent de lui re-
commander d'éplucher les bordereaux qu'on lui présente et d'éli-
miner les uns au profit des autres. Nous ne parlons pas de ceux qui
se prononcent franchement dès le premier jour pour le cours forcé
des billets de banque, et voient là seulement le remède à tous les
maux, la panacée universelle pour donner le capital à bon marché.
Cette théorie n'est pas encore assez généralement admise pour mé-
riter les honneurs d'une discussion en règle. Il faut se défier da-
vantage de celles qui tendent au même but sans s'en apercevoir, et
même en s'en défendant. Celles-ci seules sont dangereuses, parce
qu'elles conduisent à travers des sophismes séduisans vers des con-
séquences qu'on ne voit pas d'abord, et qu'on ne peut plus éviter
dès qu'elles apparaissent. C'est à ce point de vue qu'un écrit non
signé, mais dont l'auteur est certainement initié aux affaires, mérite
une attention sérieuse. C'est cet écrit même qui nous montre com-
bien il importe d'éclairer l'opinion sur les dernières mesures prises
par la Banque. Il a pour titre : La Banque de France et la fixité du
taux de l'escompte. Nous allons d'abord discuter la question de prin-
cipe, nous discuterons ensuite la question d'opportunité.
Il est très vrai que la Banque de France exerce un monopole,
qu'elle seule a le droit d'émettre un papier qui est accepté comme
de la monnaie, et qui, sans être un capital lui-même, puisqu'il n'est
qu'une promesse de payer avec la signature de la Banque substituée
à celle d'un particulier, n'en fait pas moins l'effet pour la Banque
d'un capital dont elle a la libre disposition et qu'elle peut prêter
comme elle prêterait des espèces métalliques. Si cette émission de
billets atteint 800 millions et que la Banque attire de plus à elle, par
la confiance dont elle jouit en vertu même de son privilège, 200 mil-
lions de dépôts pour lesquels on ne lui demande aucun intérêt, c'est,
déduction faite d'un encaisse de AOO millions qu'elle est obligée de
conserver pour faire face aux remboursemens , une somme de
600 millions qui ne lui coûte rien. Par conséquent elle a, pour prê-
ter à de bonnes conditions, pour modérer le taux de l'intérêt, des
avantages que n'ont pas les particuliers, qui n'ont de capitaux que
ceux qu'ils ont économisés ou qu'on leur a prêtés moyennant inté-
rêts. Parce qu'une banque privilégiée comme la Banque de France
peut donner le capital à meilleur marché que les particuliers, s'en-
P4 LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 159
suit-il cependant qu'elle doive toujours le donner à très bon marché,
à un taux invariable, comme le prétend l'auteur de l'écrit dont nous
avons parlé? Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que la demanda du
capital fût toujours la même, ou plutôt que la Banque pût régler
elle-même la demande de telle façon qu'elle ne dépassât jamais
l'offre, car il en est du capital comme de toute autre marchandise:
s'il est plus demandé qu'offert, le prix s'en élève. Il faudrait qu'a-
vec les 6 ou 700 millions, mettez même un milliard, de ressources
disponibles que possède la Banque, elle fût toujours en mesure de
dominer les besoins. Pour se rendre compte de ce qu'une telle pré-
tention offre de chimérique, il faut savoir que le capital flottant de
la nation, dont le transfert d'une main à l'autre constitue ce qu'on
appelle le crédit, et dont l'abondance ou la rareté par rapport aux
besoins sert à déterminer le prix, n'est pas moindre de 50 ou
60 milliards, et si on ne parle que des billets de commerce en cir-
culation, de cette masse escomptable qui peut se présenter à la
Banque, il n'est pas téméraire de l'évaluer à 10 ou 12 milliards. Or
nous demandons ce qu'est le milliard de la Banque à côté d'un pa-
reil chiffre, à côté de pareils besoins. Si les 10 ou 12 milliards de
billets de commerce, pour nous en tenir à ces valeurs, entrent dans
la circulation et trouvent à se faire escompter, c'est qu'il y a quelque
j)art, en dehors de la Banque, chez les banquiers, dans le public,
un capital équivalent pour les absorber. C'est ce capital, dont celui
de la Banque n'est qu'un faible appoint, qui, par son rapport avec
la demande, sert à déterminer le prix auquel on peut le prêter, c'est-
à-dire le taux de l'intérêt. S'il est plus abondant que les besoins,
le taux de l'intérêt s'abaisse; il s'élève au contraire si le capital est
rare, et la Banque est bien obligée de suivre ces mouvemens, sous
peine, si elle maintient le taux de son escompte à un taux supérieur
à celui du marché, de ne pas faire d'opérations, car on ira se faire
escompter ailleurs, et son capital restera improductif, — sous peine
d'autre part d'être débordée dans son capital, si elle le maintient
à un taux inférieur, car alors les demandes afflueront de toutes
parts, son capital sera vite absorbé, et elle n'aura plus rien pour
continuer ses opérations, pour rembourser ses billets au porteur, et
pour répondre aux demandes de retrait de ses dépôts qui devien-
dront d'autant plus nombreuses qu'on saura la Banque embarrassée.
Elle sera dans l'alternative également funeste, ou de cesser ses
opérations et de suspendre ses paiemens, ou de faire décréter le
cours forcé. On a beau s'en défendre, le cours forcé est au bout de
tout système qui, en fait de banque, prétend réagir contre les con-
ditions générales du marché, contre les rapports de l'offre et de la
demande.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, dira-t-on, le taux de l'escompte a bien pu rester invaria-
blement fixé à 4 pour 100 pendant trente-deux ans, âe 1820 à 1852,
excepté en 18/i7, où il a été un moment porté à 5 pour 100. Ce
moment déjà où il a subi une modification, en 1SI\7, prouve contre
le fait qu'on invoque, puisqu'il a fallu, pour faire face à la crise,
élever le taux de l'escompte ; mais nous reconnaissons que dans le
passé les variations ont été moins fréquentes et moins considérables
que dépuis quelques années. La raison en est bien simple : depuis
1852, le mouvement des affaires commerciales qui repose sur le cré-
dit est tout différent de ce qu'il était alors, il a même pour ainsi dire
quadruplé. Ainsi la masse des opérations de la Banque de France,
qui en \Sli7 avait été de 1 milliard 85ù millions, s'est élevée en 1860
à 6 milliards 3/iO millions (1), et le commerce extérieur, qui était de
2 milliards 654 millions, s'est élevé en 1860 à 5 milliards 3ZiO mil-
lions. Que peut-on trouver de plus éloquent que ces chiffres pour
démontrer que la situation qui a précédé 18Zi8 ne peut être invo-
quée pour juger la situation actuelle? En 1847, la moyenne du
portefeuille de la Banque était de 176 millions; elle est aujourd'hui
de 550, et les billets au porteur, qui ne dépassaient pas 240 mil-
lions, atteignaient, au bilan du mois de novembre 1861, 729 mil-
lions, après s'être élevés à 779 au commencement de l'année.
Avant 1848, la Banque de France était un établissement de cré-
dit auquel on ne recourait que dans les circonstances extraordi-
naires; généralement on trouvait moyen de s'en passer : le capital
était partout abondant en dehors d'elle , plus abondant que les be-
soins. Par conséquent il n'était pas étonnant que la Banque ne fût
pas soumise à des oscillations de crédit comme celles que nous
avons vues depuis, et qu'elle pût maintenir le taux de son escompte
à peu près invariable. Cependant, nous le répétons, lorsqu'en 1847,
par suite de la disette de 1846, il fallut solder au dehors de nom-
breuses acquisitions de céréales et exporter du numéraire, cette
invariabilité ne put subsister, et le taux de l'escompte fut porté à
6 pour 100. Aujourd'hui la situation est toute différente : le pays
est certainement plus riche qu'il ne l'était avant 1848; il a déve-
loppé tous les élémens de la production; il a plus de chemins de
fer, plus d'usines, etc. Cependant il a moins de capital disponible,
parce qu'il en a davantage employé en dépenses tant productives
qu'improductives. Ce n'est pas vainement qu'on a dépensé, depuis
1852, en chemins de fer 4 milliards (2), en frais de guerre 2 mil-
(1) Voyez le dernier rapport du gouverneur de la Banque sur les opérations de 1860.
(2) Voyez les documens statistiques publiés par le ministère des travaux publics, qui
établissent que les dépenses faites pour les cbemins de fer se sont élevées, ^e la fin de
1851 à la tin de 1858, ;\ 3 milliards 55 millions. Si l'on y ajoute les dépenses qui ont été
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 161
liards (1), et en frais d'autre nature qui ont détruit ou immobilisé
le capital au moins li milliards (2) : total, 10 milliards en dix ans,
soit 1 milliard par an. C'est certainement un chiffre supérieur à
l'épargne du pays, qu'on évaluait à 300 millions par an avant 1848,
et que nous évaluerons aujourd'hui au double, à 600 et même
700 millions (3). L'emploi du capital a donc constamment été en
avance sur l'épargne, et plus les opérations commerciales ont aug-
menté, plus elles ont reposé sur le crédit.
Jusqu'en 1852 aussi, et même au-delà, on avait pu maintenir
intacte la fameuse loi de 1807, qui limite à 5 pour 100 le taux de
l'intérêt. Pourquoi a-t-on du la modifier? pourquoqu-t-on laissé la
Banque de France élever le taux de son escomptc^erîomme elle le
voudrait? Parce qu'on a reconnu que les prescriptions de cette loi
n'étaient plus en rapport avec le développement économique du
pays, et qu'elles avaient pour effet, en gênant l'action de la Banque,
de rendre à certains momens son concours impossible. Si, lors de
la crise de 1857, la Banque de France n'avait pas été affranchie de
ces prescriptions, si elle eût été obligée de laisser au maximum de
6 pour 100 le taux de son escompte lorsqu'il était à 10 pour 100 en
Angleterre, elle eût bien vite épuisé ses ressources. Le commerce
n'aurait plus trouvé de crédit, et la crise aurait eu pour nous des
conséquences autrement graves que celles qu'on a observées.
On peut bien, quand il s'agit d'une compagnie de chemin de fer,
l'obliger à maintenir son tarif bas, quelles que soient les circon-
stances; et si, grâce à cet abaissement, les transports se multiplient,
la compagnie en sera quitte pour augmenter son matériel; si cela ne
suffit pas encore, on fera un nouveau chemin de fer dans la même
faites depuis, à raison de 300 millions par an environ, on arrive à bien près de 4 mil-
liards.
(1) On a emprunté i milliard 500 millions pour la guerre de Crimée, 500 millions
pour celle d'Italie, sans compter les crédits supplémentaires pour les expéditions de
Chine et de Cochinchine.
(2) Nous ne pouvons donner ici le chiffre exact; mais quand on voit qu'on a dépensé
4 milliards en dix ans pour la seule industrie des chemins de fer, il ne paraît pas exa-
géré d'évaluer à la môme somme au moins ce qui a été employé par le développe-
ment de toutes les autres industries, en y comprenant les travaux des villes.
(^) M. Bonjean, dans un discours qu'il vient de prononcer au sujet du sénatus-con-
sulte, évalue à 12 milliards les sommes qui ont été dépensées depuis 1852; seulement
il con idère à tort, ce nous semble, que parce qu'elles ont été dépensées, elles ont dû
être épargnées, et il en conclut aussi à tort que la France s'est enrichie en conséquence
d'un revenu supplémentaire de 600 millions par an. M. Bonjean oublie qu'il y a une
distinction à faire entre les d'''penses productives et celles qui ne le sont pas. Les
2 milliards qui ont été dépensés pour la guerre i.'ont rien ajouté à la richesse pu-
blique, et on peut en dire presque autant de ce qui a été employé pour l'eniLellisse-
ment des, villes,
TOME XXXVU. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
direction. Les actionnaires seront peut-être ruinés par cette con-
currence, mais l'intérêt public y gagnera. Il n'en est pas ainsi avec
le capital, même avec celui dont dispose la Banque de France. Si ce
capital est épuisé, et il ne tarde pas à l'être avec le taux de l'es-
compte au-dessous du cours, quels seront les moyens d'action dont
elle dispose pour y suppléer et pour continuer ses opérations ? Ces
moyens d'action, c'est l'émission des billets au porteur, c'est l'aug-
mentation des dépôts. Aura-t-elle quelque moyen d'accroître les uns
et les autres? Pas le moins du monde. Elle les verra au contraire di-
minuer de jour en jour» et plus elle fera d'efforts pour les étendre,
plus ils se resse'" ^eront. C'est un résultat infaillible. On a souvent,
dans les temp&^^t j crise, pressé la Banque de France de ne pas se
préoccuper de son encaisse et d'étendre davantage sa circulation fidu-
ciaire, qui est, dii-on, suffisamment garantie parles valeurs de com-
merce qu'elle a reçues en échange de ses billets, valeurs portant les
meilleures signatures et reposant sur des produits. Nous verrons
tout à l'heure ce que peut devenir cette garantie; en attendant,
nous dirons qu'on conseille à la Banque tout simplement de faire,
non pas ce qu'elle ne veut pas, mais ce qu'elle ne peut pas faire.
On lui conseille d'émettre un plus grand nombre de billets au por-
teur; mais a-t-on un moyen de les faire accepter du public s'il s'y
refuse? Et il s'y refusera d'autant plus qu'il sentira la réserve métal-
lique diminuée et la Banque embarrassée. Le billet qu'il aura reçu
à un guichet, il ira immédiatement le changer à un autre. C'est là
un fait qui se produit constamment dans les temps de crise. En
janvier 1857, avant la crise violente qui devait éclater à la fin de
l'année, la circulation fiduciaire de la Banque de France était de
612 millions; elle n'était plus que de 581 millions au mois de dé-
cembre, au plus fort de la crise, lorsque la Banque était obligée
d'élever le taux de l'escompte à 8 et 10 pour 100, et qu'elle aurait
eu tant d'intérêt à se créer des ressources extraordinaires. Dans
l'année 1861, qui vient de s'écouler, les choses se sont encore pas-
sées de la même manière. Les billets au porteur de la Banque de
France, qui, au bilan du mois de janvier, s'élevaient à 770 millions,
étaient descendus à 729 au bilan du mois de novembre. Il est donc
bien clair qu'on ne peut pas émettre des billets à volonté , et que,
tant que la conversion en espèces reste facultative, c'est le public,
non la Banque, qui est juge de la quantité qu'il peut en recevoir.
Quel remède propose- t-on? L'émission des coupures de 50 fr.,
autorisée par la loi du 9 juin 1857, qui a renouvelé le privilège de
la Banque, et que celle-ci n'a pas trouvé l'occasion d'émettre jus-
qu'à ce jour. Nous n'avons pas de grandes objections à faire contre
l'émission des billets de 50 francs; cependant il ne faut pas se créer
^1^
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 163
d'illusion : cette émission n'augmenterait sans doute que très faible-
ment la masse de la circulation fiduciaire. Les billets de 50 francs
auraient pu être utiles autrefois, lorsqu'on était en présence d'une
circulation métallique en argent dont le poids était incommode. Un
billet de cette nature, venant remplacer dix de ces pièces de 5 fr.
pesant l/A de kilogramme, était un avantage, et on comprend qu'il
fût accepté du public et restât en circulation ; mais cet avantage a
beaucoup diminué, s'il n'a pas complètement disparu, depuis que
l'or est devenu l'instrument principal de la circulation métallique.
Dans tous les cas, il faudrait bien se garder d'émettre les billets de
50 francs dans les temps de crise, d'abord parce que ce serait mon-
trer quelques inquiétudes sur la possibilité du remboursement et
que le public viendrait les demander d'autant plus vite, ensuite
parce que, dans ces temps-là, c'est du numéraire qu'on réclame
et non des l)illets. De deux choses l'une : ou la crise a pour cause
des différences à solder au dehors , alors le numéraire est la seule
monnaie qui passe la frontière et qui soit acceptée des étrangers;
ou elle a simplement pour cause des embarras intérieurs comme
en 1857, alors on veut également des espèces, parce que c'est la
seule valeur qui ne se déprécie pas en temps de crise, et qui gagne
au contraire en proportion de ce que les autres perdent. Vous me
dites que votre papier de banque porte d'excellentes signatures et
repose sur des produits : cela est possible ; mais on a vu des signa-
tures excellentes faillir, et des produits même d'une consommation
assez générale se déprécier tout à coup de 50 pour 100 et plus (1),
ce qui fait que, dans les circonstances difficiles, le public ne veut
plus que des espèces. Sa disposition est toute différente de celle
des faiseurs de systèmes : plus on lui propose du papier, et plus il
recherche le numéraire.
Que faire donc lorsque le taux de l'escompte s'élève sur le mar-
ché plus haut qu'à la Banque, et que celle-ci peut craindre d'être
débordée dans l'emploi de ses ressources disponibles? Il faut, dit-on
(1) Voici les cours de quelques articles dans la première quinzaine de septembre
1857 et au 1" janvier 1858, au plus fort de la crise :
Première quinzaine de septembre 1857. 1er janvier 1858.
Coton 50 kilog. 124 fr. »c. àl26fr. »c. 92 fr. ne. à94fr. »c.
Sucre 50 75 » à » » 50 » à 55 »
Café 100 310 » à » )) 260 » à » »
Riz Bengale 50 13 C5 à 18 75 c. 6 50 à 7 75
Huile de colza... 100 125 » à » » 85 » àOO »
Les mêmes articles ont pu s'acheter à Hambourg à des prix fabuleux, le café notam-
ment à 100 pour 100 de perte.
16A REVUE DES DEUX MONDES.
encore, qu'elle épluche les bordereaux qui lui sont présentés à l'es-
compte, et qu'elle refuse ceux qui lui paraîtront couvrir une spécu-
lation. C'est là un expédient qui n'est pas aussi sin)ple qu'on l'ima-
gine. Comment reconnaître ces billets de spéculation? On peut
craindre que la partialité ne s'en mêle, et que tel ou tel billet ne soit
exclu selon les influences qui régnent dans le conseil de la Banque.
Une banque privilégiée ne peut pas faire de ces sortes de tris; elle
doit son crédit à tout le monde aux conditions qu'elle impose, et
lorsqu'on se présente dans ces conditions, on ne peut être exclu
sous prétexte de spéculation. Il n'y a devant la Banque d'autre
cause d'indignité que celle qui résulte du défaut de solvabilité; or
ce sont précisément les demandeurs les plus solvables que ce pro-
cédé tendrait à exclure.
Quand le capital devient rare par rapport aux besoins, il n'est
qu'un moyen d'y remédier : comme la Banque ne peut pas étendre
ses rt^ssources au gré des demandeurs, elle doit s'appliquer à dimi-
nuer la demande, et elle diminue la demande en élevant le taux de
son escompte, d'après ce principe que plus une marchandise est
chère, moins elle trouve de consommateurs. — Mais, dit-on, il y a
une exception sur ce point : jamais les portefeuilles des banques
privilégiées ne sont plus garnis qu'au moment de la hausse du taux
de l'escompte; c'est à ce moment-là surtout qu'ils s'accroissent. Le
fait est possible, bien qu'il ne prouve pas ce qu'on suppose. Si les
portefeuilles des banques privilégiées sont plus garnis au moment
de l'élévation du taux de l'escompte qu'à tout autre, c'est parce que
les besoins sont plus grands, l'élévation même du taux de l'escompte
en est la preuve, et il est tout simple qu'on s'adresse à la Banque
plus qu'à d'autres époques. En outre la Banque a beau élever le taux
de son escompte : comme elle n'est jamais entièrement libre de son
action et qu'il y a toujours une pression plus ou moins forte pour
retarder le recours aux mesures restrictives, il est probable, ou
qu'elle ne Ta pas élevé assez vite, ou qu'elle ne l'a pas élevé suffi-
samment; alors son portefeuille augmente encore. Cependant on
peut être sûr que l'elfet ne tardera pas à se produire, et que les
demandes d'escompte se ralentiront pour l'une ou l'autre de ces
deux raisons : ou le taux de l'escompte fixé par la Banque sera
trop élevé eu égard au cours du marché, alors les escomptes se
feront en dehors d'elle avec les capitaux des banquiers, du public,
et pendant ce temps la Banque pourra rétablir son équilibre et
revenir à l'état normal; ou le cours fixé par la Banque sera bien
le cours du marché, et si ce cours est élevé, il paralysera la spé-
culation, il empêchera que le capital soit autant demandé. Chacun
se tiendra sur la réserve pour ne pas payer de trop gros intérêts,
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 165
et l'équilibre finira par se rétablir encore entre l'offre et la de-
mande.
On objecte aussi ce ralentissement dans la demande comme un
inconvénient des plus graves, parce qu'il a pour conséquence d'ar-
rêter le travail et de paralyser le mouvement industriel et commer-
cial. Nous pourrions déjà répondre que la situation dont on se
plaint est dans la force des choses. Étant admis qu'on ne peut pas
créer du capital à volonté, du moment que celui qui existe est rare
ou, ce qui revient au même, est plus recherché qu'offert, il faut bien
le payer cher; mais il est facile de démontrer que ce capital cher
n'est pas toujours un obstacle au progrès de la richesse publique.
Quel est le pays qui, jusqu'à ces derniers temps, a prospéré le plus
rapidement? C'est incontestablement l'Amérique du Nord, et cepen-
dant le loyer du capital y est rarement au-dessous de 10 pour 100,
souvent à 12 et à 15 pour 100. En Angleterre aussi, l'élévation du
taux à 5 et 6 pour 100, où il a été en moyenne en 1855 et 1856, a
correspondu à un mouvement d'affaires tel qu'on n'en avait jamais
vu auparavant. Il en a été de même chez nous aux mêmes époques;
les années 1855 et 1856 sont assurément les plus brillantes de la
dernière période décennale, et le taux de l'escompte s'y est élevé
en moyenne de 3 à 5 et à 6 pour 100. Cela ne veut pas dire que le
développement des alfaires commence avec l'élévation du taux de
l'escompte. Il est évident que, pour faire naître ce développement,
mieux vaut l'escompte à 3 qu'à 6; cela prouve seulement qu'une
fois le mouvement commencé, il ne s'arrête pas pour une diffé-
rence de 2 et même de 3 pour 100 dans le prix du capital.
Sait-on en effet quelle est la surcharge exceptionnelie que fait
peser sur une transaction commerciale de 1,000 francs une diffé-
rence dans le taux de l'escompte de 3 pour 100? Si cette dillerence
se maintient pendant trois mois, le porteur d'un billet de commerce
de 1,000 francs qui voudra le faire escompter pour quatre-vingt-
dix jours paiera 15 d'intérêt au lieu de 7 50, et si la différence n'est
que de 1 pour 100 (6 au lieu de 5), il paiera 15 au lieu de 12 50.
Ce n'est pas là une surcharge qui puisse empêcher une transaction
commerciale sérieuse. Ce qui l'empêcherait, ce serait que la Banque
vînt à restreindre la durée de ses échéances au lieu de prench-e un
intérêt plus élevé. Alors le commerçant qui a besoin d'un crédit de
quatre-vingt-dix jours, et qui n'en trouverait plus qu'un de cin-
quante ou soixante jours, serait obligé de s'arrêter tout court, et
trouverait cette restriction beaucoup plus dure que l'autre. En abro-
geant la loi de 1807 en ce qui concerne la Banque de France, et en
laissant à celle-ci la liberté d'élever le taux de son escompte au-
tant qu'elle voudrait et chaque fois qu'elle le jugerait utile, on a
166 REVUE DES DEUX MONDES.
voulu éviter précisément qu'elle recourût trop souvent aux mesures
beaucoup plus graves de la restriction dans la durée des échéances.
Les afifaires qui se trouvent principalement arrêtées par l'élévation
du taux de l'escompte, et il est heureux qu'il en soit ainsi, ce sont
les spéculations aventureuses ou qui reposent sur un crédit exagéré.
Celles-là souffrent d'une élévation du taux de l'escompte, parce
que, les capitaux se resserrant, les renouvellemens sont difficiles,
et qu'il faut arriver à une liquidation. Quel inconvénient y a-t-il à
ce que ce résultat se produise? Ce qui est utile au progrès de la
richesse, ce sont les spéculations sérieuses, les crédits donnés dans
la mesure où ils peuvent être soutenus; le reste constitue un danger
permanent, et plus tôt la liquidation arrive, mieux cela vaut. C'est
peut-être grâce au trop long maintien du taux de l'escompte à
3 pour 100 que se sont organisées les mille affaires véreuses dont
la liquidation se fait tous les jours en police correctionnelle, et qui
ont gaspillé tant de capitaux qui auraient pu être mieux employés.
En résumé, il n'y a pas d'autre alternative : ou bien l'on a des res-
sources infinies, un capital inépuisable pour répondre à une de-
mande qui est illimitée, alors on est maître de la situation et l'on
peut décréter la fixité du taux de l'escompte; ou bien l'on n'a pas
ces ressources infinies et il arrive un jour où la demande dépasse
l'offre, alors il n'y a que l'élévation du taux de l'escompte qui puisse
arrêter la demande et rétablir l'équilibre.
Quand on demande le taux de l'escompte invariable, on ne se
donne pas la peine de jeter les yeux au dehors et de chercher ce
qui se passe dans les pays qui peuvent le mieux nous éclairer à cet
égard. Est-ce qu'en Angleterre par exemple le taux de l'escompte
est invariable? Non-seulement il varie à tout moment, selon les cir-
constances, mais il y a bien des gens qui prétendent qu'il ne varie
pas assez souvent, et qu'il devrait suivi'e toutes les fluctuations du
marché. Cette théorie aurait peut-être des inconvéniens dans la
pratique : un établissement public ne peut pas toujours se conduire
comme un simple particulier, il doit avoir plus de fixité dans ses
allures; néanmoins elle est certainement plus conforme aux vérita-
bles principes que celle qui demande l'invariabilité du taux de l'es-
compte. L'invariabilité du taux de l'escompte, c'est tout simplement
le rétablissement de la loi du maximum sous une nouvelle forme et
sous la forme la plus dangereuse. Qu'on applique le maximum à,
une marchandise qui n'est pas d'une indispensable nécessité, cela
est fâcheux assurément; mais si la marchandise à laquelle on l'ap-
plique vaut plus cher que le maximum, on cesse de la produire, et
tout est dit: le mal n'est que partiel, et l'économie générale du
pays n'en est pas troublée. Il n'en est pas de même en matière de
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 167
crédit. Si l'on oblige la Banque de France à prêter son capital au-
dessous du cours, ses ressources sont vite épuisées, et elle ne peut
plus continuer ses opérations. Se passera-t-on de son concours? On
s'en passera on retombant sous les fourches caudines des particu-
liers, qui, n'étant plus gênés par la concurrence et n'étant pas sou-
mis au maximum imposé à la Banque, élèveront d'autant plus leurs
prétentions. Alors le commerce, ne trouvant plus à se faire escomp-
ter à moins de passer par les conditions les plus dures, subira une
crise des plus violentes. Il se produira ce qui arriverait si on appli-
quait le maximum à des denrées de première nécessité, comme le
blé. On pourrait bien approvisionner le marché, tant qu'il y aurait
des réserves dans les greniers publics; mais, le jour où ces réserves
seraient épuisées, il n'y aurait plus personne pour vendre, et la fa-
mine serait effroyable.
Il est avantageux sans doute que le taux de l'escompte soit bas.
Le loyer du capital figure dans les frais de revient de tout produit,
et moins la production est chère, plus la consommation a de moyens
de se développer : c'est un axiome économique incontestable; cepen-
dant le taux de l'escompte ne peut s'abaisser utilement que si l'abon-
dance du capital justifie cet abaissement. Autrement on est la dupe
d'une illusion qui peut avoir les conséquences les plus fâcheuses.
Supposez par exemple qu'une banque privilégiée comme la Banque
de France, obéissant à des influences gouvernementales ou autres,
s'obstine à maintenir le taux de son escompte au-dessous du cours
où il devrait être, et puisse maintenir cette situation pendant quel-
que temps. Le pays n'a plus la mesure des capitaux dont il peut
disposer; il les croit plus abondans qu'ils ne sont en réalité; il s'en-
gage en conséquence, fait plus d'affaires qu'il n'en devrait faire, et
un beau jour, ne trouvant plus à renouveler ses engagemens, parce
que les ressources sont épuisées, il se réveille en pleine crise, et il
est obligé, comme en 1857, de payer l'escompte 8 et 10 pour 100,
heureux encore si, à ce prix, il trouve à se faire escompter. Voilà les
illusions que fait naître l'abaissement du taux de l'intérêt, lorsqu'il
n'est pas justifié par l'abondance du capital, et les dangers auxquels
il conduit.
Si cependant une banque privilégiée n'a pas pour effet de rendre
le loyer du capital bon marché, quelle est donc son utilité, quels
sont donc les services qu'elle rend en retour du monopole dont elle
jouit? Sans doute l'action d'une banque privilégiée consiste à modé-
rer le loyer du capital, et elle atteint ce but, non-seulement parce
qu'elle dispose d'un capital exceptionnel qui ne lui coûte rien et dont
elle se sert utilement pour peser sur l'offre, mais encore parce qu'elle
est placée sous le contrôle du gouvernement, dirigée par un gou-
168 RE7UE DES DEUX MOXDES.
verneur nommé par lui, et qu'il ne lui serait pas possible, le vou-
lût-elle, de se livrer aux exactions que peuvent se permettre des
banquiers ou des établissemens libres qui ne sont soumis à aucun
contrôle. Gela est si vrai que, partout où une banque privilégiée
s'établit, le taux de l'intérêt baisse immédiatement; nous en avons
encore un exemple tout récent en Algérie, où depuis l'établissement
d'une banque le taux de l'intérêt a baissé de 9 à 6 pour JOO. Ce
n'est pas le seul service que rende une banque privilégiée. Une
banque privilégiée, en émettant pour un chilïre plus ou moins con-
sidérable de billets au porteur qui sont acceptés comme monnaie et
rendent les mêmes services que celle-ci, fait faire au pays l'écono-
mie des espèces métalliques que ses billets remplacent. Si elle émet
pour /lOO millions de billets au porteur de plus qu'elle n'a de ré-
serve métallique, c'est hOO millions d'économisés sur un métal
qu'on ne se procure pas pour rien, et qui, rendu disponible, peut
s'échanger au dehors contre d'autres marchandises utiles au pays.
Non seulement l'économie du numéraire a lieu dans la proportion
où les billets le remplacent, mais dans une proportion plus forte
encore, eu égard aux facilités nouvelles qu'ils donnent à la circu-
lation. Supposez par exemple que le billet au porteur passe dans
dix mains plus vite que la somme qu'il représente en numéraire ne
passerait dans cinq, les hOO millions se trouvent en valoir 800 pour
les services qu'ils rendent, et ce sont 800 millions de numéraire qui
sont ainsi économisés.
Maintenant sont-ce là tous les services que l'on doit attendre
d'une banque privilégiée en retour du monopole qu'elle possède?
11 est évident que le monopole, par cela même qu'il est une déro-
gation à la liberté, impose de grands devoirs. Il ne se justifie que
par les avantages qu'il procure au public; autrement il n'a pas de
raison d'être. Nous le reconnaissons volontiers, les avantages que
le public retire du monopole de la Banque de France pourraient
être plus étendus. En 1857, lorsqu'on renouvela son privilège, on
lui mposa, entre autres conditions, d'établir au moins une succur-
sale par département, et on lui donna dix ans. Le nombre des suc-
cursales qu'elle avait créées à cette époque était de trente-huit, et
s'est augmenté de onze jusqu'à la fin de 1860. Il était arrivé à qua-
rante-neuf d'après le dernier rapport. On voit que la Banque ne
paraît pas pressée dans l'exécution de la clause, et que selon toute
prohabilité elle n'en avancera pas les délais. Par conséquent, jus-
qu'à la fin de 1867, il y aura de nombreux centres de population qui
seront sans rapports avec notre principal établissement de crédit,
avec celui qu'on a appelé la Banque de France, et qui pendant
quelque temps encore ne sera la banque que d'une partie de la
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 169
France. Il nous semble qu'on aurait pu être un peu moins large
et abréger les délais. En 1857 aussi, on remania les chartes de
nos compagnies de chemins de 1er, et le délai qu'on leur im-
posa alors pour l'exécution de leurs dernières concessions, de ce
qu'on a appelé le réseau secondaire, ne dépassera pas en moyenne
huit ans.
En 1865 donc, la plus grande partie de nos départemens, pour
ne pas dire la totalité, seront traversés par des chemins de fer, et
entreront en communication avec tous les points que ces chemins
desservent. Nous admettrons, si l'on veut, que l'intérêt peut être
plus considérable et plus urgent en ce qui concerne l'établissement
d'un chemin de fer qu'en ce qui concerne celui d'une succursale
de la Banque de France; cependant s'il est vrai que l'établissement
d'une banque privilégiée ait pour efl'et non-seulement de rendre le
crédit plus facile, mais encore moins cher, nous ne voyons pas que
l'intérêt soit beaucoup moindre dans un cas que dans l'autre.
Les facilités du crédit et le bon marché du capital jouent dans le
développement de la richesse publique un rôle peut-être aussi actif,
sinon plus actif, que les facilités et l'abondance des communications.
On pouvait d'autant mieux se presser pour l'organisation des suc-
cursales de la Banque dans chaque département que l'œuvre était
plus aisée. Pour arriver à l'exécution de leui" réseau secondaire,
c'est-à-dire des 8 ou 10,000 kilomètres concédés et encore à con-
struire en 1857, les compagnies se trouvaient dans la nécessité
d'emprunter environ 2 milliards 1/2 en huit ans, et cela lorsqu'elles
étaient jeunes encore et que leur crédit était à peine assis, tandis
qu'avec la Banque de France il s'agit d'un établissement qui existe
déjà depuis plus d'un demi-siècle, qui a les bases les plus solides et
le crédit le mieux établi. On le pouvait d'autant mieux encore qu'il
y aura toujours une différence sensible entre les charges qui résul-
teront pour la Banque de l'établissement d'une succursale dans
chaque département et celles qu'auront à supporter les compagnies
pour y faire pénétrer un chemin de fer. Tout le monde prévoit le
moment en 1865 où l'influence du réseau secondaire viendra enle-
ver une partie notable du bénéfice du réseau principal, tandis que
c'est à peine si l'établissement par la Banque de succursales dans les
pays les moins favorisés lui impose quelques sacrifices. Le dernier
rapport nous apprend que, sur les quarante-neuf succursales qui
existaient à la fin de 1860, cinq seulement se trouvaient en perte
pour un total s' élevant à 31,362 francs. Nous le répétons, on au-
rait pu se montrer moins large dans les délais accordés à la Banque
de France pour l'établissement d'une succursale dans chaque dé-
partement, et, à défaut de cette prévoyance de la part du gouver-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
nement, la Banque elle-même aurait dû mieux comprendre les
charges que lui impose son monopole. .
Avec l'établissement d'une succursale dans chaque département,
la Banque de France se trouverait à même de rendre un autre ser-
vice qui a une grande importance. On sait qu'en Angleterre c'est
la Banque qui, au moyen de ses succursales, est chargée de rece-
voir des mains des collecteurs particuliers la totalité de l'impôt, et
la perception ainsi faite, appliquée aux impôts proprement dits,
c'est-à-dire à la taxe des douanes, à celle sur la terre, sur le re-
venu et à Y excise, coûte à peu près h pour 100." Chez nous, la même
perception coûte environ 6 pour 100. Pourquoi ne ferions-nous pas
comme en Angleterre, et ne chargerions -nous pas la Banque de
France de centraliser, au moyen de ses succursales, la perception
des impôts? Si nous arrivions ainsi à économiser 2 pour 100 sur les
frais de la perception, c'est-à-dire 30 millions sur les 1,500 qui
forment le montant des impôts proprement dits, ce serait une éco-
nomie précieuse en tout temps et surtout dans les circonstances
actuelles. C'est en rendant des services de ce genre et d'autres
encore que la Banque de France pourrait se faire pardonner son
monopole; mais ce qu'on ne peut pas lui demander, c'est qu'elle
s'engage, quelles que soient les circonstances, à maintenir inva-
riable le taux de son escompte, car au bout d'une stipulation de ce
genre il y a fatalement ou la suspension des paiemens, ou le cours
forcé. Or la suspension des paiemens, c'est la faillite, et quant au
cours forcé, si l'on avait quelques doutes encore après les ensei-
gnemens du passé sur les effets qu'il peut produire, on n'aurait
qu'à voir ce qui se passe aujourd'hui en Russie et en Autriche. Dans
ces deux pays règne le cours forcé; aussi n'y a-t-il plus d'espèces
métalliques, et le papier perd-il dans l'un de 12 à 15 pour 100, dans
l'autre 30 et ÙO pour 100. La question de principe ainsi vidée,
voyons maintenant la question d'opportunité en ce qui concerne
les dernières mesures prises par la Banque de France.
La Banque de France, à la fin de septembre 1861, crut devoir
porter à 5 1/2 et quelques jours après à 6 pour 100 le taux de son
escompte, qui auparavant était à 5 pour 100. Cette mesure fut vi-
vement critiquée, parce qu'on ne voyait rien dans la situation qui
indiquât l'apparence d'une crise. L'argent était abondant partout,
il était à 3 1/2 en Angleterre, et la Banque de Londres ne trouvait
pas à employer tous ses capitaux. Une crise s'annonce ordinaire-
ment lorsqu'il y a eu des excès de spéculation, un commerce exa-
géré, ce que les Anglais appellent over-trade, phénomène qu'on
avait pu observer avant la crise de 1857. Ce n'était pas le cas de
cette année. Les affaires étaient plutôt en décroissance sur les an-
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. 171
nées précédentes, tant en France qu'en Angleterre; ainsi le chiffre
des exportations, qui avait été de 88 millions sterling dans les huit
premiers mois de 1860, n'a plus été que de 86 millions sterling pen-
dant la même période en 1861. Le même fait s'accuse en France,
où d'après les rapports officiels l'exportation de 1861 ne se sou-
tient pas au niveau de 1860. Par conséquent il n'y avait pas l'ap-
parence d'une crise, il y aurait eu plutôt un excès de capitaux' sans
emploi.
C'est ainsi qu'ont raisonné les publicistes qui ont blâmé les me-
sures prises par la Banque à la fin de septembre et au commence-
ment d'octobre. Pourtant, si on avait bien voulu regarder au fond
des choses , on aurait trouvé que l'abondance des capitaux n'était
peut-être pas telle qu'on la supposait; ce n'est pas d'après les dé-
pôts faits à la Banque de France et dans les autres établissemens
financiers qu'on en peut juger parfaitement. La plupart de ces dé-
pôts forment les comptes courans des banquiers et des maisons de
commerce; ils ont leur emploi, et ne sont pas le moins du monde
disponibles, si on veut entendre par ce mot qu'ils sont prêts à en-
trer dans des opérations commerciales. On a pu même constater
souvent que ces dépôts étaient plus considérables en temps de crise
qu'en temps ordinaire, par la raison toute simple que dans ces mo-
mens-là chacun aime, en vue des éventualités, à avoir ses capitaux
disponibles; loin de vouloir les prêter au commerce, on les en retire
plutôt, ainsi que des valeurs de bourse, et on les dépose à la Banque.
Par conséquent, celui qui jugerait en temps de crise de l'étendue
des ressources disponibles par le chiffre des dépôts en comptes cou-
rans risquerait fort de se tromper et de prendre pour disponible ce
qui ne l'est pas le moins du monde. On se rend mieux compte de
la situation financière d'un pays en comparant l'emploi du capital
à ce qu'on peut supposer être les épargnes annuelles, et, pour ne
parler que de l'année 1861, sans nous occuper du passé, qui, comme
les budgets de l'état, a plutôt laissé du découvert que de l'actif, on
trouve que cette année seulement il a été demandé à la place de
Paris : par les compagnies de chemins de fer, sous forme d'émission
d'obligations, 250 millions; par l'état, sous forme d'obligations
trentenaires et de création de rentes à donner à la caisse de la do-
tation de l'armée, etc., environ 200 millions.
Si à ces chiffres nous ajoutons divers appels de fonds qui ont été
faits pour le compte d'entreprises étrangères et la part que nous
avons prise à l'emprunt italien de 500 millions, il ne sera pas
téméraire d'évaluer à 1 milliard au moins les prélèvemens qui ont
été faits en 1861 sur notre marché de Paris. Or, quelque large qu'on
fasse l'épargne, on ne peut pas l'évaluer à ce chiffre d'un milliard
172 REVUE DES DEUX MONDES.
par an. Le pays était donc en avance sur ses épargnes, lorsqu'un
déficit s'est manifesté dans la récolte des céréales. Ce déficit n'eût
peut-être pas été de nature à nous créer des embarras sérieux , si
le pays s'était trouvé dans une situation parfaitement régulière,
avec des ressources abondantes et réellement disponibles; mais,
venant s'ajouter à une situation qui n'avait rien de régulier, quoi
qu'on dise, et qui avait déjà absorbé plus de capitaux qu'il n'y
avait d'épargnes, il méritait d'être pris en sérieuse considération,
et un établissement comme la Banque de France, qui avait souci de
sa responsabilité, devait y regarder à deux fois avant de laisser au
crédit les facilités les plus étendues. On évaluait le déficit de la
récolte à 15 millions d'hectolitres, et on-calculait que, pour le com-
bler, il fallait exporter au dehors une somme de /iOO millions en
espèces métalliques. Sans doute, s'il s'était agi de la prendre dans
la poche de chaque individu, proportionnellement à la quantité de
numéraire qu'il pouvait posséder, cette exportation de ZiOO millions,
sur un stock métallique qui doit être au moins de 3 milliards 1/2,
n'avait rien d'inquiétant, et on aurait pu ne pas s'en préoccuper;
mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent. Quand on a des
paiemens pressés à faire en numéraire à l'étranger, on s'adresse à
l'établissement financier qui en possède le plus et peut vous le pro-
curer le plus vite : on s'adresse à la Banque de France. C'est elle
qui momentanément est appelée à supporter en grande partie le
poids des exportations de numéraire. Ce n'est qu'une avance qu'elle
fait sans doute, et cet argent lui rentre plus tard par les mille ca-
naux de la circulation; il n'en est pas moins vrai qu'il s'opère dans
sa caisse, pour un temps plus ou moins long, un vide qui peut
avoir des conséquences graves, puisqu'à tout moment on peut venir
lui demander le remboursement des billets et des dépôts. Ce qu'il
y a de certain, c'est que, pendant le cours du mois de septembre
1861, la Banque vit son encaisse diminuer de 80 millions et son
portefeuille augmenter de 74. File avait donc 305 millions d'espèces
métalliques pour répondre non-seulement de 766 millions de billets
au porteur, mais de 203 millions de dépôts, en tout 969 millions.
Devait-elle, en présence de cette situation, rester complètement
impassible, et ne prendre aucune mesure de précaution , au risque
de ce qui pouvait arriver? Ce ne fut pas son avis; elle éleva d'abord
le taux de son escompte à 5 1/2, puis à 6 pour 100, et elle crut devoir
en outre se procurer pour 50 millions de traites sur Londres, de
façon à empêcher d'autant les exportations de numéraire vers le
royaume-uni. Néanmoins son encaisse perdit encore 20 millions pen-
dant le mois d'octobre, et son portefeuille augmenta de 27. C'est une
preuve, dit-on, de l'inefficacité de la mesure, puisque, malgré l'élé-
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT. ||' 173
vation du taux de l'escompte, la situation ne fut pas changée, et
que le numéraire continua de baisser et le portefeuille d'augmen-
ter. On ajoute que la situation devait d'autant moins changer qu'il
s'agissait d'exporter du numéraire pour payer une denrée de pre-
mière nécessité qu'on devait se procurer à tout prix, et que la Banque
contribuait à renchérir en augmentant le taux de son escompte, ce
qui aggravait la crise. Il est tout naturel que l'élévation du taux de
l'escompte n'ait pas mis fin immédiatement aux besoins d'argent
et restreint tout à coup les opérations commerciales. Les affaires
engagées ne s'arrêtent pas ainsi du jour au lendemain; mais ce qui
prouve que la mesure a été efficace, c'est d'abord que la diminution
de l'encaisse et l'augmentation du portefeuille ont été beaucoup
moindres en octobre qu'elles n'avaient été le mois précédent, et
qu'ensuite l'équilibre a fini par se rétablir à peu près complète-
ment, puis'[ue la Banque s'est sentie assez à l'aise pour ramener le
21 novembre le taux de l'escompte à 5 pour 100, où il est aujour-
d'hui.
En élevant le taux de son escompte, la Banque a sollicité le
numéraire qui était dans d'autres mains que les siennes à sortir de
sa réserve et à s'employer par l'appât d'une prime plus élevée, ce
qui diminuait d'autant les demandes qu'on pouvait lui adresser à
elle-même; puis, et c'est la considération la plus importante, elle
a refréné les spéculations un peu aventureuses. Or, dans toute opé-
ration commerciale, surtout dans celle qui, en temps de crise, a
pour objet des acquisitions de céréales, il y a toujours la part de
la spéculation plus ou moins aventureuse, de celle qui achète au-
delà des besoins , et qui , après avoir provoqué des hausses exagé-
rées, finit par subir des dépréciations considérables et amener des
catastrophes. La preuve en est dans ce qui est arrivé en 1847, où,
par suite d'approvisionnemens excessifs, le prix du blé, qui s'était
élevé en mai à 37 fr. 98 cent, l'hectolitre, n'était plus au mois d'août
suivant qu'à 23 fr. 59 cent. La preuve en est encore dans ce qui se
passe en ce moment, où le prix des blés tend à rétrograder, et ce-
pendant nous ne sommes qu'à trois mois de la récolte dernière, et
le déficit n'est pas comblé. Ce prix rétrograde tout simplement
parce que la spéculation qui a pris part aux acquisitions de céréales
se trouve trop chargée. A la fin d'octobre 1861, selon le Moniteur^
6,669,000 quintaux métriques de froment, soit 8,336,000 hectoli-
tres, étaient arrivés déjà dans nos entrepôts, c'est-à-dire environ
la moitié du déficit tel qu'on l'évalue. Eh bien! il y a dans ces ar-
rivages précipités, en dehors des besoins du moment, un excès de
spéculation, et quand l'élévation subite du taux de l'escompte par
la Banque aurait eu pour effet de modérer un peu cette spécula-
174 *^' REVUE DES DEUX ^MONDES.
tion, nous ne voyons pas où serait le mal; les prix n'en seraient
que plus réguliers, plus conformes aux besoins véritables, et on
ne verrait pas ces hausses excessives suivies de baisses non moins
considérables, ce qui est désastreux pour tout le monde, pour le
commerce, exposé à des soubresauts qui amènent toujours des
ruines, et pour le consommateur lui-même, qui, en présence de ces
fluctuations énormes, dont il ne se rend pas compte, est toujours
tenté de crier aux accaparemens. D'ailleurs, nous ne pouvons nous
lasser de le répéter, cette différence de 1 pour 100 dans le taux de
l'escompte, qui suffit quelquefois à sauvegarder la situation de la
Banque, qui a suffi dans la crise de cette fm d'année 1861, n'est rien
pour le commerce sérieux; elle ne peut arrêter aucune transac-
tion, lorsque cette transaction est fondée sur un besoin réel. Qui
oserait soutenir que les approvisionnemens de céréales vont man-
quer parce que ceux qui se livrent à ce commerce paieront 1 pour
100 de plus pour l'escompte de leurs billets? Comparez la gêne que
cette mesure impose à ce que pourrait être pour la Banque de France
la suite de son imprévoyance, si, se laissant aller à accorder des cré-
dits trop faciles, elle en arrivait à ne plus pouvoir rembourserni
ses billets, ni ses dépôts !
En définitive, qui se plaint de cette élévation du taux de l'es-
compte? Est-ce le commerce? — Il est évident que si l'escompte
devait rester à un taux élevé, quelle que soit l'abondance des capi-
taux par rapport aux besoins, il y aurait un sérieux inconvénient,
les affaires ne trouveraient pas le stimulant que leur donne le ca-
pital à bon marché; mais lorsqu'il s'agit d'une mesure toute tem-
poraire, qui souvent n'a pas même la durée d'une échéance com-
merciale, et qui a pour effet de conserver des ressources pour tous
les momens; lorsqu'il s'agit seulement pour le porteur d'un billet
de 1,000 francs de payer (le taux de l'escompte étant porté à 6 au
lieu de 5) 15 francs d'escompte au lieu de 12 francs 50 centimes, et
même une différence moindre si l'échéance du billet est inférieure
à quatre-vingt-dix jours, il n'y a pas lieu à des plaintes sérieuses
de la part du commerce. Aussi n'est-ce pas le commerce qui se
plaint. Ceux qui se plaignent, ce sont ceux qui usent d'un crédit
qui est en dehors des attributions de la Banque, et qui n'a été
établi depuis 1852 que par une dérogation à ses statuts; ce sont
ceux qui lui demandent des avances sur des valeurs de bourse,
souvent afin de couvrir des excès de spéculation. Pour ces gens-là,
toute élévation du taux de l'escompte est en effet un coup qui les
atteint, car la Banque, voyant ses ressources diminuer, sent le be-
soin de les réserver plus exclusivement au commerce, et elle res-
treint le maximum de ses avances : de là des liquidations forcées.
LA BANQUE DE FRANCE ET LE CREDIT, w 175
L'élévation du taux de l'escompte atteint encore ceux qui ont donné
un développement exagéré aux constructions des villes , et notam-
ment de la capitale; c'est la spéculation pure et simple qui fait les
frais de la plus grande partie de ces constructions, il n'est pas in-
différent pour elle de trouver plus ou moins de facilités dans le taux
de l'escompte. Mais quel inconvénient y a-t-il à ce que la Banque
rentre davantage dans ses attributions, qui sont celles d'une banque
de commerce ? quel inconvénient encore à ce que les gens qui sont
trop chargés de valeurs soient obligés de se liquider, et enfin que
les travaux de construction marchent un peu moins vite dans la
capitale? L'excès de ces travaux est regrettable, aussi bien au point
de vue politique qu'au point de vue économique, — au point de vue
politique, parce qu'il amène dans la capitale une population flot-
tante considérable dont il sera difficile de se débarrasser, et à la-
quelle on sera toujours obligé de fournir du travail, — au point de
vue économique, parce que cette spéculation exagérée sur les con-
structions produit un renchérissement anomal de toutes choses, de
la main-d'œuvre comme des loyers, renchérissement qui ne pourra
pas toujours se soutenir, et dont la réaction amènera des catastro-
phes.
Quant à nous, qui considérons la Banque de France comme la clé
de voûte du crédit, comme le recours suprême qu'on invoque en
temps de crise, nous aimons mieux qu'elle pèche par excès de pru-
dence que par l'excès contraire. Il faut que, comme la vertu de la
femme de César, son crédit ne puisse pas être mis en question , et
quand nous voyons des systèmes se produire qui ne tendent à rien
moins que la ruine de ce crédit, et ces systèmes obtenir une cer-
taine créance dans le public, nous le déplorons profondément, et
nous nous disons qu'il y a beaucoup à faire encore pour vulgariser
en France les saines notions de l'économie financière.
Victor Bonnet.
LE COTON
LA CRISE AMERICAINE
Parmi toutes les questions que soulève la crise américaine, celle
du coton n'est certes pas la moins sérieuse. Pi'ès de dix millions
d'hommes, appartenant à toutes les races de la terre, sont occu-
pés à la culture du cotonnier dans les deux Amériques, sur les ri-
vages de la Méditerranée, en Chine, dans les Indes orientales, et
le produit de leur travail est mis en œuvre par dix autres millions
d'hommes aux États-Unis, en Angleterre, sur les continens d'Eu-
rope et d'Asie. Les intérêts les plus considérables, les problèmes po-
litiques et sociaux les plus importans se rattachent à la culture de
cette plante. Si les nègres d'Amérique en effet continuent à recueillir
le coton, leur servitude ne peut être abolie. Et les ouvriers de la
Grande-Bretagne ne sont-ils pas exposés de leur côté à la famine,
si ce même produit vient à leur manquer? Ainsi, grâce à la culture
du cotonnier, la prospérité industrielle de l'Angleterre paraît inti-
mement liée aux progrès de l'institution servde, et cette puissance,
qui a tant fait pour l'abolition de la servitude des noirs dans ses
propres colonies, semble devenue le grand complice des planteurs
du sud. On pourrait môme croire que quelques Anglais malavisés
ont vu dans le déplorable incident du Trent une excellente occasion
de renouveler leurs approvisionnemens et de protéger l'esclavage
en feignant de revendiquer seulement l'honneur du pavillon britan-
nique. Et cependant le monde industriel juge la situation avec trop
d'intelligence pour ne pas savoir que la guerre, et surtout une guerre
LE COTON ET LA CRLSE AMERICAINE. # 177
avec r Amérique, est un plus terrible fléau que la pénurie du co-
ton. Si une lutte fratricide doit armer l'une contre l'autre les deux
grandes nations anglo-saxonnes, il répugne d'attribuer au coton le
triste honneur d'avoir été la cause occulte de la rupture. Certes la
rareté de la mitière première peut rendre très grave la situation des
filateurs anglais; elle n'est pas de nature toutefois à paralyser leur
initiative. Pour obtenir le produit qui est le pain quotidien de leur
industrie, ils n'ont pas besoin de faire prêter à la confédération es-
clavagiste l'imniense appui de la marine et des finances britanni-
ques; il leur suîit de s'adresser à tous les pays producteurs de
coton, aux Antilles, à la Colombie, à l'Hindoustan, et, grâce à la
hausse des prix, ieur appel sera bientôt entendu. Après quelques
mois d'une gêne courageusement supportée, les fabricans de Man-
chester pourraient, à l'aide des seuls moyens pacifiques, obtenir en
abondance la matière première dont ils ont besoin et reprendre le
cours de leurs prospérités, tandis que la guerre, si terrible déjà par
ses sanglantes journées, peut avoir les effets les plus désastreux
pour l'industrie, quand même elle lui fournirait à vil prix des mil-
lions de balles.
I.
Jusqu'au moment où éclata la guerre qui désole aujourd'hui l'Amé-
rique du Nord, les états à esclaves avaient participé à la prospérité
presque fabuleuse des états libres. Leurs déserts se peuplaient rapi-
dement, des centaines de bateaux à vapeur sillonnaient leurs fleuves,
des chemins de fer pénétraient dans leur pays en tout sens, et l'a-
bondance de leurs récoltes augmentait chaque année dans une pro-
portion plus considérable que le nombre des travailleurs nègres.
La culture du cotonnier surtout donnait des résultats merveilleux.
Cette plante, qu'on avait inutilement propagée pendant plus de cent
cinquante ans dans la Virginie et les Carolines, était devenue tout à
coup, vers la fin du siècle dernier, l'un des principaux produits de
l'agriculture américaine. Jusqu'en 1790, le coton n'avait pas même
donné lieu à une exportation moyenne de 100 balles par an; mais
à partir de cette époque il était expédié en Angleterre d'abord par
milliers, puis par centaines de milliers et par millions de balles (1).
La récolte de 1859, la plus forte qui ait jamais été obtenue, attei-
gnit près de 5 millions de balles, représentant une valeur de 1 mil-
liard 500 millions de francs.
(1) La balle de coton américain est aujourd'hui plus lourde qu'autrefois : elle pèse
enviro.1 200 kilogrammes.
TOHB XXXMt. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce coton, fourni en masses si considérables par ur seul pays,
était longtemps resté sans rival : excellent par la consistance , par la
longueur de la fibre, la beauté de la couleur, le choix des varié-
tés, il alimentait toutes les lilatures de l'Amérique, la plupart de
celles de l'Europe continentale, et subvenait pour les deux tiers à
l'immense consommation du royaume-uni. Grâce à ^a possession de
ce produit si important dans l'éconontie des peuples, les planteurs
américains se croyaient sincèrement les arbitres de monde civilisé;
ils se vantaient de tenir dans leurs mains la destinée de l'Angleterre
aussi bien que celle de la république américaine, et, pleins d'un or-
gueil que semblaient justifier leurs succès, ils avaient baptisé le
coton du nom de roi. En effet, l'humble végétd leur avait conféré
une véritable royauté. La i"écolte* annuelle leur permettait non-seu-
lement de s'enrichir et de se bâtir des palais, nais encore de com-
mander au congrès américain : en vertu de leurs balles de coton,
ils avaient pu rétablir de fait la traite des nègres, depuis longtemps
abolie , forcer les législateurs à rédiger un nouveau code et les mi-
nistres de la religion à proclamer un nouvel évangile.
On sait comment cette insolente prospérité fut interrompue. De
leur plein gré, les propriétaires d'esclaves ont rompu le pacte fédé-
ral et ont déclaré la guerre aux états du nord. Nombreux étaient
leurs prétextes; mais il faut chercher la cause de la guerre dans leur
amour jaloux de la domination et leur dégoût traditionnel pour ces
Yankees, ces prolétaires du nord, qui, tout en travaillant de leurs
mains comme des nègres, osent aussi prétendre au gouvernement de
la république. Les fondateurs des états confédérés savaient bien que
la pierre angulaire de leur édifice social, l'esclavage, était moins
menacée par l'élection du président Lincoln qu'elle ne l'est par la
guerre hasardeuse dans laquelle ils se sont jetés; mais, avec l'au-
dace des joueurs heureux, ils n'ont pas craint de risquer le tout
pour le tout et de faire appel au dieu des batailles. Ils pensaient
que New-York et d'autres villes commerciales du nord, fidèles au
culte du dollar, accepteraient leurs conditions et demanderaient
peut-être humblement une place dans la confédération esclava-
giste. Ils se flattaient aussi que les populations de la Nouvelle-An-
gleterre, affamées et désespérées par l'interruption soudaine de
leur industrie , perdraient un temps précieux en luttes intestines ,
tandis que la France et l'Angleterre, ne pouvant se passer du coton,
s'empresseraient de reconnaître le nouveau groupe d'états et de lui
envoyer des secours en troupes et en vaisseaux. Ces espérances ne
se sont point réalisées. Huit mois se sont écoulés depuis que le
premier coup de canon de la guerre civile a retenti , et New-York,
malgré les sympathies secrètes de son aristocratie financière , n'a
LE COTON ET LA GRISE AMERICAINE. 179
point fait alliance avec Gharleston ; les états de la Nouvelle-Angle-
terre, unanimes dans leur patriotisme , ont levé contre le sud une
armée de plus de cent mille volontaires; la France n'est point sortie
de son rôle de puissance neutre pour forcer le blocus du Mississipi.
Il est vrai que, par suite de l'outrage fait au pavillon du Trent, la
Grande-Bretagne se croira peut-être obligée d'intervenir contre
les Américains du nord; mais il est trop tard pour que cette inter-
vention assure la prospérité de la confédération esclavagiste. En
dépit du coton sauveur, la lutte a déjà produit des résultats irré-
médiables, et l'un de ces résultats est l'abolition du monopole que
les planteurs cotonniers d'Amérique exerçaient sur les marchés du
monde.
Chose remarquable, comme si la terre elle-même s'était lassée
de sa longue complicité avec les propriétaires d'esclaves, la récolte
de 1860, expédiée immédiatement avant la guerre civile, a été in-
férieure d'un million de balles à celle de l'année précédente, elle
n'a pas même égalé celle de 1858; mais, si considérable qu'il fût,
ce déficit n'était point de nature à effrayer le commerce, et les 3 mil-
lions de balles que l'Europe reçut des planteurs pouvaient, avec
la balance restée dans les entrepôts et le supplément de coton im-
porté des Indes et d'autres pays, abondamment subvenir à l'alimen-
tation des filatures. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les in-
tempéries de l'air qui menacent la récolte : la guerre amène avec
elle tout un cortège de lois économiques auxquelles les planteurs
doivent nécessairement céder, et qui tendent sans exception à ré-
duire la production du coton. Aussi longtemps que durera la lutte
entre les deux moitiés de l'ancienne république américaine, l'im-
portance de la récolte annuelle diminuera, et dans l'espace de
quelques saisons elle peut devenir relativement insignifiante. Déjà
cette royauté conférée par le coton à ses heureux possesseurs s'est
entièrement évanouie; malgré les richesses accumulées dans leurs
habitations, les planteurs n'en sont pas moins réduits à la gêne la
plus cruelle.
C'est dans la guerre elle-même qu'il faut chercher la première
cause de la diminution inévitable des futures récoltes du coton.
L'armée d'au moins trois cent mille hommes qu'a levée la confé-
dération du sud se compose en grande partie de propriétaires
d'esclaves. Il n'est probablement pas une seule famille de plan-
teurs qui n'ait envoyé à la guerre un ou plusieurs de ses membres,
et en certains districts les économes seuls sont restés sur les habi-
tations. C'est là ce qui fait la force de l'armée du sud : tous ses
officiers ont l'habitude du commandement, et savent, aussi bien que
dans la vie civile, se faire respecter au camp et sur le champ de
180 REVUE DES DEUX MONDES.
bataille par les petits blancs qui forment le gros de l'armée. Ils
ont de plus l'avantage de connaître le danger auquel ils s'exposent,
et combattent avec un courage naturel doublé de désespoir. Sa-
chant que tôt ou tard, par la force des choses, ils peuvent être pris
entre l'invasion des troupes du nord et l'insurrection servile, ils
luttent non-seulement pour leur indépendance nationale, mais aussi
pour leur fortune, leurs foyers, leur vie et celle de leurs enfans.
Certes une armée composée de pareils élémens doit être redou-
table; mais il est impossible qu'en faisant bonne garde sur les fron-
tières, elle ne néglige pas en môme temps ses récoltes. L'œil de
l'économe ne remplace pas celui du maître. Pendant que les plan-
teurs et leurs fils s'exercent au maniement des armes sur les bords
du Potomac et du Mississipi, les esclaves, débarrassés d'une sur-
veillance de tous les instans, s'ingénient de mille manières pour
éviter le travail ou pour le ralentir. Rusés comme le sont tous les
faibles, ils semblent déployer un grand zèle à leur tâche de chaque
jour; mais, en dépit de leurs démonstrations, les chemins de ser-
vice sont bientôt défoncés, les haies sont abattues, et la récolte est
étoulTée par les mauvaises herbes ou dévorée par les vers.
A cette première conséquence de la guerre s'en ajoute une autre
bien plus importante : la nécessité absolue pour la confédération de
remplacer la culture du coton par celle d'autres denrées. Avant la
guerre, les états à esclaves s'occupaient presque uniquement des
plantes industrielles, le coton, le sucre, le tabac, et négligeaient les
plantes alimentaires. C'était du nord qu'ils recevaient leurs céréales,
leur farine, et jusqu'aux fruits de leur table; c'est au nord qu'ils de-
mandaient aussi le maïs pour leurs esclaves et le foin pour leurs
chevaux : à l'exception du riz et de quelques racines, ils étaient re-
devables à leurs compatriotes yankces de tout ce qui formait leur
nourriture quotidienne. Aussi la guerre des frontières et le blocus
des côtes ont-ils été suivis d'une disette générale : presque séparés
du reste du monde, les planteurs de la confédération du sud en
sont momentanément réduits à leurs propres ressources et ne peu-
vent se procurer de farines qu'à des prix exorbitans; pour vivre, il
leur faut donc nécessairement consacrer une grande partie de leurs
terres à la production du maïs, du riz, du froment, et négliger d'au-
tant les plantes industrielles. Avant que la guerre éclatât, le gou-
vernement provisoire de Montgomery donnait aux propriétaires
d'esclaves le pressant conseil de s'adonner à la culture des vivres;
mais, depuis l'ouverture des hostilités, la situation périlleuse du
sud au point de vue de l'alimentation publique s'est encore aggra-
vée, et journaux et législatures ne cessent de rappeler aux plan-
teurs l'impérieuse néces itô de pourvoir avant tout aux besoins de
LE COTON ET LA GRISE AMERICAINE. 181
rapprovisionnement. Les journaux des états frontières aussi bien
que ceux de la Louisiane, le Rirhmond Wliig aussi bien que le
Nen-Orleam Delta, répètent à l'envi que le devoir et la saine poli-
tique conseillent également l'abandon total de la culture du coton.
Déjà, pour conjurer la famine, la plupart des propriétaires du sud
ont consacré aux céréales la moitié de leurs champs, et récemment
les notables de la Géorgie, réunis en convention, ont décidé qu'ils
feraient le sacrifice complet des produits qui, en 1860 encore,
étaient leur principale richesse. Il est certain que l'attitude nou-
velle de l'Angleterre modifiera le langage des journaux et les dis-
positions des planteurs, car le monopole dévolu aux états à esclaves
sur les marchés du coton est un avantage trop considérable pour
qu'ils ne tâchent pas de le sauvegarder à tout prix; mais la néces-
sité de cultiver les céréales concurremment avec le coton n'en reste
pas moins des plus inévitables. Les Antilles et l'Angleterre, aux-
quelles la confédération du sud serait obligée de demander son ap-
provisionnement de céréales, sont elles-mêmes en grande partie
dépendantes de l'Amérique du Nord pour ces denrées, et ne pour-
raient les revendre qu'avec une considérable augmentation de prix,
ruineuse pour les planteurs et fatale à la production du coton.
Ce n'est pas tout : non-seulement les états à esclaves importaient
du nord leurs substances alimentaires, ils lui demandaient aussi les
objets manufacturés. Eux, si riches en coton, n'en filaient pas même
la vingtième partie dans leurs propres usines, et ils faisaient venir
presque toutes leurs cotonnades du Massachusetts et de l'Angle-
terre. Souliers, chapeaux, épingles, clous, savon, tous ces mille
objets devenus absolument nécessaires dans l'état actuel de la civi-
lisation, étaient fabriqués par ces Yankees méprisés : les pelles, les
pioches, les charrues dont se servent les nègres, leur étaient expé-
diées de la Pensylvanie; livres, papier, caractères d'imprimerie,
poudre, fusils, rails, locomotives et wagons, même les cordes et les
toiles qui servaient à envelopper le coton, tout provenait des états
du nord. Les planteurs ne pouvaient jeter un regard sur eux ni au-
tour d'eux sans reconnaître leur dépendance industrielle à l'égard
des états libres. Par suite de leur rupture soudaine avec le nord ,
aujourd'hui tout commence à leur manquer, articles de vêtement,
meubles, livres, papier, outils, machines. En dépit de leur haute
civilisation, ils sont ramenés de force à un genre de vie qu'ils n'a-
vaient jamais connu. Eux qui aimaient tant le luxe manquent sou-
vent du nécessaire. Certainement, si les côtes du sud devaient être
débloquées par la (lotte anglaise et rendues au commerce du monde,
les fabricans de Birmingham et de Shefiield seraient trop heureux
de succéder aux manufacturiers de Pittsburg et de Cincinnati pour
182 REVUE DES DEUX MONDES.
l'approvisionnement des états confédérés. Pourvu que l'Atlantique ne
soit pas infesté de corsaires, ils s'empresseront de fournir à leurs nou-
veaux cliens tous les articles manufacturés dont ceux-ci ont besoin;
mais, quoi qu'ils fassent, ils ne pourront livrer leurs marchandises
à un aussi bas prix que les fabricans yankees livraient autrefois les
leurs; les dépenses des planteurs seront augmentées et rendront
d'autant plus coûteuses les cultures industrielles.
Pour éviter cette aggravation de prix et se prémunir contre le
danger d'un isolement complet, les propriétaires d'esclaves ne se-
ront-ils pas obligés de retirer des champs un grand nombre de
leurs nègres et de les transformer en ouvriers? N'est-ce pas à
leur travail déjà qu'on demande tous les objets qui doivent ser-
vir à la défense nationale, les pelles, les pioches, les objets d'é-
quipement, les harnais, les tentes? Ce sont aussi des esclaves qui
travaillent aux retranchemens, aux forts, aux batteries des côtes, au
transport des provisions et du matériel de guerre. Même dans la
plus profonde paix, une simple barrière posée entre les états du
nord et ceux du sud suffirait pour enlever à la culture du coton un
très grand nombre de bras, qui devraient être employés à la pro-
duction des céréales, aux divers métiers, à l'industrie. Sous l'action
de ces causes réunies, la récolte de 1861 a été probablement infé-
rieure de moitié à celle de 1859. En dépit de l'exagération naturelle
à tout Américain , le ministre des finances de la confédération du
sud, M. Memminger, évaluait la quantité du coton recueilli cette
année à 2,500,000 balles seulement.
Tels sont les résultats immédiats de la séparation; mais il ne
s'agit pas d'une simple ligne de frontières entre les états fidèles à
l'union et les états rebelles : une guerre terrible sévit entre les deux
moitiés de l'ancienne république, et, quelle qu'en soit l'issue, elle
sera nécessairement fatale au monopole que les planteurs coton-
niers d'Amérique exerçaient sur les marchés du monde au détri-
ment du coton recueilli par des mains libres. Pendant les huit mois
qui viennent de s'écouler, on a pu croire que le seul enjeu de la
guerre était le coton, tant les hommes du nord s'ingéniaient à cher-
cher des moyens de se l'approprier, tant les esclavagistes au con-
traire le gardaient avec un soin jaloux. Plein de cette illusion qu'il
lui suffirait de monopoliser une grande partie de la récolte pour
forcer les états industriels du nord à changer de politique et décider
l'Angleterre à intervenir aussitôt, le gouvernement provisoire du
sud avait instamment recommandé aux planteurs de souscrire non-
seulement de l'argent, mais aussi des balles de coton payables à la
fin de la guerre. L'emprunt de 15 millions de dollars autorisé par
le congrès de Montgoraery n'a été souscrit que pour les deux tiers.
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 183
Quant à l'emprunt du coton, il a eu moins de succès encore, et le
Richmond Whig, l'un des journaux les plus considérables du sud,
a dû avouer que, loin d'avoir produit plus d'un million de balles,
comme on s'est plu à le répéter souvent, il n'atteignait pas même
la centième partie de ce chiffre : soit qu'ils aient conscience de
l'inefficacité de l'emprunt, soit que la guerre les ait déjà tout à fait
appauvris, il est certain que les planteurs sont plus généreux de
leur personne que de leur coton. Prêts à sacrifier leur vie, ils gar-
dent sagement leurs produits agricoles. Le gouvernement du sud
a été plus heureux toutefois dans les efforts qu'il a tentés pour
consigner le coton sur les plantations et le mettre ainsi à l'abri d'un
coup de main de la part des fédéraux. Les ports du Mississipi ont
été, comme ceux de l'Atlantique et du golfe du Mexique, compris
dans cette mesure générale. Le président du comité militaire de
Memphis a déclaré qu'il n'admettrait dans ses lignes ni balle de
coton ni boucaut de tabac, et qu'il renverrait sur les habitations,
aux frais des planteurs, toutes ces marchandises de contrebande.
De même le gouverneur de la Louisiane a fait prendre à tous les ca-
pitaines des bateaux à vapeur et à toutes les administrations des
chemins de fer l'engagement formel de ne pas importer une seule
balle de coton dans le district militaire de la Nouvelle-Orléans. Les
négocians de la ville ont écrit dans le même sens aux planteurs, et
les compagnies d'assurance refusent absolument d'assurer le coton,
s'il n'est pas consigné dans les habitations. Du 1" au Ih septembre
1861, le port de la Nouvelle -Orléans n'avait reçu que 21Â balles,
tandis que dans la période correspondante de 1860 les arrivages
s'étaient élevés à 57,000 balles. Depuis, la proclamation du gou-
verneur a mis un terme à tous les envois. Les entrepôts de la Nou-
velle-Orléans ne contiennent maintenant que 10,000 balles, c'est-
à-dire la seizième partie seulement de ce qu'ils contenaient en 1860
à la même époque. Un seul navire, le Bermuda, a pu obtenir un
chargement de 1,800 balles dans un port du sud, en échange d'une
cargaison de poudre et de boulets; mais, pleins d'un respect su-
perstitieux pour leur palladium, les autorités militaires de Charles-
ton ont interdit l'exportation de balles de coton à d'autres navires
qui avaient, comme le Bermuda, réussi à forcer le blocus.
Récemment encore, les unionistes espéraient que la conquête
d'un port des états confédérés par la flotte du nord suffirait pour
établir un courant commercial et faire affluer aussitôt les balles de
coton consignées sur les plantations. Les habitans du nord préten-
daient que le patriotisme de fraîche date des propriétaires d'esclaves
ne résisterait pas à l'amour du gain, et qu'ils s'empresseraient d'é-
changer leur récolte, longtemps inutile, contre de beaux dollars.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnans. Ils rappelaient à ce sujet qu'au commencement de la
guerre les planteurs, auxquels la voie de la mer était déjà fermée,
expédiaient leurs cotons par les chemins de fer de l'Ohio et de New-
York, sans trop s'informer s'ils ne procuraient pas ainsi à leurs ad-
versaires une importante source de revenus; mais dans l'espace de
quelques mois les circonstances ont bien changé. Certainement la
vue de l'or doit exercer une véritable fascination sur ces hommes
dont toute la fortune consiste maintenant en assignats. Néanmoins
la guerre, les privations de toute espèce, la crainte de l'avenir, les
menaces faites par le nord au sujet de l'émancipation des noirs ont
rempli leurs cœurs d'assez de haine pour qu'ils puissent se priver
spontanément des ressources obtenues en trafiquant avec l'ennemi.
Plutôt que de laisser tomber leur coton au pouvoir des Yankees, ils
le détruiront eux-mêmes, ils incendieront leurs plantations de leurs
propres mains, et reformeront autour des envahisseurs une nou-
velle frontière hérissée de fusils et de canons. Déjà les fédéraux
occupent plusieurs points de la côte ennemie, Hatteras, Port-Royal,
l'île Tybee, Fort-Pickens; mais ces points ne leur permettent nul-
lement de communiquer avec les états du sud, et depuis le com-
mencement de la guerre ils n'ont pu encore expédier à New- York
qu'îm^ seule balle de coton. Quand même quelques entrepôts, que
les sécessionistes n'auraient pas eu le temps d'incendier, tombe-
raient au pouvoir des troupes du nord, ces entrepôts épars et mal
approvisionnés ne pourraient avoir aucune influence sur le mar-
ché, et, chose plus grave, de pareilles conquêtes ne seraient })oint
de nature à faire persévérer les planteurs du sud dans la culture
du coton.
Qu'on admette cependant l'hypothèse la plus favorable à la cause
des confédéiés. Qu'on les suppose victorieux, respectés, défendus
cfontre les attaques du nord par une ligne de douanes et de fortifi-
cations, par une flotte puissante et l'amitié de l'Angleterre. Malgré
leur triomphe, les planteurs cotonniers ne pourront donner à leurs
cultures la même importance qu'autrefois, et cesseront d'être les
grands fournisseurs des industriels anglais. Ce qui avait assuré le
monopole du coton aux états à esclaves d'Amérique, c'est qu'ils
pouvaient livrer une balle d'une qualité donnée à meilleur marché
que les autres pays producteurs; mais si le prix de revient des cotons
d'Amérique s'élève, le prix de vente augmentera nécessairement dans
la même proportion, et les détenteurs ne pourront plus lutter avec
avantage sur les marchés d'Europe. Or tel est le résultat que la guerre
doit inévitablement produire : elle grèvera la production du coton
de frais supplémentaires qui en rendront la culture ruineuse. Avant
l'ouverture des hostilités, les planteurs réalisaient, quoi qu'on en
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 185
dise, un bénéfice relativement assez faible par balle de coton (1);
mais après une guerre heureusement terminée, de combien leurs
débours ne seront-ils pas augmentés! En supposant que les nègres
soient toujours aussi dociles qu'ils l'ont été jusqu'à présent et n'oc-
casionnent pas des frais de surveillance et de répression inutiles au-
trefois, il faudra dépenser plus d'argent pour leur nourriture, leurs
vêtemens, leurs outils, et tous ces objets manufacturés qu'on ache-
tait dans les états yankees, désormais séparés par une barrière de
douanes. Les planteurs, devenus souverains, auront à payer leur
armée permanente, leur marine, leurs employés de toute sorte; ils
auront à élever des monumens publics, à servir une rente aux créan-
ciers de l'état, à préparer en temps de paix une guerre future, soit
de défense, soit d'invasion. Pour remplir leur trésor public, à quel
genre d'impôts auront-ils recours? Peuple agricole par excellence
et dépendant de la France, de l'Angleterre, du Canada, pour leurs
articles manufacturés, ils ne pourront s'empêcher d'ouvrir large-
ment leurs ports et ne frapperont que des droits légers sur les ob-
jets d'importation. C'est donc à leurs produits agricoles, c'est au
coton qu'ils demanderont le budget de la paix, comme ils lui de-
mandent aujourd'hui celui de la guerre; pour alimenter leurs
finances, ils seront obligés de tarir les sources mêmes de leurs re-
venus. Et non-seulement l'impôt grèvera le coton américain, et lui
rendra la concurrence plus difficile avec les produits étrangers, mais
les transports aussi seront devenus beaucoup plus coûteux. Tandis
que les voies de communication auront été considérablement amé-
liorées dans les autres pays cotonniers, dans l'Hindoustan surtout,
la plupart des chemins de fer agricoles de la confédération du sud
auront été abandonnés à cause du manque de locomotives ou de
l'arrachement des rails, les chemins vicinaux auront été coupés de
fondrières, les ponts, les débarcadères seront tombés en ruine, les
magasins auront été transformés en casernes. C'est encore le coton
(1) Un économiste américain, M. Kendall, a établi de la manière suivante le calcul
des profits d'un planteur de coton :
Intérêt sur la valeur moyenne d'un nègre de champ. . 80 dollars.
Nourriture et vêtement 75
Perte de temps, transport, commission, etc 30
Total 185 dollars.
En admettant qu'un nègre puisse cultiver 4 acres (1 hect. 60) et recueillir 500 livres
par acre, évaluations qui dépassent de beaucoup la moyenne, le produit de la terre par
tête de nègre serait de '2,000 livres, soit, à 10 cents la livre, rendue à la Nouvelle-Or-
léans, 200 dollars, ce qui ne laisse au planteur qu'un bénéfice de 15 piastri;s par nègre
ou de 3 piastres 75 cents par acre.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
qui devra porter les frais de réparation et d'entretien de tous ces
travaux publics.
Enfin le grand, l'insurmontable obstacle à la prospérité de la cul-
ture du coton dans les états confédérés, c'est ce qui semblait avoir
été jusqu'à nos jours la cause de son développement si rapide, c'est
Tesclavage. Violée par les peuples ou par les individus, la morale
se venge toujours, et l'on peut se demander si les états d'Amérique,
jadis unis, ne doivent pas la situation diflficile où ils se trouvent main-
tenant, les uns à la possession des esclaves, les autres à leur acquies-
cement silencieux. Trop faibles pour se venger, les nègres ne ie sont
point révoltés contre leurs maîtres; mais voici que les maîtres ac-
complissent eux-mêmes avec un horrible sang-froid leur immense
ruine. Vouant leur pays à l'invasion, leurs champs au ravage, et
peut-être leurs maisons à l'incendie, ils se sont, en pleine paix,
lancés tout à coup dans les terribles aventures de la guerre civile.
Sr leur cause, c'est-à-dire celle de l'esclavage, devait triompher
pour un temps, s'ils devaient donner un démenti à la conscience
humaine, eh bien! cette ruine ne serait que retardée; ils sont irré-
vocablement condamnés par la nature même du travail qu'ils em-
ploient. Il faut aux planteurs pour leurs cultures un domaine in-
défini. Campés sur le sol, ils en exploitent sans pitié la fougueuse
fécondité, comme ils exploitent aussi la force du nègre pendant sa
jeunesse; quand la terre est appauvrie, ils l'abandonnent pour
transporter plus loin leurs cultures et leurs campemens d'esclaves
jusqu'à ce que le territoire entier soit devenu improductif. C'est pour
cela que tant de planteurs de la Virginie, du Maryland, du Kentucky,
avaient cessé de cultiver le sol et s'occupaient principalement de l'é-
lève des esclaves destinés aux marchés du sud. Les propriétaires
fidèles à l'agriculture n'avaient pu continuer à s'enrichir qu'en s' em-
parant de territoires encore vierges. Les rivages de l'Atlantique leur
avaient d'abord suffi, puis ils avaient traversé les Apalaches; ils
avaient fait acheter la Louisiane, les Florides, envahi la magnifique
vallée du Mississipi; ensuite ils avaient employé toutes les forces des
Etats-Unis à conquérir le Texas, à détacher du Mexique un territoire
immense dont ils espéraient faire leur domaine ; ils attaquaient l'île
de Cuba, bien qu'elle appartienne à des possesseurs d'esclaves
comme eux; ils envoyaient des pirates dans le Honduras et le Nica-
ragua. Et tandis qu'ils gagnaient vers le sud et l'ouest, ils essayaient
aussi de gagner vers le nord; ils se faisaient accorder par le congrès
le droit heureusement illusoire de s'emparer du Kansas et du Ne-
braska; ils obtenaient aussi de la cour suprême la possession vir-
tuelle de tout le nord de la république, puisque l'esclave était dé-
claré propriété inviolable aussi bien sur le territoire libre que sur les
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 187
domaines des planteurs. Maintenant il n'en est plus de même : bien
que la loi d'extradition des esclaves fugitifs n'ait point encore été
officiellement abolie, la confédération esclavagiste a désormais des
frontières; elle est renfermée dans des limites plus étroites qu'aupa-
ravant. Si incertaine que soit l'issue de la guerre, on ne peut douter
que les pays habités par une forte majorité d'hommes libres, le Mary-
land, le Delaware, la Colombie, la Virginie occidentale, une grande
partie du Missouri et du Kentucky, ne restent au pouvoir des fédé-
raux : c'est un territoire plus vaste que la France perdu pour l'escla-
vage. Les planteurs, refoulés dans un plus étroit espace, ne pourront
plus échanger des terres épuisées contre un sol vierge, et la produc-
tion du coton, comme celle des autres denrées, deviendra de plus en
plus coûteuse. Certes les créoles de la nouvelle confédération, que
distinguent à la fois la persévérance anglo-saxonne et la passion
méridionale, prouvent aujourd'hui qu'ils sont capables des plus
grands efforts pour atteindre leur but; mais si leur audace et leur
patience suffisent pour balancer la fortune du nord, elles s'useront
en vain contre les lois économiques et morales qui régissent les so-
ciétés. Une terre souillée par le travail esclave reste frappée dans sa
fécondité même, et, pour lui rendre sa force de production pre-
mière, il faut que le travail affranchi vienne à son tour la solliciter.
Un jour, lorsque le magnifique bassin du Mississipi et les vallons
des Apalaches seront enfin habités par des hommes libres à la peau
noire ou blanche, nous verrons refleurir ces campagnes où l'escla-
vage, traînant à sa suite la guerre civile et d'autres fléaux, a com-
mencé son œuvre de dévastation.
II.
L'ancien monde est solidaire du nouveau , et pas un événement
ne s'est accompli sur un rivage de l'Atlantique sans avoir immé-
diatement son contre-coup sur l'autre rivage. Que l'Amérique soit
prospère ou ruinée, l'Angleterre et par conséquent le monde civilisé
doivent aussi prendre leur part de la fortune ou du désastre. C'est
par le coton surtout que le royaume-uni et la république américaine
ont été jusqu'à nos jours dans une dépendance mutuelle et ont
passé par des phases analogues. Aux merveilleux progrès agricoles
des états à esclaves correspondaient les progrès industriels non
moins étonnans du Lancashire; les immenses richesses des cotton-
lords s'étaient amassées aussi rapidement que les grandes fortunes
des patriciens du sud, et toutes les péripéties de l'esclavage avaient
eu leur triste contre-partie dans les oscillations du paupérisme,
cette douloureuse plaie de la puissante Angleterre. En demandant
188 REVUE DES DEUX MONDES.
aux propriétaires d'esclaves la plus grande partie de son approvi-
sionnement de coton, la féodalité industrielle du Lancashire s'était
alliée à l'oligarchie des planteurs; elle participait à leurs triomphes,
souffrait de leurs déboires et contribuait de son mieux, par sa com-
plicité commerciale, au maintien de l'institution servile. En mono-
polisant l'importation du coton cultivé par des mains esclaves, les
armateurs de Liverpool n'aidaient pas d'une manière moins efficace
à perpétuer la servitude des noirs qu'ils ne le faisaient pendant le
cours du siècle dernier en monopolisant la traite. L'industrie coton-
nière s'était mise en antagonisme direct avec le progrès lui-même,
et le jour où l'on eût émancipé les quatre millions d'esclaves des
états confédérés eût été pour elle un jour de deuil. Aussi la crise
américaine a-t-elle été accueillie avec stupeur par le monde com-
mercial. Se laissant guider par de simples considérations de doit
et d'avoir, d'offre et de demande, il ne faisait aucune diiïérence
entre le coton cultivé par des mains libres et le coton cultivé par
des mains esclaves, et il les admettait également en franchise. La
guerre d'Amérique prouve combien il avait eu tort de participer in-
directement aux actes des planteurs.
Cependant les avertissemens n'ont pas manqué. Depuis longtemps
la catastrophe actuelle avait été prédite, depuis longtemps aussi les
dissensions intestines de la république américaine étaient devenues
menaçantes. La presse anglaise, effrayée par les symptômes de la
guerre civile, conseillait sans relâche aux industriels du Lancashire,
non pas au nom de la morale, mais au nom de la plus simple pru-
dence, de ne pas s'en tenir à leur grand marché d'approvisionne-
ment et de lui créer une concurrence sérieuse dans l'Inde, en Afri-
que, dans les Antilles, partout où la culture du cotonnier pourrait
donner de bons résultats (l). Les fabricans convenaient parfois du
danger de leur situation , ils daignaient même nommer des com-
missions d'enquête et fonder des sociétés d'encouragement; mais là
se bornaient leurs efforts, et lorsque le premier boulet des confédé-
rés vint frapper les murailles du fort Sumter, ils furent pris au dé-
pourvu comme les hommes d'état américains. Ivres de leur pros-
périté, ils n'avaient point cru sérieusement qu'elle pût jamais être
ébranlée. Grâce au génie de leurs inventeui's, à leur propre persé-
vérance, à leur initiative commerciale, ils avaient fait prendre à
leur fabrication des allures conquérantes qui ne leur permettaient
pas de songer à la possibilité d'un revers. Et certes les progrès ra-
pides de leur industrie , véritable résumé de tous les triomphes de
(1) En 18(>0, sur 100 balles de coton consommées dans le royaume-uni, 85 prove-
naient des états d'Amérique, 8 d'autres pays étrangers, et 7 seulement des colonies
anglaises.
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 189
l'homme sur la matière , sont bien de nature à remplir d'orgueil
tous ceux qui en ont été les héros ou les simples ouvriers !
En effet, aucuns entreprise humaine n'a obtenu dans un aussi
court espace de temps des résultats aussi considérables que l'indus-
trie cotonnière de la Grande-Bretagne. Les commencemens, qui
datent de deux cent cinquante ans à peine, furent très humbles,
et après un siècle et demi d'existence, en 1767, les filateurs anglais
ne consommaient pas encore 2 millions de kilogrammes de coton;
mais coup sur coup les inventions de Watt, Hargreaves, Arkwright,
Grompton, vinrent donner de puissans auxiliaires au travail. En
même temps, comme pour montrer la solidarité future qui devait
unir les états à esclaves et les fabriques du Lancashire , un citoyen
de la Garoline du sud , Seabrook, démontrait que, grâce au travail
des noirs, le coton pouvait devenir un des grands articles d'expor-
tation de l'Amérique. Plus tard , en 179à , Eli Whitney inventait le
saw-g'm ou machine à scie, qui permet de nettoyer facilement la
fibre. Dès lors les cotons américains remplacèrent les cotons du
Levant, des Indes et des Antilles dans les filatures anglaises : la
grande industrie commença. Les produits ont doublé, décuplé, cen-
tuplé, et s'élevaient en 1860 à une quantité trois cents fois plus
considérable qu'en 1767. Avant que la guerre n'éclatât entre les
deux sections de la république américaine, on comptait dans les
districts manufacturiers de la Grande-Bretagne plus de 2,200 fa-
briques peuplées de /iOO,000 ouvriers et possédant plus de 33 mil-
lions de broches mises en mouvement par des machines d'une
force totale de 110,000 chevaux -vapeur (1). En 1800, le capital
engagé dans les filatures dépassait la somme de 5 milliards, et la
valeur des produits manufacturés, plus importante que le budget
national, s'élevait à près de deux milliards, dont 1 milliard 350 mil-
lions à destination de l'étranger. Enfin, pour suivre les industriels
anglais dans leurs complaisantes statistiques, tous les fils de coton
fabriqués dans la même année atteindi'aient une longueur de ^0 mil-
lions de kilomètres, égale à cent fois la circonférence du globe, ou
bien dix fois la distance de la terre à la lune. Les filatures du
royaume-uni consomment à elles seules plus des deux tiers de tout
le coton expédié en Europe et plus de la moitié de la quantité to-
tale mise en œuvre dans les manufactures des deux mondes. C'est
au milieu de cette prospérité inouie que se présente tout à coup le
spectre de la ruine : les plantations d'Amérique, où la culture du co-
tonnier se développait avec autant de rapidité que le demandaient
(1) En 1800, sur 379,213 ouvriers, 222,027, c'est-à-dire plus des trois cinquièmes,
étaient des femmes. Leur salaire était en moyenne de 12 fr. 70 c. par semaine, tandis
que celui des ouvriers mâles était 'de 23 fr. 10 c.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
les consommateurs du monde civilisé, sont, en l'espace de quel-
ques semaines, comme retranchées de la terre, et maintenant il faut
chercher sur la surface du globe d'autres contrées où deux millions
d'hommes libres se mettent immédiatement au travail pour rempla-
cer dans la production du coton deux millions d'esclaves américains.
Si les deux millions de travailleurs ne répondent pas à l'appel de l'in-
dustrie, la famine du coton succédera nécessairement à la disette,
toutes les richesses des collon-lords s'engloutiront dans un immense
désastre, et la plus affreuse misère fera sa proie des prolétaires an-
glais.
Il est certain que les résultats de la crise du coton sont déjà d'une
sérieuse importance dans tous les pays industriels. Ainsi les filatures
de la Nouvelle-Angleterre sont fermées, ou ne travaillent qu'une
faible partie de la semaine : encore en sont-elles réduites pour leur
mince consommation à une véritable mendicité, si bien que l'Amé-
rique, après avoir expédié en Angleterre tant de millions de balles
de coton, est obligée à son tour de lui en demander quelques mil-
liers (1). En France, la situation de l'industrie cotonnière est bien
moins déplorable qu'en Angleterre et dans le Massachusetts; les en-
trepôts du Havre sont même plus abondamment pourvus qu'ils ne
l'étaient à pareille époque en 1860 et 1859, et plusieurs des grands
établissemens ont du coton pour six mois; mais, les industriels
français ne pouvant renouveler leur approvisionnement qu'en s'a-
dressant à l'Egypte, dévastée par les inondations, et à l'Angleterre,
appauvrie par la disette de coton américain, il est à redouter que
bientôt nombre de filatures ne soient obligées de marcher au jour
le jour, de ralentir leur production, ou même de fermer complète-
ment. Si le contre-coup de la guerre civile d'Amérique s'est fait
sentir d'une manière relativement faible dans nos manufactures de
coton, on sait quelle influence désastreuse cette guerre a exercée
sur les industries de Lyon et de Saint-Étienne : là un chômage
forcé a entraîné les ouvriers français dans une misère encore plus
profonde que celle des travailleurs de Lowell et de New-Manchester.
Cependant il est hors de doute que le danger de la France est, re-
lativement à la crise du coton, beaucoup moins immédiat que celui
de la Grande-Bretagne, puisqu'elle fait avec l'Amérique un chiffre
d'affaires bien moins considérable et que ses filatures consomment
environ quatre fois moins de matière première. On peut donc, en
étudiant les résultats probables de la pénurie de coton américain,
considérer l'Angleterre comme le représentant de l'Europe indus-
(1) Du \*' août au 24 octobre 1861, on a exporté de Liverpool au Canada et dans la
Nouvelle-Angleterre, 7,079 balles de coton américain, et 2,098 balles de coton surate.
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 191
trielle, car c'est là que les conséquences de la guerre d'Amérique
seront les plus graves et les plus instructives. Il est bon d'ajouter
que les filateurs anglais sont aussi les seuls à prendre des mesures
pour conjurer la crise; les fabricans français attendent patiemment
des jours meilleurs. Grâce à ce manque d'initiative, à cette inertie
fataliste que donne une puissante centralisation administrative , ils
ne s'acharnent point à découvrir d'autres sources d'approvisionne-
nement et semblent s'en remettre entièrement à leurs bons amis les
Anglais, comme s'ils n'avaient personnellement aucun intérêt dans
la question.
En Angleterre, les organes de l'opinion publique mettent gé-
néralement un grand amour -propre à cacher les calamités natio-
nales ou du moins à en atténuer la portée : aussi n'ont-ils encore
insisté que très légèrement sur l'augmentation du paupérisme de-
puis le commencement de la crise industrielle, et c'est avec une
grande difficulté qu'on peut recueillir les renseignemens néces-
saires. Cependant des faits douloureux se révèlent sans cesse, et
de temps en temps quelques rapports statistiques font deviner l'é-
tendue du mal. Ainsi, au commencement de novembre 1861, sur
8A2 filatures du district manufacturier de Manchester, 295 seu-
lement travaillaient sans interruption , A98 restaient ouvertes pen-
dant trois, quatre ou cinq jours de la semaine, et 49 étaient com-
plètement fermées. Des 172,257 ouvriers qu'entretenait autrefois
le travail de ces usines, un peu plus d'un tiers avait conservé
le salaire entier; un autre tiers avait de l'ouvrage pendant quatre
jours de la semaine; près de 30,000, c'est-à-dire un sixième, tou-
chaient le salaire de trois jours par semaine; 15,000 trouvaient de
l'occupation pendant cinq jours; 8,000 avaient été définitivement
renvoyés. Dans les autres districts manufacturiers de la Grande-
Bretagne, les proportions étaient à peu près les mêmes; mais de-
puis cette époque un grand nombre de filatures ont interrompu ou
ralenti leur production, et maintenant on admet que la consomma-
tion du coton a diminué d'au moins 50 pour 100. Le nombre des
journées de travail s'est abaissé d'autant, et par conséquent la
somme totale des salaires, qu'on évaluait en 1860 à 280 millions de
francs, a été réduite d'environ 12 millions par mois (1). Ce n'est
pas tout : quelques fabricans, entre autres ceux de Preston, ont pris
le déplorable parti de diminuer les salaires, et les ouvriers, au risque
de ne plus trouver d'ouvrage, ont tenté la ressource désespérée de
se mettre en grève.
(1) La perte brute subie par l'industrie cotonnière est évaluée diversement à 30 ou
35 millions par mois.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que l'industrie du coton se ralentit d'une manière si re-
doutable, et par cet arrêt momentané laisse tomber tant d'ouvriers
dans la misère, d'autres industries, affectées par la même crise,
sont aussi en souffrance, et leurs embarras contribuent largement à
l'aggravation du paupérisme. Les rapports officiels de la douane
anglaise constatent, pour la première fois depuis longues années,
une diminution considérable sur les exportations des draps, des
soieries, des toiles, de la q lincaillerie, des métaux, etc. Dans le mois
de septembre 1861, cette diminution a même été de 18 pour 100,
comparée à celle de septembre 1860. Ainsi la guerre d'Amérique
ou plutôt l'esclavage, cette cause à laquelle l'Angleterre doit déjà
de ne plus importer le coton de la Nouvelle-Orléans, empêche aussi
de vendre les objets manufacturés aux consommateurs de New-York
et de Boston. Si tant de filatures se ferment par suite du manque de
matière première, un grand nombre d'autres fabriques menacent
de se fermer également par suite de la pénurie des commandes.
On comprend l'effet que cette stagnation du commerce et de l'in-
dustrie doit avoir sur le sort des travailleurs : la riche Angleterre,
qui déjà compte une armée de pauvres bien plus nombreuse que la
misérable Irlande (1), est obligée d'ouvrir plus largement les portes
de ses workhouses, et bien des faméliques succombent avant d'a-
voir pu en atteindre le seuil, car les miséricordes de la loi des pau-
vres sont cruelles, et les nécessiteux ne sont point accueillis par la
charité des paroisses sans avoir surabondamment prouvé qu'ils sont
dénués de toute ressource. Par une coïncidence fâcheuse, les objets
de première nécessité, les céréales entre autres, se maintiennent à
un prix élevé. Le pain est rare en Angleterre, tandis qu'en certains
districts de l'Amérique du Nord on se servait naguère de maïs pour
chauffer les locomotives! Et si le gouvernement de la Grande-Bre-
tagne devait croire nécessaire de venger par les armes l'honneur de
son pavillon, la situation du peuple anglais deviendrait bien plus
poignante encore. Le commerce avec l'Amérique, qui s'élevait jadis
à plus d'un milliard et demi, serait supprimé tout à coup, les wa-
gons chargés de céréales qui viennent du far ivest pour aider à
l'alimentation de l'Angleterre s'arrêteraient dans les gares, les in-
nombrables fabriques qui travaillent pour l'exportation américaine
entreraient en chômage, et des millions d'ouvriers n'auraient d'au-
(1) Lo nombre moyen des pauvres secourus est en Angleterre de 892,000, en Ecosse
de 121,(10 I, en Irlande de 91,000, ce qui donne respectivement les proportions de 39,
40 et 15 habitans sur 1,000. Au l*"" juillet 18i)l, le cljiffre des nécessiteux adini^ au bé-
néfice de la loi des pauvres s'était accru de 33,000, et la proportion de cette foule indi-
gente relativement, à la population totale s'était élevée à 43 sur 1,000. Or la crise qui
sévit aujourd'hui avec tant d'intensité ne faisait guère que commencer à cette époque.
LE COTON ET LA. CRISE AMERICAINE. 19S
très ressources que la mendicité. L'Angleterre paierait la satisfac-
tion de l'honneur national non -seulement avec les millions de son
budget, mais aussi avec la vie de ses travailleurs : le bombarde-
ment de New-York incendierait en même temps Liverpool, tant les
intérêts des deux cités sont solidaires. Certes, si l'hiver de 1861-62
devait être aussi désastreux pour les ouvriers anglais que la guerre
le fait craindre, si la faim, le froid, la misère sous toutes ses formes,
devaient décimer la population, quelle sanglante ironie serait la
fête du travail à laquelle la puissante Angleterre conviera bientôt le
monde entier ! Dans ces magnifiques galeries qui dépasseront en ri-
chesse tout ce qu'on a vu d'éblouissant, des foules venues des ex-
trémités du globe admireraient les produits des Indes, les bijoux,
les soieries, les étoffes de toute espèce, et surtout les tissus délicats
de Manchester, les merveilleuses machines à filer, dont chacune rem-
place le travail de plusieurs milliers d'hommes, et qui, avant d'ar-
river à leur perfection actuelle, ont fait mourir à la peine tant d'in-
venteurs de génie ! Et pendant que toutes les langues diverses qui se
parlent sur la terre se mêleraient pour former un concert de louanges
sur ces étonnans produits de l'industrie anglaise, que seraient de-
venus les ouvriers qui les ont créés par leur travail? Les envoyés de
l'Amérique ne se trouveraient pas non plus à ce rendez-vous des
nations, et sur les mers lointaines le canon des batailles navales ré-
pondrait aux bruyantes fanfares exécutées dans le palais de l'indus-
trie en l'honneur de la paix universelle. Que cette affreuse ironie du
destin soit épargnée à l'Angleterre et au monde!
Les malheurs causés par la guerre sont irréparables; mais si la
crise du coton était isolée, les industriels et les commerçans anglais
pourraient-ils la conjurer pacifiquement? Dans le premier moment
d'émoi causé par la rupture de l'union américaine, ils avaient sem-
blé en douter, et peut-être songèrent-ils à prendre de force ce
qu'ils ne pouvaient obtenir à l'amiable. Le ministère anglais se hâta
de reconnaître la confédération du sud comme puissance belligé-
rante; bien plus, il feignit d'ignorer que plusieurs sujets britan-
niques avaient été enrôlés de force dans l'armée du sud (1), et ne
se plaignit point de la confiscation de propriétés anglaises opérée
par diverses législatures des états confédérés. Quelques négocians
de Manchester s'enhardirent jusqu'à proposer au gouvernement an-
glais d'armer eux-mêmes une flottille pour aller chercher le coton
américain à leurs risques et périls, en dépit de la flotte de blocus; ils
ne demandaient rien moins que le droit de faire la guerre pour leur
(1) C'est un fait constaté par le véridique témoignage du correspondant du Times,
M . le docteur Russell.
TOME xxxvu. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES. %
propre compte. Toutefois la première effervescence avait peu à peu
fait place à des sentimens plus calmes, et l'Angleterre ne fût proba-
blement pas entrée dans la voie des hostilités, si le déplorable épi-
sode du Sah-Jacinto n'avait point eu lieu. Les industriels anglais
semblaient redouter de moins en moins l'issue de la crise. Peut-être
même avaient-ils laissé succéder à trop d'effroi une trop grande
tranquillité d'esprit, car ils cherchaient moins à s'ouvrir de nou-
veaux marchés d'approvisionnement qu'ils ne l'avaient fait d'abord,
et semblaient persuadés que, par la réciprocité naturelle , des de-
mandes et des offres, le coton ne leur manquerait jamais. Les négo-
cians de Calcutta et de Bombay se plaignent amèrement de s'être
empressés, au premier cri de détresse poussé par Manchester, d'ac-
quérir à tout prix, sur les plateaux de l'intérieur, des cotons qui
sont restés longtemps dans leurs magasins sans qu'un seul acheteur
anglais se présentât. A Mirzapour, ville située entre Allahabad et
Bénarès, sur la grande artère commerciale de la présidence du
Bengale, on a laissé pourrir cette année 50,000 balles de coton
que les possesseurs offraient à vil prix, et qu'on eût pu transporter
facilement à Calcutta par la voie du fleuve.
Le peu d'empressement manifesté par les industriels anglais pour
se procurer le coton indien qu'on tenait à leur disposition provenait
de plusieurs causes. D'abord ils croyaient fermement qu'en vertu
de la hausse le coton américain, bien préférable au coton surate,
ne manquerait pas d'affluer vers le marché de Liverpool; en second
lieu, ils n'osaient pas modifier leur outillage pour l'approprier à la
manufacture de la fibre indienne sans avoir acquis la certitude com-
plète de la nécessité de cette transformation, mais surtout ils se
sentaient obligés, par la situation commerciale, de restreindre con-
sidérablement l'activité de leurs manufactures. En effet, tandis
qu'une crise se préparait, amenée par la pénurie du coton, une
autre crise en sens inverse, causée par le trop grand développement
qu'on avait donné à la fabrication, devenait imminente. Depuis deux
ans, les filatures avaient tellement exagéré leur production que les
marchés étaient remplis; la demande était à peu près nulle, et,
d'après les lois ordinaires du commerce, l'avilissement du prix des
cotonnades, la fermeture des usines, la faillite des industriels, la
misère des ouvriers, semblaient inévitables. Tout à coup la guerre
d'Amérique et la prévision d'une disette de coton qui en fut la
conséquence immédiate changèrent les dispositions du marché; les
acheteurs de cotonnades anglaises, voulant s'approvisionner abon-
damment des marchandises menacées par une hausse future, n'in-
terrompirent pas leurs commandes, et la crise de la baisse, qui avait
semblé inévitable, fut heureusement conjurée. De leur côté, les fa-
i. LE COTON ET LA CBISE AMERICAINE. 1^
bricans anglais avaient pu saisir un prétexte favorable pour dimi-
nuer leur fabrication de plus d'un tiers sans faire souffrir leur clien-
tèle, ni même refuser une seule commande. C'est ainsi que les deux
crises se sont en quelque sorte neutralisées. Grâce au répit accordé
à la fabrication par les événemens d'Amérique, le marché est main-
tenant dans une situation normale, une hausse considérable se fait
sentir sur les marchés de l'Asie, et les ordres commencent à affluer
de nouveau. Le moment serait donc venu d'imprimer aux filatures
une activité nouvelle. Toute la question est de savoir si les fabricans
sont en mesure de donner cette impulsion.
On sait ce que peuvent répondre les pessimistes ; mais presque
tous les économistes d'Angleterre semblent s'être donné le mot pour
présenter l'avenir de l'industrie cotonnière sous le meilleur jour. Ils
font d'abord remarquer que la crise a commencé à l'époque la moins
défavorable de l'année. En effet, lorsque les premiers coups de ca-
non furent échangés, l'Angleterre avait déjà dans ses entrepôts la
plus grande partie de la récolte américaine ; elle se hâta de se faire
expédier le reste, et, vers le milieu de l'année 1861, son approvi-
sionnement n'était guère inférieur à celui des saisons précédentes.
Aujourd'hui le chiffre total des balles de coton déjà emmagasinées
dans les entrepôts anglais (1), ou bien amarrées dans la cale des na-
vires à destination de Liverpool, est d'environ 660,000, quantité
suffisante pour donner à l'Angleterre quatre mois de répit, en ad-
mettant que la consommation hebdomadaire jointe à la réexportation
sur les marchés du continent s'élève en moyenne à A0,000 balles.
D'ailleurs, dans l'année 1862, les pays producteurs de coton autres
que la confédération esclavagiste expédieront au royaume-uni une
somme de matière première au moins égale à celle qu'ils ont ex-
portée pendant l'année qui vient de s'écouler, soit 1,200,000 balles
environ. A cette quantité il faut ajouter les approvisionnemens par-
ticuliers des industriels, et surtout le supplément d'importations
déterminé par la hausse des prix. Il est vrai que le poids des balles
de coton expédiées de l'Hindoustan et de l'Afrique est moins fort que
celui des balles de coton américain ; mais cette diminution de poids
est plus que compensée par la légèreté et la finesse des tissus que
l'on fabrique pendant les époques de cherté. Ainsi, même en sup-
posant que les états confédérés n'exportent pas une seule balle de
coton , on voit que l'Angleterre peut compter, pour l'année ISQ^
sur un minimum de 2 millions de balles, ce qui lui permettra de
réexporter sur les marchés du continent européen la même quantité
(1) Le 6 décembre 1861, le stock était à Liverpool de 606,810 balles de coton, dont
319,370 balles de coton surate. Le stock de la semaine correspondante de 1860 était
de 579,620 balles seulement, et se composait pour les quatre cinquièmes de coton
am<^ricain.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
de coton qu'elle leur expédiait autrefois, et d'atteindre dans sa
fabrication les deux tiers de la somme de produits qu'elle a livrés
au commerce pendant l'année 1860, si prodigieusement active. En
outre l'élévation graduelle du prix des étoffes de coton déplacera
un peu le courant des achats, et la faveur publique se portera
davantage sur les tissus de laine, de lin, de chanvre, d'alpaca.
Gomme il arrive invariablement dans les crises de cette nature,
les habitudes des consommateurs se seront temporairement mo-
difiées. Envisagée sous ces diverses phases, la question du coton
semble donc moins redoutable qu'elle ne paraissait au premier
abord, et si la hausse du coton américain a pu atteindre de si fortes
proportions sur le marché de Liverpool , il faut surtout en accuser
l'agiotage, qui spécule aussi bien sur les cotons que sur les céréales
et sur la rente. Une véritable manie s'est emparée de spéculateurs
de toute classe, dames, ecclésiastiques, avocats, petits bourgeois;
mais les nécessités de l'industrie n'ont rien à faire avec cette hausse
factice, et le cours des cotons indiens est devenu le cours sérieux de
la matière première destinée à l'approvisionnement des filatures.
Quoi qu'il en soit, les fabricans anglais manifestaient une grande
confiance dans l'avenir avant que la perspective d'une guerre avec
l'Amérique ne vînt les effrayer. D'énergiques pionniers, comme il
en existe en Angleterre pour toutes les œuvres de progrès, s'étaient
déjà mis depuis longtemps à l'œuvre, afin qu'une crise cotonnière
ne prît pas leur patrie au dépourvu. Des sociétés fondées à Man-
chester il y a quelques années ont redoublé d'activité à la nouvelle
de la guerre civile des États-Unis ; elles ont envoyé des agens dans
tous les pays producteurs de coton, distribué des semences, des
machines et des conseils, examiné les échantillons, fait des rapports
sur tous les résultats obtenus. En même temps des missionnaires
religieux, qui se transformaient en missionnaires du commerce,
exhortaient leurs fidèles aussi bien à la culture du coton qu'à la
méditation de l'Évangile. De son côté, le gouvernement faisait ré-
pandre à profusion des circulaires à l'adresse de ses sujets hindous;
mais, fidèle aux traditions économiques de l'Angleterre, il se gar-
dait bien d'intervenir d'une manière active entre le producteur et
le consommateur. De peur de décourager par son entremise l'initia-
tive individuelle des négocians, il n'a point distribué de primes ni
acheté de balles de coton; il s'est prudemment contenté de son rôle
de conseiller, et les Anglais lui en savent gré. Seuls, les industriels
du Lancashire, forts de l'année de répit que leur procuraient leurs
approvisionnemens considérables , ne se sont peut-être pas mis à
l'œuvre avec une énergie suffisante; mais ils commencent aujour-
d'hui à suivre l'élan général : ils changent en partie les dispositions
de leurs machines, afin d'utiliser le coton hindou en proportions
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 197
beaucoup plus fortes qu'ils ne le faisaient autrefois, et même ils dé-
couvrent à ce coton, jadis méprisé, des qualités tout à fait inatten-
dues. L'industrie cotonnière anglaise, plus importante à elle seule
que celle du reste du monde, ne consent pas à déchoir : en dépit de
la guerre, elle veut non-seulement regagner le terrain perdu de-
puis 1860, mais encore aller au-delà, et, comme elle avait l'habi-
tude de le faire, dépasser chaque année les progrès de l'année pré-
cédente. Pour atteindre son but, il faut qu'elle réussisse à créer de
vastes plantations qui puissent remplacer celles de l'Amérique,
bientôt perdues pour elle. Le moment est solennel : si elle échoue
dans sa tentative, on sait quelles désastreuses conséquences écono-
miques aurait le déplacement de cette industrie, qui fait vivre au-
jourd'hui plus de cinq millions d'Anglais; si elle réussit, elle fait
refluer vers l'orient un large courant commercial qui se dirigeait
autrefois vers l'occident; elle porte un coup mortel à l'esclavage en
faisant désormais travailler des hommes libres!
IIL
A quels pays lointains l'Angleterre va-t-elle désormais s'adresser
pour compléter chaque année son approvisionnement normal de co-
ton? Là commence l'embarras du choix, tant sont nombreuses les
contrées qui proposent concurremment de contribuer pour une
grande part à l'alimentation des filatures. Les unes produisent le
cotonnier herbacé, d'autres le cotonnier arbuste ou le cotonnier ar-
borescent; ici les planteurs offrent des cotons longue soie, ailleurs
des cotons courte soie, des fibres blanches, jaunes ou beurrées. Les
terrains les plus différens conviennent à la culture de la plante :
telle espèce se plaît au bord de la mer et dans un sol sablonneux,
telle autre croît parfaitement à l'intérieur des terres, d'autres es-
pèces encore s'élèvent à une assez grande altitude sur les pentes des
montagnes. Un hectare de terrain bien cultivé produit en moyenne
2 balles de coton; 1 million d'hectares, c'est-à-dire un territoire in-
férieur en étendue à deux départemens français, suffirait donc pour
fournir régulièrement à l'Angleterre 2 millions de balles : on le voit,
ce n'est point l'espace qui manque dans l'immense empire colonial
de la Grande-Bretagne. Si la demande des filatures allait en crois-
sant, la production des pays où réussit la culture du cotonnier s'é-
lèverait d'une manière pour ainsi dire illimitée.
Parmi les contrées qui s'offrent à produire une quantité considé-
rable de coton pour les marchés d'Europe, il répugne de citer d'abord
les Antilles espagnoles et les contrées de l'Amérique méridionale en-
core cultivées par des esclaves. On peut prétendre, à tort ou à rai-
son, que les lois de l'économie politique diffèrent de celles de la
198 REVUE DES DEUX MONDES.
morale et du sentiment; mais les lois économiques elles-mêmes con-
damnent le recours au travail servile, et si l'on ne prend pas de me-
sures sérieuses pour abolir l'esclavage des noirs au Brésil et dans les
îles de Cuba et de Porto-Rico, il est certain que ces contrées tombe-
ront tôt ou tard dans le malheur, accablées par les mêmes désastres
qui ont fait crouler la prospérité des états confédérés d'Amérique.
Aujourd'hui d'ailleurs il semble impossible que la production du co-
ton augmente dans de fortes proportions au Brésil et à Cuba. Il est
vrai que les spéculateurs de La Havane ont acheté un nombre assez
considérable d'anciennes caféteries abandonnées dans la pensée de
les revendre plus tard à des planteurs cotonniers; mais l'île de Cuba
emploie déjà presque toutes ses ressources, — y compris ses nè-
gres, — à la culture de la canne à sucre, et les propriétaires d'es-
claves pourraient difficilement modifier leurs luxueuses installations
agricoles. Quant au Brésil, il exporte en moyenne 150,000 balles
de coton; mais, par suite de la faveur qui se porte vers la culture
du cafier, les plantations cotonnières sont assez négligées dans les
parties septentrionales de l'empire, colonisées par à millions d'es-
claves. Pendant l'année commerciale qui vient de s'écouler, le port
de Bahia, qui recevait autrefois de l'intérieur une assez grande quan-
tité de coton, n'en a expédié en Europe que 1A6 balles.
Bien plus intéressante et bien plus riche d'avenir est la culture
du cotonnier dans les Antilles délivrées du fléau de l'esclavage. Déjà
les propriétaires se sont mis à l'œuvre pour augmenter l'étendue de
leurs cultures, et l'initiative d'une société fondée à Manchester, the
Jamaica cotton company , vient se joindre à tous leurs efforts iso-
lés. Dès le mois de mai 1861, c'est-à-dire immédiatement après le
bombardement du fort Sumter, la compagnie avait commencé ses
semis de coton égyptien, et maintenant elle a déjà une récolte que
l'on dit magnifique et dont elle réserve les beaux échantillons pour
l'exposition universelle. En outre elle distribue généreusement des
semences aux petits propriétaires de l'île, et déjà de nouvelles plan-
tations sont établies dans tous les districts de la Jamaïque. On évalue
à 400,000 hectares au moins la quantité de terres disponibles dans
cette île seule pour la culture du coton, et, si les prix continuent
à être suffisamment rémunérateurs, on peut compter sur l'aide des
cent mille familles nègres qui composent presque toute la popula-
tion (1). Chose remarquable, cette même crise qui ruine les riches
possesseurs d'esclaves à quelques degrés au nord de la Jamaïque
enrichira probablement les noirs émancipés. Dans l'île d'Haïti, ce
sont les anciens esclaves des planteurs américains qui sont appelés
(i) En 1861, sur un chiffre total de 441,264, le nombre des blancs était seulement de
13,816 : c'est la trente-deuxième partie des habitans.
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 199
à recueillir leur héritage. Un grand nombre de noirs échappés des
plantations de la Virginie s'embarquent pour la république d'Haïti,
cil l'on s'empresse de leur accorder des terres. Pendant les trois
mois qui viennent de s'écouler, onze navires chargés de nègres émi-
grés ont quitté les ports de New-York, de Philadelphie et de Boston
pour se diriger vers la terre libre des Antilles. A peine débarqués,
les nouveaux citoyens de la république nègre s'adonnent à la cul-
ture du cotonnier; ceux qui sont établis sur le territoire de Saint-
Marc ont récemment expédié 1,902 balles dans l'espace de quelques
semaines, et cette année ils ont plus que doublé l'étendue de leurs
plantations. «Pourquoi vous expatrier? demandait un négociant de
New-York à l'un de ces émigrans. — Pour mettre un terme à la
domination du roi Coton! répondit-il. Plus de coton dans Dixie (1),
plus d'esclavage! »
Les Antilles libres ne sont pas les seuls pays du Nouveau-Monde
où l'on s'occupe des moyens d'alimenter les filatures. L'Amérique
centrale, la Colombie, la République-Argentine réclament aussi l'at-
tention du monde commercial, et l'on parle de l'organisation d'une
compagnie cotonnière du Venezuela pour la mise en rapport d'un
domaine de 100,000 hectares (2). Il n'est pas jusqu'aux États-Unis
eux-mêmes qui ne s'offrent à combler la lacune produite dans Tap-
provisionnement du coton par la rébellion des états à esclaves. Un
planteur du Maryland a fait à 25 kilomètres au nord de Baltimore
des semis de cotonnier arborescent qui ont déjà donné les plus
beaux résultats. D'après lui, le gossypium arboreum peut produire
jusqu'à 50 kilogrammes de fibres dans une seule année, et ces fibres
sont d'autant plus longues et plus fines que l'arbre croît dans une
région plus rapprochée de la limite septentrionale de la zone; quant
au bénéfice net, il dépasserait de beaucoup celui qu'obtiennent les
planteurs dans les états du sud. En admettant que ces affirmations
n'aient rien d'exagéré, la terrible crise qui agite les États-Unis les
empêchera sans doute de s'occuper d'une nouvelle culture. Si l'é-
nergie ne leur manque pas pour cette œuvre hardie, l'industrie
cotonnière du Massachusetts, aujourd'hui presque anéantie, pro-
fitera aussitôt de cette nouvelle source d'approvisionnement, car
les industriels yankees n'ont pas en général moins de persévérance
que leurs frères Anglo-Saxons du Lancashire.
Dans l'ancien monde, les régions méditerranéennes qui ont fourni
à l'Amérique du Nord ses premières semences de coton, et qui
longtemps ont suffi presque seules à l'alimentation des filatures de
(1) Sobriquet donné aux états rebelles, sans doute parce qu'ils sont en grande partie
situés au sud de Mason and Dixon's Une. On appelle ainsi le degré de latitude 36" 30'
relevé par Mason et Dixon.
(2) On a déjà expédié 800 balles de coton de Puerto-Cabello aux États-Unis.
200 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Europe, pourraient facilement rendre son ancienne importance à
la culture du cotonnier, car sur les bords de la Méditerranée les
terrains en friche et les bras inoccupés ne manquent pas. Ainsi les
Algarves, l'Andalousie, la Sardaigne, la Sicile, les provinces napo-
litaines, offrent des terrains extrêmement propices à la production
des cotons et déjà utilisés en partie; mais il est probable que tous
les produits obtenus dans ces contrées seront réservés pour la con-
sommation locale. La Sicile les a toujours employés dans ses propres
manufactures, et ce n'est pas au moment où l'Italie se relève pour
entrer dans une nouvelle ère politique et industrielle qu'on peut s'at-
tendre à voir les Italiens exporter en quantités considérables une
matière première dont ils ont eux-mêmes besoin. Les industriels de
l'Europe occidentale ne doivent guère compter non plus sur les pro-
vinces de la Turquie et de l' Asie-Mineure, où la culture du coton-
nier va diminuant sans cesse aussi bien que la fabrication des tissus.
Smyrne, qui exportait 50,000 balles vers la fin du siècle dernier,
n'expédie plus aujourd'hui qu'une faible quantité de cotons, deve-
nus très médiocres par le manque de soins, et le chemin de fer de
Smyrne à Éphèse et Aïdin, qu'achève actuellement une compagnie
anglaise, n'a point encore stimulé le zèle des planteurs du pays. Il en
est de même dans les autres provinces turques du Levant, où par-
tout l'initiative des Francs et des Grecs vient se briser contre le fa-
talisme musulman : la production totale de l'empire atteint à peine
65,000 balles, dont la moitié est consommée sur place. Parmi les pays
mahométans des bords de la Méditerranée, l'Egypte seule est en
mesure de développer largement la culture du cotonnier, à laquelle
elle doit en grande partie sa prospérité. Déjà ses exportations de
coton s'élèvent en moyenne à 150,000 balles; la crue soudaine du
Nil en 1861 a détruit un quart de la récolte, mais ce désastre n'a
pas empêché les fellahs d'augmenter l'étendue de leurs plantations.
M. Heywood, secrétaire de la Cotton supply association de Man-
chester, ne trouve pas d'assez fortes expressions pour louer le zèle
et l'activité de ces humbles travailleurs : ils ont construit dans le
delta du Nil plus de A0,000 norias pour l'irrigation de leurs enclos,
et, malgré la simplicité primitive de leurs instrumens, ils réussissent
à nettoyer les soies du coton bien mieux que ne pourraient le faire
des paysans d'Europe : malheureusement ils sont la proie d'usuriers
qui fixent le taux annuel de leurs prêts à 60 ou 70 pour 100, et
maintenant ils attendent comme un grand bienfait la création d'une
banque agricole qui doit leur faire des avances au taux déjà fort
usuraire de 1 à 2 pour 100 par mois. Quel exemple donnent ces
pauvres fellahs égyptiens à nos colons d'Afrique, chez lesquels on a
si bien encouragé, si bien protégé la culture du cotonnier, que la
récolte de 1861, après sept ou huit années de travaux, s'est élevée
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 201
au total de A26 ballots ! Que de fois cependant on avait affirmé que
le coton algérien affranchirait un jour la France du tribut payé à
l'Amérique!
Sûres de l'Egypte, les associations formées en Angleterre dirigent
leurs efforts vers d'autres pays de l'Afrique, principalement vers la
côte de Guinée; elles font appel à l'intérêt des noirs de Sierra-Leone,
de Libéria, d'Abbeokuta, et leur vantent la culture d'une plante qui
doit à jamais assurer leur liberté. Dans l'espace de quelques années,
les planteurs nègres ont obtenu des résultats étonnans, et dès 1859
le seul district d'Abbeokuta expédiait 5,000 balles, douze fois plus
que la colonie d'Alger. Pour sauvegarder cette culture si importante
et la défendre à la fois contre les incursions des amazones du roi de
Dahomey et les expéditions plus redoutables encore des négriers,
le gouvernement anglais s'est récemment emparé de Lagos et s'est
fait représenter par un vice-consul dans la ville d'Abbeokuta. Le
traité en vertu duquel l'Angleterre a pris possession du territoire de
Lagos mérite une place d'honneur dans les archives diplomatiques,
car jamais peut-être on n'a fait moins de cas d'un peuple acheté pour
quelques livres sterling, des fusils, des cotonnades et des barils de
rhum; mais, en dépit du mépris que le gouvernement anglais affiche
pour les habitans en consentant à tolérer leur présence, la prise de
possession de Lagos par la Grande-Bretagne n'en est pas moins un
des événemens les plus heureux, en ce qu'il rend la traite impos-
sible dans cette partie de l'Afrique, et permet à la population si sou-
vent décimée par les guerres et la piraterie de se fixer enfin sur le
sol et de s'adonner sérieusement à l'agriculture. Sur la côte de Gui-
née, comme à la Jamaïque et dans la république d'Haïti, c'est le
cotonnier, cette plante si fatale jadis à la liberté des nègres, qui doit
aider maintenant à leur émancipation définitive.
On peut dire que le monde entier est devenu pour les Anglais un
champ d'expériences: en 1861, grâce aux efforts des associations
et des particuliers, les filateurs de Manchester ont pu comparer plus
de deux cents espèces de coton, toutes de provenances différentes,
et pour 1862 on leur promet encore d'autres échantillons. Parmi
les colonies qui leur donnent le plus d'espoir, on peut citer la
terre de Natal, où seize cents coolies nouvellement importés s'oc-
cupent uniquement de la culture du cotonnier, et surtout la province
australienne de Queensland, qui fournit des variétés de sea-island
plus fines que celles de la Géorgie, mais qui est encore privée d'un
nombre suffisant de travailleurs. Tous ces pays, habités par quel-
ques milliers des énergiques enfans de l'Angleterre, vont s'efforcer,
chacun pour sa part, de réduire le déficit des approvisionnemens
du Lancashire; mais l'industrie anglaise a de grands besoins et des
espérances plus vastes encore : c'est vers l'Hindoustan qu'elle tourne
202 REVUE DES DEUX MONDES.
ses yeux pour y trouver, s'il le faut, une quantité illimitée de coton
et se soustraire définitivement à la tyrannie des planteurs améri-
cains. Le peuple que l'Angleterre opprima longtemps, ce peuple
qu'elle vient à peine de reconquérir par un pénible eiïort, est celui
qui doit sauver aujourd'hui ses vainqueurs et leur rendre une pros-
périté menacée.
L'Hindoustan, on le sait, est la patrie du cotonnier aussi bien que
de toutes les plantes industrielles qui ont fait la richesse du monde.
Cette riche péninsule, véritable paradis terrestre de l'humanité, a
servi de pépinière pour les principales cultures introduites en Amé-
rique, et, malgré sa déplorable situation politique, elle a toujours
gardé la supériorité agricole que lui donnait la grande variété de
ses produits. Le cotonnier n'a jamais cessé d'être une de ses prin-
cipales cultures; ses villes, Galicut, Mazulipatam et d'autres, ont
imposé leurs noms aux étoffes de coton qu'elles seules fabriquaient
autrefois. Un grand nombre de ses filatures ont dû se fermer, il
est vrai , par suite de la concurrence anglaise ; mais les derniers
artistes que l'Inde a gardés savent encore tisser des mousselines
d'une légèreté exquise, un air visible, que M. Bazley, célèbre fila-
teur de Manchester, a vainement demandé aux plus habiles ouvriers
de France et d'Angleterre. On évalue diversement la récolte de
l'Hlndoustan à 2,500,000, 3 millions ou même h millions de balles.
Ses exportations varient chaque année suivant les besoins des fa-
briques du Lancashire : en moyenne , elle expédie 300,000 balles
à la Grande-Bretagne et 200,000 balles à l'empire chinois, auquel
une récolte annuelle de 500,000 balles ne suffît pas.
On le voit, les ressources de l'Inde en fait de coton sont très con-
sidérables, et ne le cédaient en importance qu'à celles des états con-
fédérés d'Amérique. Malheureusement le coton indien ou surate se
distingue du coton américain par ses défauts : la soie en est courte
et trop souvent mêlée à des débris de feuilles et de capsules ; sou-
vent aussi elle est avariée par les pluies auxquelles elle est exposée
pendant le long trajet des plateaux ou des plaines de l'intérieur
aux ports d'embarquement. Longtemps les filateurs de Rouen ont
refusé d'utiliser le coton surate, et les industriels anglais n'en au-
raient jamais demandé qu'une quantité limitée, s'ils avaient pu
compter sur un constant approvisionnement de coton américain.
Aussi les planteurs de l'Hindoustan manifestent-ils une certaine mé-
fiance et n'osent-ils donner un développement considérable à leurs
cultures. Au commencement du siècle et jusqu'en 1826(1), lorsque
les cotons américains atteignaient sur le marché de Liverpool des
(1) En 181'2, le coton new itrleans s'est vendu à Liverpool jusqu'à 31 pence la livre,
trois fois plus qu'aujourd'hui.
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 203
prix beaucoup plus élevés que de nos jours, les négocians de Calcutta
expédiaient en Angleterre une grande quantité de cotons provenant
de la fertile région du Doab, entre le Gange et la Djumna. La baisse
rapide des prix les ruina, et maintenant ils craignent le retour d'une
aventure semblable. Quelle serait leur position si, à l'issue de la
guerre civile d'Amérique, la production du coton reprenait dans ce
pays sa marche ascensionnelle et faisait de nouveau délaisser leurs
produits? Leurs achats de terrains, de semences, de machines, le
prix de la main-d'œuvre et du transport n'étant plus remboursés
par la vente d'une denrée avilie, ils seraient ruinés après leur se-
conde tentative comme ils l'ont été après la première.
Aujourd'hui pareil malheur ne peut plus être que temporaire,
grâce à la tournure qu'a prise la question de l'esclavage en Amé-
rique. Les filateurs de Manchester, poussés par l'aiguillon de la né-
cessité , acceptent avec joie les produits qu'ils refusaient autrefois,
et, par l'entremise d'associations d'encouragement, font tous leurs
efforts pour améliorer la qualité des fibres recueillies dans l'Inde.
Le mal est grand, mais ils le connaissent et sont décidés à le com-
battre. Il s'agit d'abord de réformer l'agriculture elle-même, qui dans
certains districts est probablement moins avancée qu'à l'époque du
roi Porus. Tandis qu'on peut compter en Amérique sur trois balles
de coton nettoyé par hectare, c'est à peine si dans l'Hindoustan on
obtient une balle entière sur le même espace de terrain. Les canaux
d'irrigation manquent sur presque tous les plateaux de l'intérieur,
et ce ne sont pas toujours les meilleures variétés de cotonnier que
les paysans cultivent de préférence. Cependant les efforts des asso-
ciations et du gouvernement indien ont déjà produit des résultats
importans pour le choix des semences. Dans certains districts, la
plante indigène se développe mieux que les variétés importées
d'Amérique. On la conserve alors avec soin; mais en d'autres ré-
gions, où la variété new Orléans réussit à merveille, on la sème à
l'exclusion de toutes les autres, et l'on obtient ainsi une excellente
soie absolument semblable au coton américain. Déjà le district de
Coïmbatour, dans les montagnes des Neilgherries , offre plusieurs
centaines de mille hectares où croît cette variété du cotonnier, et
dans l'espace d'une seule année le port de Bombay en a expédié à
Liverpool 60,000 balles provenant des champs du Dharwar. On s'oc-
cupe également d'améliorer la qualité du coton en employant des
machines perfectionnées qui ne brisent pas la soie et n'y laissent
pas de débris de capsules. On a calculé qu'en se servant du chur-
kah indien, un homme ne peut nettoyer un kilogramme de coton
en moins de quatre heures, tandis qu'avec les instrumens expédiés
de Manchester, il fait dans le même espace de temps sept fois plus
204 REVUE DES DEUX MONDES.
de besogne. Ces machines ne sont pas construites comme le saw-
gin américain qui coupe la fibre; mais elles retirent au contraire
dans toute sa longueur et ajoutent ainsi plus de 25 pour 100 à la
valeur marchande. Les associations cotonnières de Manchester en-
voient aussi dans l'Hindoustan des presses à coton, des charrues,
des bêches et autres instrumens qui peuvent faciliter le travail des
indigènes. En même temps le gouvernement indien invite les écri-
vains du pays à rédiger des traités populaires sur la culture du co-
tonnier.
Les progrès de la culture et le perfectionnement des procédés
de nettoyage importeraient peu, si on n'améliorait pas en même
temps les moyens de communication. Pendant longtemps, le gou-
vernement indien, jouissant en paix de son monopole, entravait
de son mieux la construction des routes. Cette même compagnie
des Indes, qui interdisait l'immigration des Européens dans son ter-
ritoire, avait grand soin de fermer les yeux sur l'état des chemins
dans son immense empire, craignant sans doute que des communi-
cations faciles ne hâtassent l'émancipation du pays. Lorsque les
treize premiers milles de chemins de fer furent inaugurés dans
l'Hindoustan, il y avait déjà treize ans que le gouvernement en avait
accordé la concession : cela faisait un mille par an. La province de
Bellary, l'une des plus fertiles et des plus productives de l'empire
indien, peuplée de 10 millions d'habitans, ne possédait, il y a dix
ans, ni un pont, ni une route carrossable. On franchissait les rivières
à gué ou en bateau; les chemins étaient complètement imprati-
cables pendant la saison des pluies, et les indigènes ne pouvaient
transporter leurs produits qu'au moyen de petits chars en bois traî-
nés par des taureaux. Enfin les plus beaux fleuves, ces voies qui
marchent gratuitement, étaient systématiquement négligés; pendant
de longues années, la compagnie des Indes refusa une subvention
de 500,000 francs absolument nécessaire pour rendre navigable le
Godavery, ce fleuve qui dans son cours de 1,300 kilomètres arrose
les territoires les plus riches en coton.
Heureusement les choses ont bien changé depuis que l'Inde n'est
plus la propriété de trois ou quatre cents riches actionnaires et
qu'elle fait partie de l'immense empire britannique. Au commence-
ment de 1861, lorsque l'Angleterre se vit tout à coup menacée par
une famine de coton, le gouvernement indien s'empressa de devan-
cer les accusations en s' accusant lui-même; il avoua sans mauvaise
honte que les voies de communication de l'Hindoustan étaient dans
le plus mauvais état, et qu'il était impossible de conjurer immédia-
tement la crise par le transport des cotons de l'intérieur aux villes
d'embarquement. Cependant on avait déjà mis la main à de grandes
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 205
entreprises, et l'on travaille à les achever avec la plus louable éner-
gie. Les capitales des présidences doivent chacune devenir le point
d'attache d'un réseau important de chemins de fer qui rayonneront
vers les provinces de l'intérieur, et se rejoindront sur les riches
plateaux du centre. La grande ligne ferrée de Calcutta à Delhi, qui
se prolongera tôt ou tard pour devenir l'une des principales voies
internationales de l'ancien continent, est déjà terminée jusqu'à Mon-
ghyr, à 450 kilomètres de Calcutta; dans quelques mois, elle attein-
dra Bénarès la sainte, située à 400 kilomètres plus loin; dans un an,
elle aura traversé plus de la moitié de la péninsule sur une longueur
de 1,600 kilomètres, et commencera à projeter ses embranchemens
au sud et au nord. La principale voie ferrée du réseau méridional
de l'Hindoustan, ouverte déjà dans presque toute sa longueur, doit
être prochainement inaugurée d'une mer à l'autre, de Madras à la
Beypoor, voisine de l'ancienne Calicut. Au nord-ouest de la pénin-
sule, un autre chemin de fer très important, qui jouera pour les
régions du Pendjab le même rôle que le chemin de Calcutta à Delhi
pour celles du Gange, réunit le port si florissant de Kurachie à la
cité de Ko trie, située sur les bords de l' Indus, et reçoit l'immense
trafic de ce fleuve et du Pendjab. Dans cette province, plus de
200,000 hectares sont consacrés à la culture du cotonnier, et en
1860 on pouvait encore s'y procurer la fibre à àO centimes le kilo-
gramme.
Diverses compagnies s'occupent de la construction d'autres lignes
de chemins de fer, toutes fort importantes pour la prospérité géné-
rale de l'Hindoustan; mais le réseau dont l'achèvement complet
tient le plus à cœur à l'Angleterre est celui qui, prenant son point
d'attache à Bombay, rayonne vers Baroda, Surate, Pounah, Shola-
pore, Nagpore, et traverse les districts cotonniers par excellence
du Kandeïsh, du Bérar, du Deccan. Une fois terminé, ce réseau,
qui doit se relier dans quelques années, d'un côté aux chemins de
fer partis de Calcutta, de l'autre à ceux de la présidence de Ma-
dras, pourra faire converger vers Bombay la plus grande partie des
produits agricoles de l'Hindoustan, et principalement les cotons.
Déjà il commence à ne plus suffire à son trafic, et ce commerce
sera peut-être doublé dès le printemps de 1862, lorsque la chaîne
des Ghâts, qui opposait encore une barrière au chemin de fer, sera
percée par une suite de tunnels et de tranchées à fortes rampes.
En même temps le fleuve Godavery, qui arrose aussi la terre pro-
mise du cotonnier, sera en partie débarrassé de ses dangereux
écueils, les bateaux à vapeur le remonteront jusqu'au centre de la
péninsule, et l'on pourra ainsi expédier le coton en Angleterre par
deux voies rivales dont la concurrence maintiendra le bon marché
206 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les transports. Par eau, la distance est plus longue, mais les
frais sont moins élevés (1).
Ce n'est pas tout que de changer la semence du cotonnier, de
creuser des canaux d'irrigation, d'améliorer le cours des rivières,
de construire des chemins de fer dans tous les districts de la pé-
ninsule : il faut aussi changer le sort du paysan, le racheter de
l'usure, et ne pas le laisser croupir dans un état voisin de l'es-
clavage. La misère profonde et l'avilissement des cultivateurs sont
le plus grand obstacle à la prospérité de l'Hindoustan, et, quoi
qu'en disent les optimistes, il est probable que l'Angleterre aura
plus d'une fois à gémir sur les résultats de la longue oppression
à laquelle a été soumis le peuple hindou. Quelques mesures ré-
centes ont été prises pour la protection des ryots contre les usu-
riers et les zemindarsy des lois sévères ont été promulguées pour
garantir l'exécution des contrats, les droits de la petite propriété
ont été plus rigoureusement définis; mais le système des avances
n'a pu être modifié, et c'est là ce qui consacre l'asservissement ou
tout au moins la gêne de la plupart des paysans. Il n'est pas jus-
qu'aux mesures les plus justes qui ne puissent avoir des consé-
quences fâcheuses pour le sort de la masse du peuple. Ainsi les
plus grandes facilités que le gouvernement indien a procurées pen-
dant les dernières années pour la vente libre des propriétés ont
servi à dépouiller les classes agricoles au profit des commerçans
musulmans, des banquiers et des usuriers brahmines, des gozaîns,
des byragies et autres gens des castes supérieures. Les résolutions
que lord Ganning a prises récemment au sujet de la vente des terres
incultes, et qui ont été accueillies avec tant de satisfaction par l'An-
gleterre commerciale , peuvent aboutir au même résultat et contri-
buer singulièrement à fortifier l'aristocratie féodale aux dépens des
petits propriétaires.
Certes on doit louer lord Ganning d'avoir abandonné les tradi-
tions mesquines de l'ancienne compagnie des Indes et d'avoir ou-
rert toutes grandes les portes de la colonie pour y convier l'agri-
culture, l'industrie, le capital. L'ancienne compagnie eût considéré
comme une hérésie l'idée de mettre en vente les terres incultes qui
forment, selon les diverses évaluations, le tiers ou même la moitié
de la superficie de l'Hindoustan; elle gardait ses déserts et ses jun-
gles avec un soin jaloux et ne permettait à personne, surtout à un
Européen, de défricher un champ dans ces solitudes. Lord Ganning
a osé rompre avec les préjugés traditionnels. Désormais ces terres
(1) La compagnie du chemin de fer de Bombay a fixé le taux du transport des co-
tons k 1 penny 3/4 par tonne et par mille; sur le Godavery, le prix du transport d'une
tonne à la même distance serait d'un tiers de penny seulement.
LE COTON ET LA CRISE AMERICAINE. 207
incultes, divisées en domaines de 1,250 hectares et au-dessous,
sont mises en vente au prix de 15 ou 30 francs l'hectare suivant la
nature du terrain, et l'acheteur peut à sa guise les cultiver en co-
ton, en thé, en indigo, en café ou en toute autre denrée. Par une
mesure complémentaire, le gouvernement a décidé que les posses-
seurs d'un fief obéré par l'impôt foncier pourraient le racheter en
payant une somme égale à vingt fois l'imposition annuelle. Ces ré-
solutions répondent à des vœux depuis longtemps exprimés, et ne
peuvent manquer de donner une grande activité à la production
en faisant reposer la propriété sur des bases beaucoup plus solides;
mais le simple paysan ne profitera ppint de toutes ces modifica-
tions, et Ton peut même se demander si l'immigration croissante
des Européens attirés par les nouvelles mesures ne contribuera pas
à maintenir les pauvres Hindous au rang de simples journaliers.
Puisse l'Angleterre, heureuse enfin de ne plus demander au travail
esclave son approvisionnement de coton, s'occuper de rendre vrai-
ment libres les cultivateurs qui le lui donnent aujourd'hui! L'exem-
ple des États-Unis peut lui apprendre que l'intérêt commercial et
la justice envers un peuple sujet ne doivent jamais être en désac-
cord.
Quoi qu'il en soit, les négocians du Lancashire, plus immédiate-
ment intéressés à la matière première de leurs manufactures qu'au
sort du ryot, applaudissent aux nouvelles théories économiques
professées par le gouvernement indien et se mettent en mesure
d'en profiter. Déjà une compagnie cotonnière se fonde au capital de
500,000 livres sterling pour la mise en culture de vastes terrains
en friche; une autre compagnie se charge de faciliter le transport
des cotons; d'autres associations moins importantes, des individus
isolés, Anglais, Parsis, Arméniens, Brahmines, ont tourné leurs
efforts Jvers le même but; les deux cent millions d'habitans qui
peuplent l'Inde fourniront un assez grand nombre de bras; des ter-
rains accessibles et fertiles s'offrent par millions d'hectares dans le
Pendjab, le Bengale, le Djittatong, au pied de l'Himalaya, dans les
vallées du iNerbudda, du Tapty, du Godavery, sur les plateaux du
Deccan. Quant aux frais du transport, ils diminuent constamment,
grâce aux chemins de fer construits avec tant d'activité , et l'on a
calculé que dans les districts cotonniers du Berar et du Dharwar ces
frais sont déjà de 50 pour 100 inférieurs à ceux de l'année dernière.
Sans nul doute, l'Inde peut facilement exporter toute la fibre textile
que réclament les manufactures : pour la production du coton, l'é-
quilibre du monde est définitivement déplacé. Plus tard, il est pos-
sible que la colonie indienne entre en concurrence avec la métro-
pole elle-même pour la fabrication, car rien ne peut empêcher
208 REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'hui les industriels entreprenans d'y fonder de nouveaux
Manchesters. Le coton ne provenant plus d'Amérique, l'idée se pré-
sente tout d'abord à l'esprit d'élever les fabriques à côté même des
champs qui produisent la matière première. En outre l'Inde pos-
sède la houille, des chutes d'eau d'une grande puissance, des ou-
vriers d'une extrême habileté et deux cent millions de consomma-
teurs; il est donc naturel qu'elle reprenne tôt ou tard son ancien
rôle dans le tissage des étoffes de coton.
Une nouvelle ère s'ouvre aujourd'hui pour l'Inde. Le mouvement
d'expansion qui poussait vers l'occident les populations de l'Eu-
rope s'est ralenti, et un reflux marqué se porte dans la direction de
l'orient. Le continent australien, la Nouvelle-Zélande, les îles de
l'Océanie, reçoivent ce flot d'hommes, l'Inde elle-même accueillera
de nombreux émigrans; mais l'influence de la civilisation euro-
péenne se fait moins sentir par le peuplement des solitudes que par
le réveil des nations qui semblaient depuis longtemps endormies.
Les peuples de la Méditerranée qui avaient perdu leur indépen-
dance politique l'ont en partie reconquise, et tous les signes des
temps nous montrent qu'en Asie s'agite aussi l'esprit de rénovation.
Les nombreuses guerres d'Orient qui ont eu pour théâtre d'abord
la Grèce, puis la Syrie et l' Asie-Mineure, la Tauride de Mithridate
et même les régions lointaines de la Colchide, sont des symptômes
de cette fermentation qui précède la renaissance. L'Inde, qui vient
à peine d'échapper au triple fléau de la guerre, de la famine et de
la peste, promet d'être bientôt en pleine voie de reconstitution, et
déjà, grâce à la crise américaine, elle a hérité en grande partie du
commerce des états confédérés. Quand un peuple, frappé par le
fléau des discordes ou de l'oppression , faiblit dans la mission du
progrès, un autre peuple, réveillé à l'autre extrémité de la terre
par le souflle de la liberté, surgit de son long sommeil et travaille
à son tour à l'œuvre de la civilisation. Ainsi la guerre civile de
l'Amérique, l'imminence d'une lutte bien plus déplorable encore, et
déjà presque certaine, entre l'Angleterre et les États-Unis n'ont rien
qui puisse nous décourager, car cette crise redoutable elle-même
doit amener la solution des deux problèmes les plus importans pour
l'avenir des sociétés : l'émancipation des races esclaves et la régé-
nération des peuples de l'Orient, si longtemps endormis. Pendant
que les nuages de la tempête s'amassent au-dessus du monde oc-
cidental, le soleil se lève de nouveau sur ces terres de l'Orient qu'il
caressa de son premier rayon,
Elisée Reclus.
LE
i
GOUVERNEMENT CONSTITUTIONNEL
LES PARTIS EN PRUSSE
ê
Un éminent publiciste d'outre -Rhin a dit dans ses mémoires:
«J'ai constaté qu'après toutes les grandes guerres en Allemagne,
l'aristocratie redevient aussitôt puissante. C'est là ce qu'on a vu
après la guerre de trente ans, après la guerre de sept ans, après la
guerre de l'indépendance (1813). Immédiatement après cette der-
nière guerre, le pouvoir de la noblesse en Prusse se releva pour
aller dès lors toujours en augmentant... » Ces mots résument en
quelque sorte l'histoire de la politique intérieure de la Prusse de-
puis 1815 jusqu'à nos jours. Que le parti féodal s'empare des rouages
bureaucratiques et militaires comme sous le règne de Frédéric-Guil-
laume III, ou qu'il se ligue avec les ultra-proteatans ou piétistes,
comme il l'a fait pendant la première moitié du règne de Frédéric-
Guillaume IV, on le retrouve toujours faisant la guerre à tout ce
qui gêne sa domination, au trône même, lorsque cela est néces-
saire pour sa cause. Dans cette longue lutte, le parti libéral a rem-
porté déjà de remarquables avantages, un surtout qui renferme tous
les autres : son adversaire a été forcé de renoncer à s'appuyer sur
l'absolutisme et de combattre l'esprit libéral par les moyens que
fournit la liberté, c'est-à-dire par la presse et la tribune.
On ne peut ici qu'indiquer les étapes que la Prusse a dû parcourir
depuis quarante ans pour figurer au nombre des monarchies parle-
mentaires. Les diètes provinciales créées par Frédéric-Guillaume III
pour éluder la réalisation des promesses libérales de 1815 furent
TOME XXXVK. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
fondues par son successeur en 1847 dans une diète générale. C'est
dans cette assemblée qu'éclata au grand jour l'éternel antagonisme
entre l'état du moyen âge et l'état moderne. Le premier s'écroula
sous le coup des événemens de 18/i8 : la féodalité s'évanouit un
instant pour laisser en présence le libéralisme et l'opinion radicale,
qui firent si bien qu'au bout de six mois leur adversaire commun,
presque sans effort violent, avait reconquis une grande partie du
terrain perdu. Cependant il fallut faire quelques concessions, la
restauration pure et simple étant devenue chose impossible. La
constitution de 1850 devint le compromis entre le pouvoir absolu
du roi et les tendances libérales de la nation. Cette charte faisait
une part assez juste et à la liberté et aux principes monarchiques,
roi et peuple auraient pu s'en accommoder pendant de longues
années sans y apporter de grands changemens; mais à peine la
charte eut-elle reçu la consécration du serment royal, que le parti
de la noblesse annonça ouvertement l'intention de faire une guerre
à outrance à cette loi fondamentale. Il tint parole. On vit alors
comment les meilleures institutions peuvent tourner au désavan-
tage d'un peuple qui n'a pas eu le temps de se les assimiler. Les
lois organiques promises par la charte restèrent dans les cartons
des ministères, celles qui avaient été promulguées ne furent point
mises en vigueur : liberté de la presse, droit de réunion, respon-
sabilité ministérielle, self-government des communes et des pro-
vinces, séparation entre les pouvoirs judiciaire et administratif,
liberté religieuse, suppression des privilèges nobiliaires, le sens de
toutes ces réformes fut altéré entre les mains d'un ministère dirigé
par des influences occultes, mais dont tout le monde devinait l'ori-
gine. La seule chose qu'il fallait forcément laisser debout, c'était la
tribune parlementaire : elle s'ouvrit chaque année, et pendant quatre
ou cinq mois une centaine d'hommes indépendans, dont les noms
avaient pu, en dépit des restrictions apportées aux opérations élec-
torales, sortir de l'urne, vinrent se mesurer avec un nombre double
de fonctionnaires ministériels ou de féodaux composant la majorité
de la chambre. Quelle eût été l'issue définitive de cette guerre entre
un gouvernement qui disposait de tous les instrumens du pouvoir
exécutif et une opposition parlementaire faiblement soutenue par
l'opinion publique? Telle était la question qui se posait de plus en
plus menaçante en Prusse, quand la maladie de Frédéric- Guil-
laume IV amena un changement de règne. Les hommes qui avaient
inspiré la politique de Frédéric-Guillaume firent à ce moment les
efforts les plus énergiques pour retenir entre leurs mains l'initiative
que depuis longtemps déjà le roi leur avait abandonnée. Ce serait un
curieux chapitre de l'histoire de la Prusse que celui où l'on racon-
terait fidèlement ce qui se passa dans les hautes régions du gou-
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 211
vernement depuis la première maladie du roi jusqu'à la transmission
de la régence au prince de Prusse. Ce qui en a transpiré jusqu'ici
semble indiquer que les défenseurs apparens du principe monar-
chique n'étaient pas fort éloignés de laisser affaiblir ce principe
plutôt que d'abdiquer en faveur d'un ordre de choses qu'ils suppo-
saient contraire à leurs intérêts personnels. Ces projets échouèrent
devant la ferme attitude de l'héritier légitime de la couronne et
devant le bon sens public. Le prince aussi bien que l'immense ma-
jorité de la nation comprenaient que leur salut commun était dans
la stricte observation de la loi fondamentale du royaume : sur ce
point, on ne pouvait faire de concession aux adversaires sans com-
promettre gravement l'avenir. Aussi tous les moyens termes, tels
que partage de la régence, délégation du pouvoir royal, nomination
du régent par le roi, furent tour à tour repoussés. Appuyé sur son
droit et fort de l'appui de la nation, le prince de Prusse se chargea
de la régence, ainsi qu'il le disait dans son rescrit au ministère du
9 octobre 1858, « sur l'invitation du roi et en vertu de l'article 56
de la charte. »
Le principe qui avait triomphé dans cette question capitale de-
vait nécessairement prévaloir aussi dans les conseils du régent. Un
nouveau ministère, réunissant quelques-uns des chefs du centre
gauche, vint remplacer le cabinet Manteuffel-Westphalen. Sous les
auspices de cette administration nouvelle, le pays procéda aux élec-
tions générales de 1858. Toutes les nuances de l'opinion libérale se
confondirent alors pour assurer le triomphe du ministère sur le
parti féodal, car tout le monde sentait qu'à la consolidation du ca-
binet Hohenzollern-Auerswald se rattachait pour le moment le dé-
veloppement des institutions parlementaires, et la majorité libérale
qui siégeait dans la chambre de 1859 était en ce sens une majorité
ministérielle. Aujourd'hui la situation n'est plus la même, et les
élections de 1861 ont montré le pays presque en désaccord avec
le ministère. Le pouvoir et la nation ont-ils changé d'avis sur les
grandes questions politiques? Et quelles sont les causes de ce revi-
rement? Voilà ce que nous nous proposons d'examiner.
L
Les partis politiques font un peu comme les armées sur le champ
de bataille : ils aiment au premier moment à exagérer leur victoire
ou à se faire illusion sur leur défaite. Par l'avènement du prince
Guillaume à la régence, le libéralisme prussien avait vaincu les
hommes du vieux régime ; mais le régime même restait encore de-
bout, et il ne fut modifié que par l'initiative du régent. C'est là
une circonstance en apparence insignifiante, mais qui n'en a pas
212 REVUE DES DEUX MONDES.
moins une importance très réelle. Le prince, on peut lui rendre cette
justice, alla au-devant de l'impatience publique en se hâtant de
promulguer le programme d'après lequel il comptait diriger les af-
faires. Un sentiment de piété envers son frère, disait-il le 8 no-
vembre 1858 au nouveau conseil des ministres, l'avait fait hésiter
longtemps sur les moyens de ramener beaucoup de choses dans une
voie meilleure. Jamais il ne pourrait être question d'une rupture
avec le passé; il s'agissait seulement de porter remède là où l'on
apercevait l'arbitraire, oîi il existait des institutions en désaccord
avec les besoins de l'époque. Tenir le milieu entre les extrêmes,
exécuter ce qui avait été promis, ne tolérer aucune pression d'en
bas , tels étaient les principes proclamés par le régent. Quant aux
questions de détail , le prince recommandait notamment la réforme
de l'organisation des communes et des provinces, l'amélioration des
finances, la liberté des cultes, la réorganisation de l'armée. 11 fai-
sait enfin allusion, mais en termes un peu obscurs, au rôle que la
Prusse devait remplir en Allemagne. Tel fut le programme autour
duquel se groupait, il y a trois ans, le ministère Hohenzollern-Auers-
wald, et qui excita à un très haut degré l'enthousiasme des popu-
lations.
Ce ministère n'a pas rempli toutes ses promesses. On ne peut
dire cependant qu'il se soit écarté notablement de cette ligne. Il ne
faut pas oublier que le ministère Hohenzollern a substitué l'empire
de la loi au régime du bon plaisir administratif, qu'il a fait rentrer
la presse dans le droit commun, que les persécutions religieuses
ont cessé, que l'émancipation politique des dissidens et des Israé-
lites est aujourd'hui presque complète. Si certaines autres réformes
ne sont pas réalisées, c'est qu'elles ont été repoussées par la chambre
des seigneurs. « Pourquoi, a-t-on demandé aux ministres, ne
mettez-vous pas cette haute chambre elle-même à la réforme? Elle
est une anomalie pour notre siècle et une injure pour notre charte,
qui ne connaît point de caste privilégiée. — Soit, répondent les mi-
nistres; mais cette chambre haute existe en vertu d'une ordon-
nance royale qui ne saurait être rapportée que par une loi, et cette
loi a besoin de l'assentiment de ceux qu'elle condamne à dispa-
raître. Il faut du temps pour opérer ce miracle. Nous avons fait le
possible. En ajoutant au petit groupe de pairs libéraux une ving-
taine de nouveaux pairs, nous avons déjà obtenu dans la chambre
haute une minorité avec laquelle la majorité féodale est obligée de
compter. Nous avons fait un pas de plus en réduisant le nombre des
candidats à la pairie qui pourront être présentés par les corporations
des grands propriétaires seigneuriaux. Le temps et les circonstances
devront faire le reste. »
Le ministère revendique encore un autre titre à la reconnaissance
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 213
du pays : il lui a donné des garanties sérieuses pour assurer la
liberté et la sincérité des élections. L'administration précédente
avait imaginé un procédé ingénieux pour se composer des corps
électoraux favorables. La charte de 1850 détermine le mode de for-
mation de la chambre des représentans, et en abandonne l'applica-
tion à la loi électorale. Cette loi organique fait encore défaut au-
jourd'hui. En attendant, les élections ont lieu d'après un règlement
provisoire qui date de 18A9. Sous le bénéfice de ce provisoire, le
ministère Manteuffel , la veille des élections , changeait les circon-
scriptions électorales selon les besoins de sa cause. Un arrondisse-
ment était- il divisé en deux camps politiques, l'un ministériel,
l'autre libéral, on démembrait le district de manière à joindre les
électeurs libéraux à la circonscription voisine et ministérielle, ou à
les éloigner assez du chef-lieu électoral pour empêcher les libéraux
tièdes de s'y rendre. C'est pour mettre fin à cet abus que le minis-
tère Hohenzollern a fait voter par les chambres une loi qui fixe
d'une manière définitive les circonscriptions électorales.
Bien que de tels actes aient donné satisfaction au vœu public, il
n'en existe pas moins de graves dissentimens entre le ministère ac-
tuel et le parti libéral. Un incident imprévu, au moment des nou-
velles élections, est venu rendre plus difficile encore la situation
du ministère prussien : nous voulons parler du couronnement de
Kœnigsberg. Depuis l'élévation en 1701 de l'électeur Frédéric III
à la dignité royale, la Prusse n'avait pas vu pareille cérémonie.
Frédéric I", en posant la couronne royale sur sa tête, avait déclaré
le faire pour lui et ses descendans. En effet, les cinq rois qui ont
succédé à ce prince se sont bornés, à leur avènement, pour toute
cérémonie d'inauguration, à recevoir le serment d'hommage des
états provinciaux, qui étaient à cette époque les seuls représentans
reconnus de la nation. La charte de 1850, espèce de pacte bilatéral
entre le trône et le peuple, a nécessairement modifié l'ancien ordre
de choses : au lieu des états provinciaux, de formation toute féo-
dale, ce sont aujourd'hui les deux chambres législatives qui repré-
sentent le pays. La constitution a parfaitement prévu l'éventualité
d'un changement de règne. « Le roi, dit-elle, en présence des deux
chambres réunies, jure de maintenir la constitution du royaume et
de gouverner d'accord avec les lois. » Les membres des chambres,
à leur tour, jurent fidélité et obéissance au roi et à la constitution.
La même obligation incombe, aux termes de la charte, au régent
du royaume. Ces dispositions, aussi concises que claires, avaient
été fidèlement observées à l'avènement du prince-régent comme
au jour où celui-ci, devenu roi sous le nom de Guillaume I", ou-
vrit la session législative de 1861. Généralement on croyait cette
question des formalités vidée, lorsqu'on apprit que la noblesse éle-
214 REVUE DES DEUX MONDES.
vait la prétention de prêter au nouveau roi le serment d'hommage.
Le public y vit, non sans raison, un attentat indirect contre la
charte; mais, en présence des influences qui prédominaient à la
cour, le ministère finit par consentir à une sorte de compromis. 11
donna tort et à ceux qui soutenaient que le serment constitutionnel
ne pouvait abroger le droit des nobles à la prestation d'hommage,
et à ceux qui voulaient que tout fût dit avec les sermens jurés de-
vant et par les chambres. C'est ainsi que fut résolu le couronne-
ment du roi à Kœnigsberg. « Cette cérémonie, disaient les partisans
du compromis, n'est point un acte politique; elle ne touche en rien
au droit public, et donne satisfaction à ceux qui , pour vénérer la
royauté, ont besoin de la voir revêtue de la pourpre et ornée du
diadème. » L'opinion était assez disposée à se rendre à l'argumen-
tation ministérielle, d'autant plus que l'expédient du couronnement
avait été accueilli avec des murmures par le parti féodal. Cepen-
dant cette bonne disposition des esprits se modifia quelque peu
sous l'impression des discours qui furent prononcés lors du cou-
ronnement. Au milieu de ces cérémonies d'origine féodale, le roi
avait été amené, involontairement peut-être, à sortir de son rôle de
prince constitutionnel, de même que ses ministres responsables
avaient cru ne pas devoir intervenir dans les rapports passagers
du souverain avec les différentes députations. Il convient donc de
voir dans la plupart des harangues de Kœnigsberg, où il était ques-
tion de « la couronne par la grâce de Dieu, » l'expression indivi-
duelle d'un sentiment tout naturel chez un prince élevé dans les
traditions de la monarchie absolue. « Par cette formule : par la
grâce de Dieu , affirmait quelques jours plus tard la feuille minis-
térielle de Berlin, aucun roi de Prusse n'a entendu se placer ni à
côté de Dieu, ni au-dessus de la société humaine, ni revendiquer
pour lui l'infaillibilité divine. » Au surplus, dans le discours royal
adressé aux chambres après la cérémonie du couronnement, le roi
eut so\n d'assurer l'assemblée de son intention de marcher dans la
voie des « droits jurés, » ce qui voulait dire : dans la voie consti-
tutionnelle. Et, le croira- t-on? dans cette circonstance, le royal
orateur alla plus loin que ceux à qui il parlait , car dans leurs ré-
ponses ni les présidens des deux chambres , ni l'orateur des délé-
gués des provinces ne firent mention des droits constitutionnels du
pays : oubli grave, qui fut amèrement reproché depuis à M. Sim-
son, président de la seconde chambre.
Ce qui est certain, c'est que les journées de Kœnigsberg contri-
buèrent à rendre la situation du ministère plus embarrassée dans
les élections générales. Dans un pays comme la Prusse, où la vie
parlementaire est de si fraîche date, il ne saurait être question d'un
parti ministériel. Les personnages les plus notables des divers par-
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 215
tis ne jouissent pas encore d'un crédit suffisant pour compter avec
certitude sur l'appui de leurs amis politiques. On se groupe autour
de telle opinion et non pas autour de tel homme. D'ailleurs jusqu'à
présent, en Prusse, ce ne sont point les majorités parlementaires
qui désignent les ministres au choix du souverain : celui-ci désigne
les candidats selon le degré de confiance qu'ils lui inspirent. On
s'explique donc aisément que le ministère Hohenzollern-Auerswald,
au lieu de songer à la formation d'un parti ministériel, se soit attaché
plutôt à obtenir une viiaioviiè gouvernementale. C'est ainsi seulement
qu'il se sentait assez fort pour prendre, comme par le passé, la dé-
fense des principes libéraux devant le souverain, tandis que le parti
réactionnaire ne cesse de présenter ces principes comme anti-mo-
narchiques. Les circulaires électorales du ministre de l'intérieur,
M. le comte Schwerin, ont trahi cette préoccupation du cabinet. Le
ministre a soin de rappeler aux autorités préposées aux opérations
électorales que la consolidation du système constitutionnel dépend
du résultat des élections. La couronne non affaiblie, l'observation de
la constitution, de sages réformes, voilà ce que veut le ministère, et
il exhorte le public à se tenir en garde contre toutes les opinions ex-
trêmes. Puis, voyant que le public trouve ce langage trop vague, le
ministre de l'intérieur, serré de près, proclame comme sien le pro-
gramme renfermé dans l'allocution du prince-régent du 8 novembre
1858. Il insiste de nouveau sur la nécessité de naviguer entre le
Scylla réactionnaire et le Charybde démocratique , et déclare d'a-
vance la guerre à tout ce qui irait au-delà du manifeste de 1858.
En revanche , le comte Schwerin défend aux fonctionnaires d'agir
sur la conscience des électeurs autrement que par la voie de la per-
suasion et en les éclairant sur les intentions du gouvernement. « Le
gouvernement, dit-il, ne croit point qu'un résultat favorable (dans
le sens ministériel) des élections ait une valeur quelconque lorsqu'il
a été obtenu par des moyens qui empêchent la véritable opinion du
pays de se faire jour; par conséquent, le gouvernement repousse
toute espèce de violence qui serait tentée pour inlluencer les élec-
tions. De semblables élections ne donnent à la longue aucun appui
au gouvernement; elles sont de plus contraires à la loi, elles minent
le respect des lois, partant l'autorité du pouvoir, et je défends for-
mellement l'emploi de pareils moyens. »
Ainsi le ministère voulait des élections sincères, qui ne fussent
pas influencées par l'administration, mais il les voulait en même
temps très modérées. En exprimant ce désir, il faisait appel surtout
au parti qui l'avait compté naguère dans ses rangs, et dont il avait
dirigé avec tant de talent l'opposition énergique contre l'administra-
tion de M. de Manteuffel. C'est ce parti qui, dans l'espace de dix
années, s'est appelé tour à tour libéral, constitutionnel, parti de
216 REVUE DES DEUX MONDES.
Gotha, puis, d'après ses chefs parlementaires, parti Simson, et en
dernier lieu parti Vincke.
Le parti libéral modéré a joue un rôle considérable dans tous les
grands événemens dont la Prusse a été le théâtre depuis la bataille
d'Iéna : c'est en effet de cette catastrophe que date en ce pays le
soulèvement de l'esprit public contre le parti féodal, à qui l'on fit
remonter avec raison la ruine de la monarchie du grand Frédéric.
Après avoir accompli en partie les grandes réformes dont les mi-
nistres Stein et Hardenberg avaient tracé les jalons, les libéraux ar-
rachèrent au roi Frédéric-Guillaume III en 1813 la promesse d'une
représentation nationale : sous l'invocation de cette promesse, ils
appelèrent le peuple aux armes contre la domination française. On
sait qu'après la victoire les souverains coalisés oublièrent prompte-
ment ceux à qui ils devaient leur triomphe. Les libéraux prussiens,
chassés du pouvoir, furent persécutés et emprisonnés comme dé-
magogues:, ££,% démagogues, à qui se joignit après 1830 toute la
jeune génération, formèrent un seul et grand parti d'opposition
dont le mot d'ordre fut l'exécution des promesses royales de 1813
et 1815. A partir de cette époque, on peut suivre d'étape en étape
la marche du parti libéral prussien. C'est lui qui, de 1823 à 1847,
dans les diètes provinciales, combat avec une énergie infatigable
l'absolutisme bureaucratique et féodal; c'est lui qui oblige Frédéric-
Guillaume IV à descendre sur le terrain de la discussion, c'est-à-dire
à céder, qui amène ce prince, en 1847, à convoquer pour la pre-
mière fois les états-généraux du royaume -Dans cette assemblée s'or-
ganise le parti libéral sous la direction des Auerswald, des Hanse-
mann, des Schvi^erin, des Vincke, des Camphausen; l'opposition de
toutes les provinces du royaume se donne la main pour former une
immense ligue depuis Kœnigsberg jusqu'à Trêves. La révolution de
1848 interrompt ce développement pacifique : les libéraux, après
être arrivés un moment, comme en 1813, à la direction des affaires,
en furent chassés par la démocratie, comme ils en avaient été chas-
sés autrefois par l'aristocratie, ou plutôt ils furent renversés par les
deux partis extrêmes. Ils tournèrent pendant un instant leurs armes
contre la démocratie, qu'ils jugeaient plus dangereuse que la féo-
dalité pour l'existence de la monarchie constitutionnelle. La réac-
tion les repoussa dès qu'elle fut devenue maîtresse du champ de
bataille. Alors, la démocratie ayant pris pour mot d'ordre l'absten-
tion, les libéraux, minorité compacte, mais toujours minorité, furent
réduits pendant huit ans à lutter seuls contre les féodaux et les fonc-
tionnaires réunis, dont le ministre de l'intérieur, M. de Westphalen,
avait su peupler la seconde chambre. Rien ne fortifie moralement
un parti politique comme la lutte prolongée contre un adversaire
numériquement supérieur. Les libéraux prussiens traversèrent vail-
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 217
lamment ce temps d'épreuves. A la fin, l'opinion démocratique elle-
même fut entraînée vers ces hommes qui , faute de mieux, avaient
sauvé les formes parlementaires.
L'établissement de la régence amena au pouvoir quelques-uns
des chefs de l'opposition libérale. Grâce à ce changement de per-
sonnes et de système, les différentes nuances du libéralisme s'al-
lièrent pour appuyer la nouvelle administration, non pas, il est vrai,
en la servant aveuglément, mais en la maintenant dans la voie où
elle s'était engagée. Guillaume de Humboldt, qui parlait d'expé-
rience, a dit quelque part : « Un libéral peut devenir ministre, sans
devenir pour cela un ministre libéral! » Mot profond et qui n'a pas
nécessairement un sens blessant pour celui à qui on l'applique.
C'est que l'homme d'état au pouvoir voit forcément les choses au-
trement qu'il ne les voyait lorsqu'il siégeait sur les bancs de l'oppo-
sition. L'art de la politique consiste justement dans la conciliation
de ce qui est désirable avec ce qui est praticable. Le ministre d'un
état plus monarchique que constitutionnel ne peut rien faire contre
le gré du souverain : s'il y a conflit entre le prince et l'opinion, le
ministre risque toujours, en contentant l'un, de déplaire à l'autre.
Le ministère Hohenzollern-Auerswald, après quelques mois d'exer-
cice, devint l'objet des critiques de ses anciens amis politiques. Le
parti démocratique, aux élections générales de 1858, avait eu le
bon esprit de faire acte d'abnégation en portant ses voix sur les
libéraux modérés : il comprit qu'il ne fallait pas, par des élections
trop accentuées, effrayer la cour et lui faire regretter les conces-
sions faites au libéralisme. En effet, la majorité de la chambre basse
de 1859 ne demandait que la réalisation du programme du prince-
régent, et promit au ministère son concours sur cette base. Malheu-
reusement le bon accord ne fut pas de longue durée, ni entre la
majorité et le cabinet, ni entre les diverses fractions des libéraux.
Avant la fin de la première session, plusieurs grandes questions de po-
litique intérieure et extérieure firent éclater des dissentimens d'an-
cienne date. Sur les affaires d'Italie et d'Allemagne, la chambre et
le ministère ne purent s'entendre. La cour de Berlin témoigna des
sympathies médiocres pour l'unité de l'Italie, et elle désavoua l'a-
gitation unitaire du National -Verein de Cobourg avec une énergie
qui déplut fortement aux députés libéraux. La chambre exprima ses
sentimens à ce sujet dans deux votes mémorables. Enfin la ques-
tion militaire vint complètement désunir les partis. Ici quelques
détails deviennent nécessaires.
La Prusse, la plus faible des cinq grandes puissances euro-
péennes, est obligée, par sa configuration territoriale et par l'éten-
due de ses frontières, d'entretenir une armée en disproportion avec
ses ressources financières. Les secousses révolutionnaires de 18A8,
218 REVUE DES DEUX MONDES.
la marche des affaires générales de l'Europe et les convulsions qui
déchirent toute l'Allemagne ont naturellement contribué à 'grever
davantage le budget militaire de la Prusse. Et cependant, malgré
les sacrifices énormes qu'elle s'est imposés sous ce rapport depuis
cinquante ans, les cinq cent mille hommes que la Prusse pourrait
appeler sous les drapeaux ne sont pas également propres au ser-
vice : un tiers seulement en appartient à l'armée régulière, le reste
forme la Inndwehr, troupe qui, après avoir appris le maniement
des armes, retourne en temps de paix dans ses foyers. Au moindre
signal, les hommes de la landwehr sont tenus de quitter leurs
femmes, leurs enfans, leurs métiers ou leurs champs, pour venir
s'incorporer aux régimens de ligne : organisation vraiment démo-
cratique, reposant sur le principe de l'égalité abstraite, presque
l'idéal d'une armée nationale, mais qui, après tout, est bien plus
conforme aux mœurs de l'ancienne Sparte que compatible avec les
besoins et le but de notre état moderne. La longue paix dont s'est
réjouie la Prusse depuis 1815 jusqu'en 1848 avait pu faire illusion
sur les avantages d'un tel système militaire; les vices éclatèrent
aux yeux des hommes les plus compétens, lorsqu'en 1850, et sur-
tout en 1859, la mobilisation de l'armée dut être ordonnée.
Dans le premier cas, la Prusse était sur le point de faire la guerre
à l'Autriche. La landwehr accourut avec enthousiasme aux chefs-
lieux de rassemblement; mais la paix fut conclue à Olmûtz sans
qu'une amorce eût été brûlée. La landwehr se sépara en murmurant
et communiqua son mécontentement au pays. La seconde fois, en
1859, le cabinet de Berlin semblait disposé à intervenir dans la
question italienne au profit de l'Autriche. Cette fois le méconten-
tement des populations, et partant de la landwehr , se manifesta
dès le lendemain de la promulgation de l'ordre de mobilisation. La
paix de Yillafranca ne permit point au gouvernement prussien de
pousser plus loin l'expérience; ce qu'il venait de voir avait suffi
pour lui démontrer l'urgence d'une réforme. Avec l'ancienne orga-
nisation, la Prusse pouvait à peine repousser une invasion subite,
encore moins pouvait- elle songer à imprimer à sa politique exté-
rieure l'énergie nécessaire tant qu'elle se trouvait dans l'alterna-
tive, soit de reculer au moment décisif, soit d'ébranler, par l'appel
de la landwehr, tout le système économique du pays. En effet, la
mobilisation privant le pays de ses bras les plus vigoureux, la Prusse
se voyait exposée, dès le début de la guerre, à la ruine financière
qui, chez les autres nations, ne vient qu'à la suite de longs dé-
sastres. Le gouvernement résolut donc de saisir les chambres d'un
vaste plan de réforme. Il proposa d'augmenter la ligne de 117 ba-
taillons et de 72 escadrons, de porter la durée du service de la
réserve de deux à cinq ans, et la durée du service dans la cavalerie
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 219
de trois à quatre ans, d'incorporer les trois classes les plus jeunes
de la landwehr aux régimens de ligne, de restreindre le service des
autres classes de la landwehr à un service de garnison en temps de
guerre, enfin de supprimer la landwehr à cheval. Les frais de ce
plan furent évalués par le gouvernement à la somme de 9 mil-
lions 1/2 de thalers ( 36 millions de francs) par an , sans compter
les dépenses imprévues que pouvait nécessiter l'exécution complète
du projet. Pour couvrir ce surcroît de dépense, le ministre des
finances proposait, à défaut de recettes régulières pouvant être af-
fectées à ce but, le maintien des 25 pour 100 additionnels à l'impôt
sur le revenu (1) .
Une discussion fort animée s'engagea, sur cette question, entre
le ministère et le parti libéral de la chambre. Il était impossible aux
libéraux, à moins de se mettre en contradiction ouverte avec l'opi-
nion publique, de voter sans restriction une loi qui imposait d'aussi
lourdes charges au pays. On se mit donc à négocier, a INous sommes
en principe d'accord avec vous, disaient les libéraux prussiens au
ministère. Une augmentation de l'armée est urgente; mais est-il
besoin pour cela de donner le coup de grâce à la landwehr, cette
institution à laquelle le peuple est profondément attaché , parce
que la Prusse lui doit sa résurrection politic[ue? De plus, si, pour
réaliser cette réforme, l'on est réduit à maintenir en temps de paix
les décimes additionnels, que fera- 1- on en temps de guerre? Le
gouvernement se prévaut de la situation exceptionnelle de l'Europe;
est-il sage de parer à cette situation exceptionnelle par une orga-
nisation permanente et onéreuse pour le pays ? » Telles furent les
objections, et voici les argumens qu'on leur opposa. « Une armée
n'est pas trop coûteuse lorsqu'elle répond sérieusement à son but,
c'est-à-dire à la défense du pays, et elle est trop chèrement payée
lorsqu'elle est incapable de remplir cette tâche. La landwehr a été
bonne en 1814, alors qu'elle avait à défendre le territoire et le foyer;
elle était même bonne en 1820 et en 1830 : à cette époque, elle
comptait encore dans ses rangs les guerriers de 1813 et de 1815.
Cette génération n'existe plus, et la landwehr actuelle ne se com-
pose que de soldats inexpérimentés; le moins que l'on puisse faire,
c'est de suppléer à cette faiblesse par un plus long service. D'ail-
(i) L'armée prussienne est composée ainsi : troupes de campagne, 193,135 hommes
au pied de paix et 370,073 hommes au pied de guerre; — troupes de dépôt,
104,414 hommes; — troupes de garnison {landwehr)^ 7,317 hommes au pied de paix
et 135,182 hommes au pied de guerre. Le total de ces forces s'élève à 212,649 hommes
au pied de paix et à 622,886 hommes au pied de guerre. La levée annuelle des recrues
est de 60,000 hommes. La population totale de la Prusse était, en 1861, d'environ
18 millions. Les recettes de l'état étaient évaluées, pour 1861, à une somme de
136 millions de thalers (510 millions de francs), dont plus de 40 millions de thalers
ont été affectés à l'entretien de l'armée.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs la nouvelle organisation offre son bon côté : avec le projet que
nous présentons, les mobilisations n'auront plus pour conséquence
de jeter le trouble dans les familles, dans l'industrie, le commerce,
l'agriculture. L'armée permanente pouvant suffire aux premières
difficultés d'une guerre, il ne sera pas nécessaire d'appeler les mi-
lices à chaque mobilisation; par conséquent les communes seront
affranchies des charges pour l'entretien des familles des miliciens;
la landwehr à cheval étant supprimée, les arrondissemens et les
villes n'auront plus de dépense à faire pour les chevaux de ce corps.
Enfin la nouvelle organisation fait peser la charge du service sur
les jeunes gens, et elle en affranchit les hommes mûrs, plus utiles
au travail productif du pays. »
Les libéraux ne se trouvèrent pas satisfaits. — 11 était impos-
sible, disaient-ils, de faire accepter par la Prusse les charges im-
menses qu'on lui demandait. En établissant l'obligation générale du
service militaire, on obtenait déjà une augmentation d'un tiers sur
l'effectif. Réduisez donc la durée du service dans la ligne de trois
ans à deux; faites des économies sur les chapitres des pensions,
des voyages et des nombreuses sinécures militaires; faites cesser le
régime des viremens de fonds, que pratique seul en Prusse le mi-
nistre de la guerre, et vous arriverez à peu près au but dont nous
reconnaissons nous-mêmes l'utilité. — En présence de cette attitude
de la majorité, le ministère retira son projet et se borna à deman-
der la prolongation du crédit de guerre voté en 1859 jusqu'au
1" juillet 1861. La chambre accéda à cette demande, qui réserva
la question de principe. Le parti libéral avait espéré que le minis-
tère modifierait son premier projet et apporterait un nouveau plan
à la session suivante. Cette espérance fut déçue. Bien plus, dans
l'intervalle d'une session à l'autre, le gouvernement, ou plutôt le
ministre de la guerre, M. de Roon, alla dans l'exécution de son
premier plan de réforme aussi loin qu'il le pouvait sans porter di-
rectement atteinte à la loi de 1814, qui règle l'obligation des ci-
toyens au service militaire. Pourtant les mesures prises par le
ministre de la guerre impliquèrent dans leurs conséquences la mo-
dification de la loi de 181/i : un conflit avec la chambre parut im-
minent, l'opinion s'émut, et la question se dressa menaçante entre
le pays et la chambre d'une part, le gouvernement de l'autre.
Les députés libéraux évitèrent encore une fois une rupture. A la
séance du 31 mai 1861, ils votèrent une résolution ainsi conçue :
« Le gouvernement royal, dans le cas où il voudrait maintenir les
mesures prises pour la réorganisation de l'armée, sera tenu de sou-
mettre à la diète, à la session prochaine au plus tard, un projet de
loi portant modification de la loi militaire de 1814. » Le ministère
répondit à ce vote en annonçant la présentation du projet pour la
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 221
session de 1862. Quant au budget militaire, le parti libéral persista
dans son refus de porter le surcroît de dépense sur le chapitre des
dépenses ordinaires. Il vota, à titre de crédit extraordinaire, la
somme demandée, sauf une réduction de 3 millions de francs que
le ministère fut obligé d'accepter. Ce vote eut deux conséquences :
il laissait subsister les rapports difficiles qui s'étaient établis entre
le ministère et les libéraux modérés, et il amena une scission pro-
fonde entre ceux-ci et les libéraux avancés. Ces derniers ne for-
maient dans la chambre de 1861 qu'une faible fraction : en revanche
ils s'appuyaient au dehors sur une immense portion des électeurs.
II.
Celui des partis politiques en Prusse qui s'appelle aujourd'hui
progressiste {Fortschritts - Partei), et que l'on désigne ordinaire-
ment sous le nom de parti démocratique, est une branche du grand
parti libéral qui présida au mouvement national de 1813. La divi-
sion en derux partis distincts n'eut lieu qu'en 1848, après les jour-
nées de mars. Effrayés par les troubles qui affligèrent la capitale et
donnèrent une importance passagère à des hommes obscurs, mais
turbulens, les libéraux modérés se séparèrent de ceux qui voulaient
tirer de la royauté, momentanément vaincue, tout le parti possible.
Les radicaux représentèrent alors la démocratie prussienne, démo-
cratie qui a son cachet particulier, car, sauf une minorité insigni-
fiante, dans cette année iSliS où les couronnes s'écroulèrent, les
démocrates prussiens voulaient sérieusement la monarchie constitu-
tionnelle entourée d'institutions populaires. Si les deux grandes
fractions du libéralisme s'étaient trouvées réunies à Berlin, elles
auraient pu s'entendre, et sans aucun doute bien des maux auraient
été épargnés à la Prusse. Il n'en fut pas ainsi.
On sait qu'à la suite du bouleversement général de 1848, la diète
germanique, sous la pression du vœu populaire, ordonna dans toute
la confédération des élections pour l'assemblée nationale allemande
convoquée à Francfort. A la même époque, on avait décrété à Ber-
lin des élections pour une assemblée nationale chargée d'élaborer
une constitution. Les électeurs prussiens avaient ainsi une double
tâche à remplir, et leur embarras n'était pas médiocre, puisqu'il
s'agissait non-seulement de trouver les candidats les plus dignes,
mais encore de désigner parmi les plus méritans ceux qui iraient à
Francfort et ceux qui siégeraient à Berlin. Une anecdote du temps
explique assez bien la situation. On raconte qu'un grand nombre
de citoyens auraient dit : « A... est un homme savant, envoyons-le
à Francfort, car il faut des sa vans pour rédiger la constitution du
nouvel empire germanique; mais nous avons là B..., homme pra-
222 REVUE DES DEUX MONDES.
tique, homme d'action : gardons -le pour notre chambre prus-
sienne! » Le mot est juste. En effet, les savans se pressèrent à
Francfort, et la petite bourgeoisie, les hommes d'action, affluèrent
à Berlin : les uns représentant le libéralisme modéré, spéculatif; les
autres, organes de l'opinion avancée ou démocratique. Ceux-ci for-
maient une immense majorité à l'assemblée de Berlin, et, selon la
coutume des majorités, marchèrent avec tant de précipitation vers
leur but, qu'ils ne s'aperçurent des obstacles que lorsqu'il fut trop
tard. La royauté s'était relevée peu à peu de sa chute, et la consti-
tuante démocratique de Berlin fit place à une nouvelle assemblée,
également sortie du suffrage universel, mais pondérée par une
chambre haute. Un grand nombre de libéraux prussiens désertèrent
aussitôt les bancs du parlement de Francfort pour venir siéger à la
chambre de Berlin, où ils se proposaient de contenir l'impétuosité
du parti démocratique; mais modérés et avancés ne tardèrent pas à
faire cause commune contre la réaction, et une nouvelle dissolution
s'ensuivit. Afin d'empêcher la réélection des anciens députés, le mi-
nistère octroya une nouvelle loi électorale reposant sur le scrutin
public, et obtint par cette mesure un résultat qui dépassa peut-être
ses espérances : la guerre entre les modérés et les démocrates. Ceux-
ci déclarèrent illégal V octroi de la loi électorale, et refusèrent leur
participation aux élections; les modérés, sans discuter la question
de légalité, crurent devoir accepter la lutte contre la réaction sur
le terrain que leur abandonnait le pouvoir. La démocratie prus-
sienne s'effaça ainsi de la vie publique, où son règne passager avait
laissé cependant des traces profondes. En effet, tout en sévissant
contre les hommes de l'assemblée nationale, le gouvernement, faute
d'autres travaux, avait été obligé de s'approprier les projets de loi
préparés par les chefs éminens de la constituante : la charte ac-
tuelle de la Prusse, les bases de la plupart des réformes opérées
depuis dans les différentes branches de la législation, sont calquées
sur des projets rédigés par les comités de cette assemblée.
L'abstention de la démocratie aux élections de ISiiO désorganisa
ce parti si complètement que, lorsqu'il tenta plus tard de rentrer en
lice, il ne se retrouva plus. Il fallut toutes les fautes du ministère
Manteuffel pour rassembler en un faisceau les élémens divergens du
libéralisme. Le parti démocratique, éclairé par les événemens, ra-
mena ses doctrines au niveau d'une politique pratique et se ren-
contra ainsi avec un grand nombre de libéraux décidés à agir avec
plus d'énergie que par le passé. C'est devant cette sérieuse coalition
que tomba en 1858, après l'établissement de la régence, le cabinet
Manteuffel-Westphalen. Aux élections générales de 1858, les démo-
crates votèrent généralement en faveur des candidats modérés, par-
tisans ou amis du ministère HohenzoUern-Auerswald. Ils avaient
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSEt 223
deux motifs pour agir ainsi. D'abord ils sentaient que le plus im-
portant était d'empêcher les candidats féodaux de profiter des dis-
sentimens qui séparaient les diverses nuances libérales; ensuite ils
se méfiaient peut-être de la solidité d'un régime libéral rétabli d'une
manière si imprévue, et ils ne voulaient pas qu'en cas d'un nouveau
revirement dans le sens réactionnaire, le pays pût les accuser d'a-
voir amené ce résultat. En effet, aucun des membres notables de ce
parti n'accepta, au début de la session de 1859, un mandat à la
chambre, et ce ne fut que vers la fin de la législature que M. Wal-
deck, conseiller à la cour de cassation, l'homme le plus éminent
peut-être de la démocratie prussienne, apparut sur les bancs de
l'assemblée. Autour de lui se groupèrent un petit nombre de dépu-
tés, car les divisions commençaient à se faire jour parmi les libé-
raux modérés. Quelques-uns voulaient qu'on poussât avec plus
d'énergie le ministère à l'exécution de ses promesses. Puis à la
question militaire un élément nouveau de division s'était ajouté :
la question allemande. C'est en cette aniiée 1859 que, sous le coup
des événemens d'Italie et des discussions de la diète germanique,
se réveilla dans toute l'Allemagne le mouvement unitaire vaincu,
mais non éteint dix ans plus tôt. Ce mouvement prit naissance dans
le Hanovre, le pays le plus mécontent de la confédération ; secondé
avec empressement par les libéraux avancés en Prusse, il ne tarda
pas à se centraliser dans une association qui prit le nom de Natio-
nal-Ver ein. Le programme de cette association était la transfor-
mation de la confédération des états allemands en un état fédératif
sous la direction militaire et diplomatique de la Prusse, programme
conforme du reste aux opinions mêmes du ministère Hohenzol-
lern-Auers^^ald. Pourtant la cour de Beilin désapprouva ce mouve-
ment, et le ministère ne jugea pas prudent de se compromettre à
propos d'une question qui intéressait surtout l'avenir. L'attitude
plus que réservée du ministère réagit naturellement sur ses amis
politiques, et en effet la presque totalité des libéraux modérés,
quoiqu'à contre-cœur, restèrent étrangers au National-Verein. Dans
ces circonstances, la démocratie prussienne se crut parfaitement
autorisée à se présenter aux élections de 1861 en phalange dis-
tincte des libéraux modérés, et comme le nom de démocrate était
devenu synonyme de radical, de républicain, de socialiste, on s'ap-
pela progressiste ^ et l'on ajouta à ce nom l'épithète A' allemand,
pour mieux établir la connexité de cause entre les progressistes
prussiens et les unitaires allemands.
Leur programme électoral s'exprimait d'ailleurs avec beaucoup
de netteté sur tous les points principaux. « Nous sommes unis dans
la fidélité envers le roi et dans la ferme conviction que la consti-
tution est le lien indissoluble entre le prince et le peuple ; mais en
224 REVUE DES DEUX MONDES.
présence des grands bouleversemens du système politique de l'Eu-
rope nous avons acquis aussi cette conviction que l'existence et la
grandeur de la Prusse dépendent d'une étroite union de l'Allemagne,
union impossible sans un fort pouvoir central entre les mains de la
Prusse et sans une représentation générale du peuple allemand. »
Passant ensuite aux questions intérieures, les progressistes deman-
dent « un gouvernement fort et libéral sachant faire respecter ses
principes par les fonctionnaires de tout ordre, » une loi sur la res-
ponsabilité ministérielle, l'abolition du régime féodal dans l'organi-
sation des provinces et des cercles, l'observation de la constitution
en ce qui concerne l'égalité des confessions religieuses. Deux ques-
tions dominent toutes les autres : la question militaire et la réforme
de la chambre des seigneurs.
« Jamais, lisons-nous dans le programme progressiste, un sacri-
fice ne nous paraîtra trop grand lorsqu'il s'agira de l'honneur et
de la puissance de notre pays, et que ces biens devront être sauve-
gardés ou conquis par une guerre; mais, dans l'intérêt d'une direc-
tion énergique de la guerre, la plus grande économie dans les
dépenses militaires en temps de paix nous paraît indispensable.
Nous sommes convaincus que le maintien de la landwehr, le déve-
loppement des forces physiques des jeunes gens, le recrutement
complet du contingent, la durée biennale du service, offrent toutes
les garanties pour une parfaite instruction militaire du peuple prus-
sien. » Au premier moment, il peut paraître étrange que les pro-
gressistes, après avoir reconnu en principe la nécessité d'une aug-
mentation de l'armée, se séparent des modérés et du ministère à
propos d'une question purement technique. En y regardant de près,
l'on s'aperçoit que des raisons d'une tout autre nature se cachent der-
rière cette opposition. Le projet de réorganisation de l'armée avait
été présenté dans des circonstances on ne peut plus défavorables
pour le ministère prussien. A tort ou à raison, le bruit s'était ré-
pandu que de graves dissentimens s'étaient élevés au sujet de la
question militaire au sein même du cabinet, que le ministre de la
guerre, M. de Bonin, excellent militaire, esprit libéral, avait pré-
senté un plan moins coûteux et plus conforme au vœu du public,
que ce plan avait été rejeté pour éloigner M. de Bonin, remplacé en-
suite par M. de Boon, général très en faveur auprès du parti féodal.
Ces bruits ne pouvaient que nuire au nouveau projet lors même
qu'il eût répondu à toutes les exigences pratiques. On disait en-
core que l'augmentation de l'effectif de l'armée nécessiterait sur-
tout une augmentation d'officiers, que, pour les places d'officiers,
l'administration militaire donnerait la préférence aux jeunes gens
'de la noblesse, qu'on renforcerait ainsi dans l'armée un élément
hostile à la bourgeoisie et au régime constitutionnel. — 11 fallait
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 225
donc , conclurent les adversaires du projet , des garanties sérieuses
pour le maintien du système libéral avant de consentir aux de-
mandes du gouvernement. L'armée, disent les progressistes, appar-
tient à la petite noblesse, la chambre haute appartient à la grande
aristocratie; on marchande à la chambre basse ses prérogatives,
au pays ses libertés, et l'on vient nous demander de nouvelles
armes pour fortifier nos ennemis! Que le gouvernement fasse acte de
bonne volonté, et qu'il donne une autre organisation à la chambre
haute pour qu'elle ne puisse plus se placer impunément en dehors
de la charte, en rejetant les lois organiques prévues par la consti-
tution. — L'augmentation de l'armée en échange de la réforme de
la chambre des seigneurs, tel était donc, à la veille des élections
générales, le mot d'ordre des progressistes.
in.
Si la démocratie prussienne se plaint de la position privilégiée
faite à la noblesse, celle-ci au contraire est d'avis que depuis long-
temps on la frustre de ce qui lui appartient par droit de naissance.
Tout le monde, disent les gentilshommes du Brandebourg et de la
Poméranie, nous a spoliés, même la dynastie de Hohenzollern , qui
est venue s'installer sur nos terres, qui s'est interposée entre nous,
seigneurs, et le peuple, qui est notre chose. Le grand Frédéric et
son successeur Frédéric-Guillaume II nous ont réintégrés en partie
dans nos privilèges, et le règne suivant essayait de nous les arra-
cher de nouveau, lorsque la réaction européenne après 1818 est ve-
nue l'arrêter dans cette voie révolutionnaire.
En eOet, dès cette époque, la noblesse règne et gouverne en
Prusse : à elle l'armée, la diplomatie, les portefeuilles ministériels,
les postes supérieurs dans les tribunaux, dans l'administration; à
elle l'administi'ation départementale, et par-dessus tout la juridic-
tion patrimoniale, la police dans les campagnes, le patronat des
églises, sans compter le privilège de ne pas payer l'impôt foncier
et celui d'avoir des paysans corvéables. Eh bien! cette aristocratie
si bien dotée éprouvait aussi le besoin de parlementer avec le sou-
verain, et, tout en faisant la guerre aux doctrines constitutionnelles,
elle redemandait le rétablissement des états abolis au xvii* siècle
par le grand-électeur Frédéric-Guillaume, c'est-à-dire de ces as-
semblées oîi les voix de la noblesse C3mptaient plus que celles des
bourgeois et des paysans réunis. Croyant pourvoir toute seule à ses
affaires, l'aristocratie fut amenée, malgré elle et peu à peu, sur le
terrain d'un parlementarisme abhorré. Les rois Frédéric- Guil-
laume m et IV pouvaient bien restaurer les états du xvii^ siècle;
TOMK XXXVII. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
ils ne pouvaient restaurer le bourgeois et le paysan tels qu'ils exis-
taient il y a deux cents ans. Ceux-ci, dès qu'ils eurent la parole,
protestèrent contre le rôle subalterne qu'on leur assignait et se
constituèrent en opposition. La noblesse se vit ainsi obligée de lut-
ter, et pour le faire avec quelque chance de succès, elle dut em-
prunter les armes de ses adversaires : elle devint parlementaire,
elle s'organisa en parti. La révolution de I8/18 renversa inopiné-
ment les beaux rêves de la noblesse prussienne, qui n'essaya même
pas de résister au choc; elle vota sans hésiter sa propre déchéance,
et, abandonnant le trône au gré des flots révolutionnaires, se retira
dans ses terres.
Ce n'était là qu'une feinte. L'armée avait été vaincue dans les
journées de mars 1SA8; l'armée eut sa revanche six mois plus tard,
lorsqu'elle entra, sans coup férir, dans la capitale pour disperser la
constituante. A ce moment, le parti féodal reparut sur la scène po-
litique. Un ministre bourgeois, en mettant la main sur la vieille lé-
gislation agricole et financière, avait, comme il le disait lui-même,
« coupé dans les chairs vives de la noblesse. » Ce fut pour empê-
cher la bourgeoisie de « couper » davantage que la noblesse mit
obstacle sur obstacle à l'établissement définitif du système con-
stitutionnel. Grâce à ses efforts, la charte de 1850 devint un mé-
lange de clauses féodales et de principes libéraux. Au dernier mo-
ment, lorsque la loi fondamentale fut présentée à la sanction du
roi, le parti féodal remporta une nouvelle victoire : le roi exigea
que la chambre haute fut composée de façon à satisfaire les pré-
tentions de l'aristocratie. Le parlement, de peur de tout remettre
en question, consentit, et la Prusse se trouva ainsi dotée d'une
pairie héréditaire et viagère. Ce n'était point assez : une part égale
avait été faite dans la chambre haute cà l'élément titulaire et à l'élé-
ment électif; le parti féodal ne permit pas que cette organisation
entrât en vigueur. 11 patienta jusqu'aux élections générales de 1852,
remplit, grâce au concours puissant du ministère Westphalen, la
chambre basse d'une majorité de fonctionnaires qui n'avaient rien à
refuser au pouvoir, et obtint le fameux article 65 de la constitution
prussienne ainsi conçu : « La première chambre sera formée en
vertu d'une ordonnance royale qui ne pourra être changée qu'en
vertu d'une loi. La première chambre sera composée de membres
appelés par le roi à titre héréditaire ou à vie. » Plein pouvoir était
ainsi donné au roi de composer la chambre haute comme bon lui
semblerait; une seule condition lui était imposée : il devait en nom-
mer les membres. Cette dernière restriction déplut à la noblesse,
qui voulait prendre ses précautions contre les fournées de nouveaux
pairs. Trompant la religion du roi, qui ne se doutait guère qu'on lui
faisait signer un acte entaché d'illégalité, l'aristocratie fit introduire
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 227
dans l'ordonnance royale un paragraphe accordant à la grande
propriété le droit de présenter au roi quatre-vingt-dix membres
comme candidats à la pairie viagère. On ajouta cette clause : que,
pour exercer le droit de présentation, il fallait être ou propriétaire
d'un bien noble ayant appartenu depuis un siècle au moins à la
même famille, ou titulaire d'un majorât, d'un fief ou d'un fidéi-
commis. C'était exclure d'une manière absolue les propriétaires
bourgeois, le droit d'acquérir des biens nobles n'étant assuré à la
bourgeoisie prussienne que depuis cinquante ans. On a trouvé de-
puis que, sur 1"2,500 biens nobles, 1,300 seulement répondaient aux
conditions mentionnées; 1,300 gentilshommes étaient donc de fait
électeurs nés de la moitié de la chambre des seigneurs. Cette as-
semblée, pendant les six années qui viennent de s'écouler, n'a que
trop justifié les antipathies qu'elle inspira dès le premier jour à_la
masse de la nation; elle a été l'ardent auxiliaire du ministère Man-
teuffel, dont elle a souvent stimulé le zèle réactionnaire, et lorsque
la régence est venue inaugurer un régime plus libéral , elle a en-
travé par une opposition systématique l'action du nouveau minis-
tère. L'opinion se souleva donc contre une assemblée qui, ne repré-
sentant qu'une minime fraction du pays, tendait à absorber à son
profit le pouvoir gouvernemental. Au sein de la chambre basse, on
souleva la question de savoir s'il ne convenait pas de déclarer illé-
gale la composition de la chambre des seigneurs. Le parti modéré
parvint à écarter une résolution qui, avec ceux qu'elle frappait direc-
tement, eût atteint l'œuvre législative tout entière de neuf années.
Le ministère au surplus intervint à temps : il renforça par des no-
minations nouvelles la minorité libérale de la chambre haute; de
plus il réduisit de 90 à hi membres le nombre de ceux qui à l'a-
venir pourraient être présentés pour la pairie par les grands pro-
priétaires, — mesure, il est vrai, qui ne produira son effet qu'à la
mort des titulaires actuels.
Le parti féodal, sentant très bien le danger qui le menaçait, a fait,
à l'occasion des élections de 1861, un suprême effort pour ressaisir
le pouvoir, ou du moins pour montrer qu'il était toujours néces-
saire de compter avec lui. ISi plus, ni moins que s'ils étaient des
libéraux, les gentilshommes prussiens organisaient récemment des
meeliiigs. Ils essayaient même de démontrer aux artisans et aux ou-
vriers que leurs intérêts et ceux de l'aristocratie étaient identiques.
Sous le nom de « comité central conservateur, » l'on créait à Berlin
le foyer d'une vaste propagande féodale, annoncée par de pompeux
prospectus. On suppliait les artisans de venir à Berlin, où l'on pro-
mettait, à ceux qui le demanderaient, logement, nourriture, prome-
nades et distractions gratuites; on rappelait les dangers auxquels
le « libéralisme creux » exposait le pays, on plaignait les pauvres
228 REVUE DES DEUX MONDES.
artisans exploités par le vil capital; bref, on leur offrait une alliance
à vie et à mort contre l'ennemi commun. Un programme électoral,
portant les signatures des chefs du parti féodal, vint illustrer ce
magnifique projet d'une loiigue série d'antithèses. « Il s'agira de
savoir, lisait-on dans ce manifeste , si nous aurons la royauté per-
sonnelle ou le régime parlementaire, l'armée fortifiée dans le sens
monarchique ou découpée d'après les patrons constitutionnels, le
mariage et l'état chrétiens ou l'égalité du christianisme et du ju-
daïsme, la protection du travail honnête ou le règne exclusif du ca-
pital, etc. » Le mectiiig qui eut lieu à Berlin était en tous points
digne de ce programme. Douze cents personnes y assistèrent, aux
trois quarts gentilshommes campagnards, le reste presque entière-
ment composé de pasteurs et de maîtres d'école ultra-protestans,
auxquels il faut ajouter deux tapissiers, un tailleur et un bottier,
qui étaient censés représenter les artisans. L'étranger qui fût entré
à l'improviste dans la salle de réunion se serait cru plutôt au sein
de quelque conférence piétiste que dans une assemblée politique.
Le comte Stolberg ouvrit la séance au nom de la sainte Trinité,
et récita une prière interrompue à plusieurs reprises par les amen
de l'auditoire, lin pasteur, croyant s'adresser à ses ouailles, com-
mença son discours par les mots : « Mes chères âmes. » M. Wagener,
l'ancien rédacteur en chef de la Gazelle de la Croix, prononça l'a-
nathème contre " les jeunes littérateurs désœuvrés, » fauteurs des
révolutions. M. de Blankenburg, autre chef des féodaux, souhaita
la bienvenue au bottier en établissant un parallèle entre la botte de
cuir et u la botte de l'état, » jeu de mots qui obtint les applaudisse-
mens enthousiastes de l'assemblée. M. de Kleist-Retzow, ancien
président de la province du Rhin révoqué par le comte Schwerin,
gémit sur le malheureux sort de la Prusse, alîligée d'un ministère
libéral. Enfin on se jura fidélité réciproque, on chanta un cantique,
et l'assemblée se sépara. Le lendemain, les feuilles de Berlm pu-
blièrent une protestation des associations d'artisans contre leurs
prétendus représentans au meeting féodal.
On ignore si les efforts tentés par le parti féodal pour gagner
des alliés ont été couronnés de plus de succès du côté du parti ca-
tholique. L'on a vu que la réaction politique en Prusse est liguée
depuis longtemps avec les ultras de l'église protestante, qui à leur
tour ont beaucoup de vues communes avec les ultras catholiques.
A son avènement, dans son allocution au ministère, le roi Guil-
laume 1'"' caractérisait dans des termes très énergiques les ten-
dances cléricales. « Dans les deux églises, dit-il, il faut s'opposer
sérieusement à toutes les manœuvres qui tendent à faire de la reli-
gion le manteau d'une agitation politique. Dans l'église évangélique,
nous ne saurions le nier, il s'est établi une orthodoxie incompatible
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 229
avec son origine et qui amène l'hypocrisie. Il faut démasquer au-
tant que possible toute hypocrisie, toute fausse piété, bref toute
menée cléricale qui sert d'instrument à des fins égoïstes. Quant à
l'église catholique, ses droits sont consacrés par la constitution ; il
ne faut pas tolérer des empiétemens au-delà de ces droits. » On
peut se demander à juste titre quelle est la raison d'être en Prusse
d'un parti catholique en tant que parti poUlîque. La parité^la plus
complète existe entre la minorité catholique et l'immense majorité
des protestans. Deux archevêchés et six évèchés, de nombreuses
églises, sont largement dotés. Facultés de théologie catholique, sé-
minaires, écoles primaires, rien ne manque. Des aumôniers catho-
liques sont attachés à tous les corps de l'armée. Peu d'articles de la
charte prussienne sont exécutés aussi scrupuleusement que ceux
qui consacrent l'indépendance de l'église catholique de l'état et la
libre communication du clergé avecl'épiscopat et la cour de Rome.
Sous ce dernier rapport, le clergé prussien n'a rien à envier à celui
des états catholiques par excellence, et cependant chaque année
on voit siéger au centre de la chambre -basse une cinquantaine
d'hommes recommandables, réunis sous le nom de parti catholique,
qui votent tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite, tantôt s'abs-
tiennent. Personne n'a pu savoir jusqu'à présent quel était au juste
l'idéal politique de ces catholiques, s'ils se considèrent réellement
au milieu du parlement comme les représentans de leurs coreligion-
naires, sans tenir compte de certain article de la charte prussienne
où on lit ces mots : « Les membres des deux chambres sont les re-
présentans de toute la nation. » iN'oublions pas de rappeler que le
parti catholique s'est formé sous le règne de Frédéric-Guillaume IV,
c'est-à-dire d'un roi que deux papes, Grégoire XYI et Pie IX, ont
salué comme le bienfaiteur de l'église catholique. 11 appartient à
l'avenir de nous apporter la solution de cette énigme. Dans le pré-
sent, le gouvei-nement de Berlin ne paraît guère disposé à concéder
plus de terrain à un parti qui ne veut point avouer le but qu'il se
propose. Des paroles sévères sont récemment tombées d'une bouche
auguste. « J'attends avec confiance, a dit le roi au cardinal de Geis-
sel lors dé son couronnement à Kœnigsberg, que le clergé de mon
royaume donne à mes sujets catholiques l'exemple de l'obéissance
envers l'autorité et du respect de la loi. » Quelques jours plus tard,
le roi a fourni le commentaire de cette exhortation en disant : <i II y a
trop de monde qui se mêle de la politique; l'église aussi s'en mêle,
et cela ne vaut rien ; il ne faut pas que l'église fasse de la politique ! »
Ces derniers mots s'adressaient spécialement au clergé du grand-
duché de Posen , qui dirige de concert avec la noblesse le mouve-
ment polonais dans cette province. Les Polonais aussi forment un
parti dans la chambre de Berlin, ou plutôt ils y siègent comme re-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
présentans de leur nationalité. Ils viennent à Berlin, disent-ils,
parce qu'ils y trouvent une tribune où ils peuvent exposer les griefs
de la Pologne. C'est un ma! heur pour la Prusse comme pour les
Polonais du grand-duché; l'entente s'établit difficilement entre des
gens qui partent de j)oints de vue tout opposés, et qui cherchent à
se donner le change les uns aux autres sur leurs véritables inten-
tions. L^ constitution la plus libérale du monde ne peut rien contre
des dissentimens de cette nature. Les Polonais du grand-duché de-
mandent pour leur pays un gouvernement national et indépendant
de l'administration prussienne, c'est-à-dire l'union personnelle.
Tant que cette base sera maintenue, on ne peut guère espérer un
accord entre le cabinet de Berlin et la nationalité polonaise. L'éga-
lité des droits civils et politiques pour les Allemands comme pour
les Polonais, tel paraît être le dernier mot du ministère actuel.
Quel a été, en somme, le résultat des élections générales de
1861? Il est évident que l'élément libéral a fait de nouvelles con-
quêtes. La chambre de 1856 comptait 58 libéraux, celle de 1859
223; celle de 1862 en comptera 253. Le parti réactionnaire au con-
traire, qui était tombé, aux élections de 1858, de 218 à 57, n'aura
plus que seize voix dans la nouvelle chambre. Le parti catholique
en revanche s'est renforcé de dix-huit voix dans les contrées rhé-
nanes, sous l'inlluence du clergé, qui s'est vivement ému de l'atti-
tude prise par les libéraux dans la question italienne. Dans l'intérêt
de la cause parlementaire, il faut regretter l'absence de plusieurs
chefs de parti. La fraction féodale surtout sera privée de ses meil-
leurs orateurs. La mort lui a enlevé le professeur Stahl; MM. de
Gerlach, Wagener, de Blankenburg, ont été vaincus dans leurs ar-
rondissemens par les candidats libéraux. L'éloquence de M. Rei-
chensperger fera défaut au parti catholique; MM. de Vincke et
Simson ne dirigeront pas, dans la session qui va s'ouvrir, le parti
libéral modéré. Les avantages de la lutte électorale semblent donc
être entièrement aux progressistes, car à cette nuance appartiennent
à peu près 100 voix sur les 250 que nous comptons pour le libé-
ralisme en général. D'une minime fraction qu'ils formaient à la der-
nière session, les progressistes se sont élevés à l'importance d'un
groupe politique très compacte, conduit par des chefs expérimentés.
Et cependant ce résultat n'a en lui-même rien d'inquiétant au
point de vue du développement paisible des institutions libérales en
Prusse, à la condition, il est vrai, que les amis sincères de ce déve-
loppement n'oublient pas un seul instant que les mœurs politiques
du pays sont loin d'avoir devancé la charte de 1850. Il faut recon-
naître toutefois que, sous ce rapport, bien du chemin a été fait de-
puis dix ans. L'attitude du gouvernement comme des partis dans les
élections le prouve d'une manière irréfragable. Le ministère, avant
LE GOUVERNEMENT ET LES PARTIS EN PRUSSE. 231
tout, a compris qu'il ne saurait attendre un appui efficace d'une ma-
jorité parlementaire qui ne serait pas en même temps l'expression
de la majorité de la nation. Voilà pourquoi il a rompu avec le sys-
tème des influences administratives sur les élections, sans se ren-
fermer toutefois dans un rôle passif. Le résultat des élections prouve
que les intentions du ministère ont été remplies, c'est-à-dire que
les électeurs ont pu suivre librement leurs convictions politiques.
Sans doute l'élection de cent députés progressistes est un symp-
tôme qui mérite d'être sérieusement médité. Dans ce nombre, il y
a beaucoup de membres de l'ancienne gauche de l'assemblée natio-
nale de 18/18 , ce qui prouve que les principes de ce parti ont sur-
vécu à l'époque révolutionnaire et jeté des racines dans l'esprit des
populations; mais les idées qui n'avaient pas eu le temps de mûrir
ont revêtu depuis une forme plus positive et plus pratique. Les libé-
raux avancés, si l'on peut s'en rapporter à leurs manifestes, ont re-
noncé à la politique pessimiste, et à l'exemple des modérés ils
paraissent vouloir se servir de ce qui existe, c'est-à-dire de la
charte imparfaite de 1850, pour arriver à un ordre de choses meil-
leur. Placées ainsi sur le même terrain, les deux fractions du libé-
ralisme s'unissent encore dans la volonté de ne pas faire d'oppo-
sition systématique au ministère. Le seul reproche que les modérés
adressent aux progressistes, c'est d'exagérer le pouvoir des cham-
bres, et en particulier celui de la chambre basse, de ne pas tenir
compté des obstacles que ce pouvoir rencontre dans les régions qui,
pour être hors de l'atteinte directe des votes parlementaires, réa-
gissent d'autant plus sûrement sur la direction des affaires. Ce
n'est que par un travail long et prudent, disent les modérés, qu'on
parviendra à neutraliser ces influences. En un mot, le danger est
dans l'aristocratie, qui, exclue de la chambre basse, n'aura que plus
de liberté pour contrecarrer les projets de ses adversaires; le dan-
ger est dans l'état-major de l'armée, étroitement lié par des inté-
rêts de famille et de corps à la cause féodale. Examinez bien la
situation, disent encore les libéraux aux progressistes. Supposez
qu'en ce moment vous obteniez la majorité dans la chambre, de
manière à obliger le ministère à se retirer. Croyez-vous que le sou-
verain soit très disposé à chercher ses conseillers dans vos rangs?
Et même en cette occasion pensez-vous, sans employer des moyens
violens, que vous puissiez triompher plus facilement que les mi-
nistres actuels de l'hostilité des féodaux? Or, si vous ne vous sou-
ciez pas de prendre vous-mêrries en main, pour le moment, les
rênes du pouvoir, ne rendez pas impossible le ministère actuel, ac-
cordez-lui l'appui dont il a besoin.
Tel est le langage que les amis du ministère tiennent aux pro-
gressistes. Tout porte à croire que ces conseils ne seront pas per-
232 REVUE DES DEUX MONDES.
dus. Et d'abord, à eux seuls les progressistes ne forment point la
majorité de la chambre : ils seront 100 contre 250, et alors même
qu'ils auraient dans certains cas l'appui des fractions anti-libérales,
ils n'emporteraient pas pour cela le vote. Il faudrait donc que le
ministère manquât tout à fait d'habileté et de mesure pour renforcer
les progressistes par les voix des libéraux modérés. Il sulïït en effet
que ceux-ci se divisent seulement pour que la majorité tourne contre
le ministère. Là est le véritable écueil. Sur les questions constitu-
tionnelles proprement dites, le gouvernement dilfère peu des libé-
raux de toute nuance : les ministres sont décidés à exécuter la loi
fondamentale. La chambre des seigneurs forme le seul obstacle à
cette politi jue : c'est elle qui systéniati quement s'oppose à tout ce
qui tend à régulariser le jeu des institutions. On ne saurait juste-
ment demander à un peuple qu'il abandonne indéfiniment àes des-
tinées à un corps qui n'a pour lui ni la consécration des siècles, ni
l'indépendance de fortune ou de position, qui est une création tout
artificielle et contraire aux traditions historiques du pays. Sur ce
point, le ministère prussien sera forcément amené à donner prompte
satisfaction à la majorité de la chambre basse et à répondre ainsi au
vœu de l'opinion. La dernière législature triennale est restée pres-
que stérile à cause de l'opposition de la chambre haute : il n'est
guère probable que le peuple prussien supporte patiemment une
seconde expérience de ce genre. C'est là qu'il faut chercher surtout
l'esprit de libéralisme accentué qui caractérise les dernières élec-
tions, comparées à celles de 1858.
L'autre question capitale, celle de l'organisation militaire, réclame
des deux côtés un loyal échange de concessions. L'opposition recon-
naît en [)rincipe la nécessité d'une réforme, mais elle songe aux ha-
sards de la politique extérieure. « Opérez l'union de l'Allemagne,
dit-elle au ministère, et vous aurez les contingens des autres états
allema ids pour renforcer l'armée prussienne. » Le ministère re-
tourne ainsi l'argument : « Pour opérer l'union de l'Allemagne,
il faut, dit-il, que la Prusse impose le respect et par ses institutions
et suit)ut par son organisation mllitaii-e; sans forte armée, point de
forte politique. » Voilà en quels termes cette grande question se
trouve engagée à la veille de l'ouverture des chambres. Ainsi de
toutes les façons l'aristocratie et l'armée sont les pierres d'achop-
pement que rencontre à Berlin l'affermissement du gouvernement
constitutionnel. Ce fait s'est présenté trop souvent dans l'histoire
pour que l'on puisse s'étonner de le voir se reproduire en Prusse :
le problème à résoudre, c'est d'aplanir les obstacles sans recourir
aux moyens révolutionnaires. Sur ce point, les libéraux de Berlin
paraissent s'entendre. De même qu'il serait dangereux d'accorder
à une aristocratie qui n'en a que le nom une prépondérance sur les
LE GOUVERNEMENT ET LES P.VRTIS EN PRUSSE. 233
autres classes, de même il ne serait pas prudent de refuser une
part convenable dans le gouvernement à la noblesse propriétaire
réunissant les conditions d'indépendance sans lesquelles elle ne sau-
rait être qu'un appendice inutile et par conséquent nuisible du pou-
voir royal. Une noblesse vraiment indépendante ne défendra pas
moins énergiquement que le tiers -état les institutions libérales
contre les empiétemens absolutistes. En voulant créer dans ces
dernières années une noblesse factice, l'administration prussienne
a compromis l'existence de la partie vraiment vitale de l'aristocratie:
il faut briser avec ces erremens. En un mot, si l'on veut réduire à
l'impuissance les partis extrêmes, il faut que l'exemple de la sa-
gesse vienne d'en haut. Les discours prononcés récemment par le
roi Guillaume P'" ont vivement ému les esprits, non-seulement en
Prusse, mais bien au-delà des frontières de ce royaume. On n'a pu
concilier le langage libéral du prince-régent avec ces discours qui
rappelaient, en termes si accentués, l'origine traditionnelle de la
royauté. C'est sous une impression fâcheuse que les électeurs prus-
siens se sont réunis dans leurs comices. Le résultat des élections
de 1861 est une réponse péremptoire aux projets de restauration
féodale dont l'opinion s'est inquiétée. Si cette réponse est comprise
par le souverain, la Prusse échappera à une catastrophe qui, dans
le cas contraire, pourrait paraître imminente. Guillaume 1", ses
actes pendant la durée de la régence en font preuve, est un prince
honnête, plein de droiture et de sens. En déclarant qu'il réalise-
rait les promesses renfermées dans la charte, n'a-t-il pas adopté
d'avance le programme du parti libéral? Quelle raison aurait- il
donc aujourd'hui de manquer à sa parole? Spectateur sans doute
attristé du règne précédent, il a vu alors comment un roi animé
des meilleures intentions, doué d'une vive intelligence, peut exposer
son trône et son pays aux crises les plus épouvantables, lorsque ces
qualités sont associées à un esprit flottant, indécis, accessible à
toutes les impressions du premier moment. Les traditions du passé
peuvent avoir leur grandeur, mais on les honore au moins autant
par les enseignemens que l'on en tire que par le culte dont on les
entoure. Les fondateurs de la dynastie royale de HohenzoUern ont
été obligés de rompre avec quelques-unes de ces traditions pour
créer le grand royaume qui s'appelle aujourd'hui la Prusse; si, par
un respect aveugle du passé, ils avaient hésité k le faire, peut-être
seraient-ils aujourd'hui encore les vassaux des empereurs d'Autriche.
En ce sens, on peut dire que la Prusse est d'origine révolutionnaire
dans la bonne acception du mot, et ce n'est qu'en se montrant fidèle
à sa tradition moderne qu'elle conservera sa raison d'être dans la
grande famille des états européens.
Edouard Simon.
CHARLET
Je voudrais à ma faible voix plus de force et d'autorité pour en-
tretenir dignement le public français de quelques admirables con-
temporains qui font sa gloire sans qu'il en soit peut-être sufîîsam-
ment informé. Gharlet est à la tête de ces hommes rares de notre
temps qui ne me paraissent pas avoir été mis à la place que la pos-
térité leur réserve sans doute. Mon objet est plutôt de rappeler les
grandes qualités de son talent que les particularités de sa vie : cette
dernière tâche a été remplie de manière à satisfaire pleinement la
curiosité, toujours éveillée sur la personne des hommes célèbres et
sur les détails intimes qui nous apprennent du moins qu'ils ont été
des hommes comme nous. Un pieux monument a été élevé à la mé-
moire de Gharlet par un amateur distingué, par un ami, qui a pu,
en ces deux qualités, fournir à son sujet les renseignemens les plus
précieux. M. le colonel de La Combe, auteur de ce livre (1), est pos-
sesseur en outre de la collection la plus belle et la plus complète
des œuvres de son maître favori; rien ne lui a coûté pour se pro-
curer les épreuves les plus irréprochables et les dilTérens états de
ces épreuves. Outre une foule de pièces inédites, il possède un grand
nombre de tableaux de Gharlet et un nombre plus grand encore de
ses plus belles aquarelles, genre dans lequel on sait qu'il a particu-
lièrement excellé. Entouré de ces trésors, le consciencieux historien
a été plus que personne en situation de faire ressortir des beautés
dont il se nourrit en quelque sorte chaque jour et de les louer di-
(1) Charlet, sa Vie, ses Lettres, etc., par M. de La Combe, 1 vol. in-8°.
PEINTRES CONTEMPORAINS. 235
gnement. Qub pourrais-je ajouter à ce tribut de pieuse vénération,
sinon un témoignage de plus, et j'ose du-e aussi enthousiaste, de
mon admiration pour celui que Géricault appelait le La Fonlaine
de la peinture?
Il est une face nouvelle et des plus intéressantes, je ne dirai pas
seulement de l'esprit, mais du talent de Gharlet, qui nous est révélée
dans la publication de M. de La Combe. 11 nous le montre comme
écrivain dans une suite nombreuse de lettres adressées à diverses
personnes et à lui-môme, et dans des notes sur son art et sur divers
sujets. L'originalité, la variété des tours, la verve bouflbnne unie
au sens le plus exquis, en font un recueil unique et donnent le re-
gret de tout ce qui s'est perdu de lui en ce genre. Sa nature plé-
béienne, dont il était fier, dont il exagérait avec complaisance les
saillies, donne le ton h ces lettres incomparables. L'éducation de
Charlet, il le dit lui-même, avait été fort négligée; il enchérissait
encore sur ce qu'elle lui avait laissé de rude et d'inculte en appa-
rence, et se montrait plus que de raison ignorant ou dédaigneux
des usages du monde. Il se sentait ainsi plus à l'aise pour expri-
mer ses idées comme elles lui venaient, et surtout pour^ne pas écrire
comme un écrivain. C'est un don ajouté à tous les autres, que la
nature a rarement refusé à la plupart des hommes remarquables.
Il semble que cette faculté leur ait été donnée par-dessus le marché,
pour la satisfaction des besoins de leur esprit et pour l'instruction
des autres. On peut dire même qu'il n'est guère d'homme doué de
quelque sentiment ou de quelque imagination qui ne trouve dans
les occasions qui l'intéressent le mot propre, le tour convenable et
même frappant pour exprimer sa passion; mais c'est surtout quand
ils parlent des objets qui font l'occupation et la gloire de leur vie
que des hommes comme Charlet, comme Puget, inventent de ces
images et de ces expressions qui semblent interdites aux écrivains
vulgaires. « Jamais probablement, dit M. de La Combe, Charlet n'a
relu une de ses lettres, et on l'eût bien étonné, si on lui eût dit
qu'elles pouvaient être publiées. Mettez les points et les virgules,
disait-il, je n'ai pas le temps. jNon-seulement les points et les vir-
gules manquent, mais souvent des mots entiers. Et cependant que
d'esprit, de cet esprit gaulois, franc, original! Quelle verve et quelle
naïveté! quel heureux mélange d'idées bouflbnnes même, unies
aux pensées morales les plus élevées! Et tout cela sous une forme
si colorée, si pittoresque, que sans aucun doute ces lettres auraient
à perdre, si elles étaient châtiées. »
On remarquera que c'est surtout par un certain côté littéraire que
Charlet a rencontré chez nous la popularité. Son talent de peintre
n'était estimé que des connaisseurs, et on ne lui donnait guère que
236 REVUE DES DEUX MONDES.
le rang d'un habile caricaturiste. L'esprit de parti, l'opposition po-
litique étaient aussi venus en aide à cette popularité au moment
où il avait débuté. C'était en 1816 ou 1817, alors que les humilia-
tions infligées à la France à la suite de nos désastres avaient exalté
au plus haut point le sentiment national ; mais rien ne contribua
autant à son succès que ces légendes d'un comique si amusant qui
accompagnent presque tous ses dessins, et dont une grande partie
sont devenues des proverbes. Peut-être est-ce un don malheureux
de notre race que cette manie de l'esprit qu'on veut mettre dans
tout, et qui gâte tant d'ouvrages de littérature, où du moins cette
recherche pourrait à la rigueur sembler plus à sa place : elle est
mortelle dans la peinture, qui tire ses moyens d'eflet d'une source
toute diiïérente. L'attention que vous sollicitez pour des idées in-
génieuses distrait la pensée de la signification morale de l'image
présentée aux yeux, de son sens mystérieux et profond, qui ne
veut point être analysé, et qui excite la rêverie au moyen d'un
langage particulier, qui n'est point celui de la langue écrite ou par-
lée. C'est donc un phénomène des plus rares que l'apparition de
ces étonnantes productions douées au plus haut degré de tous les
mérites de la peinture, et auxquelles une sorte d'explication amu-
sante pour l'esprit n'enlève aucun des mérites inhérens à l'art. C'est
le contraire de ce qu'on a récemment appelé, dans un jargon em-
prunté aux Anglais, des illustrations ^ où le peintre s'empare de
l'idée du poète pour la commenter à sa façon : chez Charlet, c'est
sa création de peintre qu'il semble résumer pour l'esprit de tout
le monde par un mot piquant ou philosophique.
Que de dessins admirables et que de charmantes idées, que de
sentiment et que de verve, que de scènes comiques ou attendris-
santes dans cette vaste comédie humaine, dans ces images double-
ment parlantes qui s'adressent au cœur et à l'esprit! Les person-
nages de Charlet sont à lui; ils ont la tournure et l'accent qu'il a
voulus. Il ne connaît pas ce tourment de l'auteur dramatique obligé
de confier le sort, c'est-à-dire l'effet, l'expression de ses idées, au
hasard de l'exécution sur la scène, celle de l'acteur en un mot qui,
changeant de perruque sans changer de masque, vient rendre sous
les mêmes traits et presque avec les mêmes inflexions de voix le
rôle d'un Tartufe et d'un Ariste, celui d'un Âlceste et d'un Purgon.
Molière lui-même était, dit-on, un médiocre interprète de ses pro-
pres pièces, et il est probable que les acteurs les plus admirables
ne l'eussent pas facilement contenté. Tout au contraire il ne faut
au peintre qu'un cadre et la lumière suffisante pour éclairer son
tableau. Charlet est plus heureux encore : ses productions, comme
celles du poète, peuvent se voir partout ; elles se répandent comme
PEINTRES CONTEMPORAINS. 237
les écrits, avec cette dilTérence qu'elles parlent aux yeux et à l'es-
prit en même temps.
Les types de Charlet sont de ceux qu'on n'oublie point, et la va-
riété en est infinie. 11 n'a jamais répété ni la même tète ni le même
ajustement. Qui croirait qu'en ne représentant que des soldats, des
ouvriers, des gamins de Paris, il ait pu trouver dans la tournure et
dans le costume des dillerences aussi frappantes? Dans ses dessins,
le dragon ne ressemble ni au lancier ni au grenadier ; il semble
qu'ils aient tous la physionomie de leur arme, comme ils en ont l'u-
niforme. Loin d'être des caricatures, ce sont de véritables portraits
auxquels il ne manque qu'un nom : encore lui arrive-t-il quelque-
fois de leur en donner un de sa façon dans sa spirituelle légende,
afin de les faire vivre tout à fait.
Son talent n'avait point eu d'aurore; il est arrivé tout armé, pourvu
de ce don d'imaginer et d'exécuter qui fait les grands artistes. Il a
même cela de remarquable que la première période de son talent est
celle où ce talent est le plus magistral. Dans des sujets aussi simples
et, ce qu'il y a de plus difficile, dans la représentation de scènes
vulgaires dont les modèles sont sous nos yeux, Charlet a le secret
d'unir la grandeur au naturel. En parcourant cette suite de magni-
fiques dessins qui ont marqué surtout la première époque de son
talent, on cherche involontairement ce qu'on peut lui préférer chez
les plus grands maîtres sous le rapport de la simplicité de la con-
ception et de l'ampleur du dessin. L'illustre Gros, pour qui il pro-
fessait tant d'admiration, avait déjà donné l'exemple de cette gran-
deur et de cet idéal dans les figures militaires de ses vastes tableaux.
Charlet retrouve ces mérites dans de simples dessins, mais avec
infiniment plus de naturel et de vérité. Dans le temps où il produisit
ces merveilles, il n'avait pas encore éprouvé le besoin d'enchérir
sur l'effet de sa composition par des explications adressées à cette
partie du public à laquelle l'art ne parlerait pas suffisamment; il
ne met qu'un titre : l' Aumône, le Menuet, le Soldai musicien, etc.;
encore se dispense-t-il le plus souvent de cette simple indication.
Ces réflexions s'appliquent surtout, comme nous l'avons dit, aux
ouvrages de son plus beau temps. Il prit assez tôt l'habitude d'une
exécution plus preste et plus habile : habile ne devrait pas être le
mot, carie comble de l'habileté, n'est-ce pas d'arriver à l'effet par la
simplicité des moyens? Et c'est la qualité qui caractérise entre
toutes les dessins de sa première manière, alors qu'il s'inquiétait
peut-être moins de plaire que d'exprimer fortement ses idées. Un
peu plus tard, l'adresse de la main, devenue plus remarquable,
l'entraînait souvent dans une exécution dont la précision et la dé-
licatesse ne sont pas exemptes d'une certaine coquetterie. Cette
238 REVUE DES DEUX MONDES.
adresse merveilleuse n'enlevait rien du reste à la franchise de ses
inventions. La composition, plus spirituelle quelquefois par l'inten-
tion, n'en demeure pas moins profonde et incisive, sans rien de
hâté ou de négligé. Il semblerait aussi qu'il fût plus soigneux, à
mesure que ses dessins se répandaient davantage, de donner à sa
pensée plus de clarté et plus de fmi, pour la rendre plus acces-
sible à la foule; mais cette pensée se retrouve toujours à travers les
variations de son exécution.
Gharlet travaillait continuellement , moins pour augmenter ses
minces ressources que pour céder au besoin impérieux de produire.
Sa merveilleuse aptitude à inventer le rendait aussi plus difficile
pour ses ouvrages. Il se dégoûtait souvent d'une œuvre commencée
et se trompait même quelquefois sur la valeur de ce qu'il avait jeté
sur la pierre ou sur le papier. Il lui arrivait de déchirer brusque-
ment des dessins que les amateurs trouvaient admirables; il les re-
commençait alors, mais sans se répéter. On a une foule de variantes
de ses lithographies; il est curieux de les suivre dans ces aspects dif-
férens de la môme pensée. Ces remaniemens nombreux le sont de-
venus bien davantage quand il s'est mis à faire de la peinture. La
pratique de la lithographie, où les retouclies sont presque impos-
sibles et enlèvent toujours au dessin une partie de sa fraîcheur, le
portait, quand il était mécontent, à recommencer son dessin sur
une pierre dilférente. Dans le tableau au contraire, où la toile plus
complaisante se prête facilement aux repentirs du maître, Charlet ar-
rivait plus difficilement encore à se satisfaire. Un tableau demande
des préparations, des essais nombreux; la nécessité de mettre d'ac-
cord l'ensemble de ses parties rend impossible tout ce qui paraît
improvisation et premier jet. Dans le cadre restreint d'un dessin,
la pensée de l'artiste, concentrée sur un petit nombre d'objets et
par conséquent de difficultés, embrasse en quelque sorte le sujet
et les moyens de le rendre avec plus de netteté. Il n'en est pas de
même dans un tableau, où ces difficultés s'accroissent en raison de
la dimension, où les exigences de l'effet et surtout de la couleur
présentent à l'artiste une foule de problèmes nouveaux qui tiennent
en échec la verve et la facilité de la main. Charlet ne s'était pas
familiarisé de bonne heure avec ces difficultés toutes spéciales; elles
étonnèrent son génie, et s'il s'opiniâtra à continuer de peindre, ce
fut sans doute par une secrète indignation de voir tant de médiocres
peintres se trouver à l'aise au milieu de difficultés qu'il ne croyait
jamais avoir suffisamment surmontées. Plus exigeant encore pour
lui-même dans ses tableaux et peu confiant dans son inspiration
ordinaire, il lui arriva souvent d'effacer d'admirables morceaux qu'il
ne remplaçait pas toujours avec plus de bonheur. Cette marche
PEINTRES CONTEMPORAINS. 239
contrainte ne laissait au reste aucune trace dans le résultat de ces
remaniemens multipliés.
Qni ne se rappelle cette admirable Uctraîte de Russie, qui a été
sa production la plus éclatante dans ce genre? La conception de ce
tableau est vraiment eiïrayante; le cœur se serre devant cette im-
mense- solitude marquée Çcà et là par des formes humaines enseve-
lies sous la neige, sinistres jalons de cette marche désolée. Charlet
l'intitule modestement Épisode. Ce n'est pas un épisode, c'est un
poème tout entier; ce n'est ni la retraite de Ney, ni la Bérésina; ce
n'est ni Murât, ni Eugène, ni Napoléon lui-même, déjà disparu de
ce lugubre théâtre, emportant sa part de l'horrible désespoir qui
précipite ces cent mille malheureux : c'est l'armée d'Austerlitz et
d'Iéna, devenue une horde hideuse, sans lois, sans discipline, sans
autre lien que le malheur commun. Dans cette toile semée de dé-
tails poignans, rien ne distrait l'esprit de la puissante unité de la
conception, et l'exécution en est pleine de nerf et de vérité malgré
ces tâtonnemens dont nous avons parlé. Ce qui conserve aux ta-
bleaux de Charlet autant de franchise qu'à ses autres œuvres, c'est
qu'au lieu de retoucher des morceaux séparés ou de les compléter,
il aimait mieux recommencer entièrement de grandes parties, et
retrouvait ainsi pour finir tout l'entrain qu'il avait apporté en com-
mençant.
Il ne faudrait pas confondre cet entrain et cette verve, sans la-
quelle il ne pouvait rien produire, avec ce qu'on a chez lui appelé
son talent d'improvisation. Les grands génies ont rarement impro-
visé. Si l'on rencontre quelquefois dans de beaux ouvrages de ces
parties dans lesquelles la conception, l'arrangement et l'exécution
ont marché comme de concert, ces parties sont en petit nombre
et se comptent facilement, même chez les hommes privilégiés.
Eh quoi! improviser, c'est-à-dire ébaucher et finir dans le même
temps, contenter l'imagination et la réilexion du même jet, delà
même haleine, sans hésitation ni faiblesse, ce serait, pour un mor-
tel, parler la langue des dieux comme sa langue de tous les jours!
Connaît-on bien tout ce que le talent a de ressources, même pour
cacher ses efforts, et qui pourra dire ce que tel passage admirable
a: coûté? La meilleure preuve de ce labeur persévérant dont les
grands esprits gardent le secret, c'est la rareté des beaux ouvrages:
elle n'est pas moins frappante dans le grand nombre de ceux qu'en-
gendre facilement, il est vrai, une prétendue et déplorable impro-
visation. Tout au plus ce qu'on pourrait appeler improvisation chez
le peintre serait-il la fougue de l'exécution sans retouches ni re-
pentirs; mais sans l'ébauche, et sans l'ébauche savante et calculée
en vue de l'achèvement définitif, ce tour de force serait impossible
240 REVUE DES DEUX MONDES.
même à un artiste comme Tintoret, qui passe pour le plus fougueux
des peintres, et à Rubens lui-même. Chez ce dernier en particulier,
ce travail suprême, ces dernières touches qui complètent la pensée
de l'aitiste ne sont pas, comme on pourrait le croire à leur force et
à leur fermeté, le travail qui a excité au plus haut point la verve
créatrice du peintre. C'est dans la conception de l'ensemble dès les
premiers linéamens du tableau, c'est surtout dans l'arrangement des
parties qui le composent que s'est exercée la plus puissante de ses
facultés; c'est là qu'il a vraiment travaillé. Son exécution, si sûre
d'ailleurs et si passionnée, n'était qu'un jeu pour un homme comme
Rubens, quand il s'était rendu maître de son sujet, quand l'idée,
en quête d'elle-même, si l'on peut parler ainsi, était devenue claire
dans son esprit.
Ces réflexions peuvent s'appliquer à cette faculté d'improviser
qu'on a attribuée à Charlet à cause de son extrême facilité. Devant
cette pierre entièrement blanche, sur laquelle il traçait à peine
quelques points pour se reconnaître, il lui anivait souvent de com-
mencer son dessin par une tête ou toute autre partie, qu'il finissait
presque sans y revenir. Le caractère, le mouvement semblaient lui
venir d'eux-mêmes, et il les accusait avec autant de sûreté que s'il
eût rendu un modèle posé devant lui ; mais était-ce bien là tout son
travail et tout l'effort de sa pensée? Ses modèles avaient effective-
ment posé devant lui, il les avait cherchés et découverts : il s'était
attablé avec eux, il avait surpris dans leurs confidences et sur leur
visage tout ce qu'il lui fallait pour donner la vie à son dessin; il ne
s'était séparé de son invalide, de son cuirassier ou de son hussard
qu'après se l'être approprié en quelque sorte, et il venait résumer
devant sa table ou à son chevalet tout ce qu'il avait voulu en conser-
ver, c'est-à-dire un type plus comique et plus intéressant que l'ori-
ginal lui-même.
C'est le nombre vraiment extraordinaire de ses ouvrages qui a
fait penser à tout le monde que Charlet improvisait. Sa vie n'a pas
été bien longue, et il semble, à voir ce qu'il a laissé, qu'il ait vécu
trois âges d'homme. Son pieux historien, dans un catalogue con-
sciencieux et parfaitement raisonné, anoté le nombre de ses li-
thographies : un travail plus curieux peut-être eût été de compter
le nombre de ses chefs-d'œuvre, qui est prodigieux. Il serait im-
possible de trouver la trace de ses innombrables aquarelles et de
ses tableaux, qui se sont répandus dans toute l'Europe. Il y a peu-
d'années encore, la Bibliothèque ne contenait que de rares échan-
tillons d'un maître si fécond et qui honore la France à si juste titre;
nous apprenons que cette lacune a été comblée en partie à la suite
de la vente récente d'une riche collection.
PEINTRES CONTEMPORAINS. 2Zil
Charlet est de la lignée de ces immortels railleurs qui s'attaquent
au ridicule ou au vice plus sûrement que les prédicateurs de vertu.
Qui croirait que de simples dessins puissent arriver à un comique
aussi profond et résumer dans une simple feuille tout un caractère
et presque toute une action? Ses figures sont si frappantes et si
vraies, le point où il saisit son personnage, l'entourage qu'il lui
donne, figures ou accessoires, est tellement celui qui doit faire res-
sortir l'idée, que je n'hésite pas à le placer, pour la peinture des
caractères, à côté de Molière et de La Fontaine. Le langage dans
lequel il s'est exprimé n'est pas celui de ces hommes divins; mais
son image est aussi pénétrante que leur prose ou que leurs vers. Il
ne farde point, il n embellit point. Il est impitoyable pour l'ad'ecta-
tion et la fausse sensibilité. 11 ne prend le mot d'aucune coterie hu-
manitaire. Encore moins a-t-il été un homme de salon : la robuste
complexion de son esprit ne pouvait s'accommoder de cette singu-
lière société qui ne vit qu'aux bougies et qui ne voit la nature qu'à
travers l'Opéra, qui méprise Rubens et trouve le beau dans les poses
d'une danseuse. Méconnu de ce monde factice auquel ses ouvrages
n'arrivaient même pas, on a vu qu'il n'avait pas trouvé chez ce
qu'on appelle le public un accueil bien sympathique (1). Ln bon
nombre de belles planches sont restées chez l'éditeur sans trouver
d'acheteurs. Il a cru souvent s'être trompé, et il lui arrivait de s'en
prendre à lui-même autant qu'à la sottise qui l'avait dédaigné.
Après la suite admirable de lithographies dans laquelle il a retracé
les costumes de la garde impériale, il avait entrepris un travail
analogue sur ceux de l'ancienne armée de ligne, et il avait intitulé
ce recueil la Vieille armée française. Il en fit douze pour commen-
cer, et au bout de trois mois il en avait vendu pour llx francs.
Déconcerté par ce mauvais succès, il s'était rendu chez l'éditeur
et s'était fait apporter et ranger devant lui les pierres malencon-
treuses, pour les retoucher, disait-il. Au bout de quelques instans,
les douze dessins étaient grattés sans pitié, et tout espoir de les
conserver complètement anéanti. Les épreuves qui restent de cet
essai sont d'une grande rareté, comme on peut croire, et recher-
chées avec empressement, ainsi que beaucoup d'autres planches
efïacées aussi ou abandonnées sans avoir été achevées.
Charlet n'a pa3 vu de discussions s'élever sur ses naïfs chefs-
d'œuvre : le public ne se doutait pas de son mérite, qui n'a été ap-
précié que des seuls artistes. Il leur était impossible de méconnaître
cette supériorité de main et d'intelligence. Plusieurs de ceux qui
(4) « Le bon sens des masses est admirable, disait Charlet, mais elles se trompent
resque toujours. »
TOME XXXVH. 16
2Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
se croyaient placés dans une sphère plus élevée de l'art ont sp-
plaudi à son talent sans lui faire l'honneur d'en être jaloux, et son
genre en apparence restreint, dans un temps où l'on admirait avant
tout l'habileté dépensée sur des toiles gigantesques, l'a sauvé des
critiques aveugles ou malveillantes. Sa gloire brillerait bien vite
aujourd'hui de tout l'éclat qu'elle ne peut manquer d'obtenir tôt
ou tard, si ses ouvrages étaient de la nature de ceux qu'on peut
retrouver dans des galeries ou des monumens. Ceux-là parlent pour
l'artiste après qu'il a disparu : il n'est pas besoin que des voix
émues s'élèvent pour le rappeler à la mémoire des générations qui
se succèdent. Les gravures, les dessins se perdent dans les cartons
des amateurs, et ne voient plus guère la lumière comme au temps
où ils ont été produits et où on les trouvait exposés partout. Celui
qui écrit ces lignes sait, comme tous ceux qui aiment la peinture,
combien sont insufTisans de froids panégyriques ou des descriptions
pour donner seulement une idée de beaux ouvrages produits par le
crayon ou par le pinceau. Il aurait désiré présenter une analyse de
quelques-unes de ces merveilles du génie de Gharlet dans lesquelles
ce grand artiste a touché si souvent au sublime de l'émotion. Il a
été effrayé de son impuissance et de la difficulté d'une tâche si
ingrate, et enfin complètement détourné en pensant au nombre in-
fini de belles pièces qu'il lui eût fallu citer. Quant à cette partie du
public qui ne demande pas mieux que de s'instruire sur cette gloire
encore voilée, c'est lui rendre un service véritable que de la renvoyer
à l'ouvrage même de M. de La Combe; on y trouvera sur la personne
de Gharlet et sur ses ouvrages des informations qu'on ne peut trou-
ver ailleurs, et qui sont le produit des recherches les plus conscien-
cieuses. On y trouvera surtout les précieuses lettres qui donnent
une idée si originale et si caractéristique de son esprit. Rabelais
eût écrit ainsi, s'il eût vécu dans notre temps.
Eugène Delacroix.
CIIROINIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre 18G1.
Nous voyons s'achever tristement une année qui certes n'aura pas place
parmi les olympiades brillantes et heureuses de ce siècle. La fâcheuse ori-
ginalité de cette date de 1861, c'est d'avoir étendu à la plus jeune des so-
ciétés modernes, à la grande république américaine, le malaise, l'incerti-
tude, le travail de dissolution, l'esprit d'incohérence et d'extravagance dont
souffre la caduque Europe. Le spectacle de la crise des États-Unis ne semble
pas fait pour nous rendre plus sages ou mieux assurés dans nos voies de ce
côté-ci de l'Atlantique. Manquant à la fois de prudence et d'entrain, nous
ne finissons point les questions commencées. Nous ne savons si nous de-
vons nous préparer à de nouvelles luttes militaires, ou si nous devons abor-
der avec une confiante ardeur les œuvres de la paix. L'esprit de révolution
est aussi hésitant, on dirait presque aussi fatigué, que l'esprit de con-
servation. La mort d'un homme dont la figure grandit à vue d'oeil de l'autre
côté de la tombe a troublé et paralysé la révolution italienne. Faute
d'hommes, les nationalités militantes et souffrantes s'arrêtent et vacillent
dans les luttes qu'elles ont entreprises. Faute d'hommes, les gouvernemens
ne peuvent ni prévenir ni surmonter les embarras qui grossissent devant
eux.
Un mal singulier a d'ailleurs atteint tous les gouvernemens à la fois,
le mal des finances surmenées, gaspillées, dilapidées. Presque tous les états
s'aperçoivent en même temps qu'ils ont fait une consommation ruineuse de
capitaux, et cependant ils n'ont ni la sagesse ni la force de s'arrêter dans
leurs dépenses. Si Ton part de la Turquie pour aller jusqu'aux États-Unis,
dans tous les pays on voit la plaie financière béante. La Turquie est victime
d'une misérable dette flottante de 2 ou 300 millions; mais ces pauvres Turcs,
que l'on dit exaspérés, sont au fond devenus si dociles sous la cruelle dis-
cipline de la misère, qu'en vendant une portion des immenses biens du
clergé ^musulman, en aliénant des wakoufs, il ne serait pas difficile, si l'on
244 REVUE DES DEUX MONDES.
s'y appliquait sérieusement, de tirer le trésor ottoman de la gône et de ré-
tablir un ordre quelconque dans l'empire. Après les finances de la Turquie,
les plus mauvaises de l'Europe sont celles de la Russie. La Russie est un
pays riche assurément; ses misères financières n'accusent que Timpéritie
de son gouvernement, lequel, après avoir sollicité pour les voies ferrées le
concours des capitaux étrangers, a cru habile de faire perdre soixante mil-
lions aux capitalistes qui avaient répondu à son appel. Les finances autri-
chiennes sont plus mal famées que celles de la Russie : c'est à tort; elles
sont pitoyables sans doute, mais du moins on n'en dérobe pas les misères
à la publicité. L'Autriche vient de faire sa confession financière devant le
Reichsralh; c'est une récapitulation de déficit annuels considérables qui
n'ont pas cessé depuis quatorze ans : le crédit faisant radicalement défaut,
la confiance et la bonne harmonie manquant à la situation politique, on
ne sait comment l'Autriche pourra conjurer ces désastres. L'Italie, pour
deux exercices seulement, 1861 et 1862, annonce un déficit de 700 mil-
lions. Il est vrai qu'elle comble cette lacune avec des ressources prove-
nant des emprunts négociés, qui s'élèvent à environ 550 millions, et
qu'elle compte pourvoir au reste avec des impôts : situation très délicate,
mais qui serait promptement sauvée, si la politique ne jouait pas de mau-
vais tours à l'Italie. Nous ne parlons pas de la France, qui a peu d'efTorts
à faire, des impôts nouveaux à créer, un emprunt à négocier, pour éviter
le danger qu'elle a entrevu. Nous ne parlons pas de l'Angleterre, qui en un
mois vient, dit-on, de dépenser de 3 à 6 millions sterling en armemens ma-
ritimes, et qui, lors môme que son conflit avec les États-Unis n'irait pas
jusqu'à la guerre, aura probablement de ce chef à ajouter quelques pence
par livre à son income-lax. Nous ne parlons pas de l'Espagne, dont les
finances dans ces derniers temps avaient paru s'améliorer, mais qui, mal-
gré sa fierté proverbiale, ne craint pas de compromettre son crédit renais-
sant en manquant aux engagemens qu'elle avait pris envers les victimes de
ses anciennes banqueroutes. Restent les États-Unis, qui cette année, en
prodigalités financières comme en convulsions politiques, dépassent tout le
monde. En moins de deux ans de guerre civile, les États-Unis auront dé-
pensé plus de 3 milliards. D'un bond, ils seront arrivés à se donner une
dette fédérale énorme. Profond désordre moral et manque de décision et
d'énergie, vaste déperdition des forces économiques du monde constatée
par l'épuisement de toutes les finances publiques, voilà, au point de vue
politique, le fond de l'année 1861. En même temps disparaissent des hommes
qui donnaient du ton aux pays auxquels ils appartenaient ou en mainte-
naient discrètement l'équilibre : il y a quelques mois, le comte de Cavour;
il y a quelques jours, le prince Albert. Le drame, en se traînant, se com-
plique, et quelques-uns des personnages qui avaient le plus d'influence sur
la conduite de l'action ont disparu. 1861 transmet à 1862 un pénible héri-
tage.
REVUE. — CHRONIQUE. 2Zl5
Le legs le plus redoutable de Tannée qui expire est la querelle anglo-
américaine provoquée par l'afTaire du Trent. L'issue de ce conflit peut être
si grave qu'il est impossible que l'attention ne se détourne point des afifaires
intérieures de l'Europe pour s'absorber sur les nouvelles d'Amérique jus-
qu'à ce que les choses aient pris enfin un tour décisif. La menace de ce
terrible duel des deux fractions de la race anglo-saxonne tient le monde
entier en suspens. Cette année se ferme sans que nous sachions encore si
les États-Unis accorderont la réparation qui leur est demandée par l'Angle-
terre. Les dernières dépêches disent bien, d'après les journaux de New-
York, que le gouvernement de M. Lincoln ne rendra pas la liberté à MM. Ma-
son et Slidell ; mais les affirmations de la presse de New^-York n'ont aucun
caractère officiel, et nous restons encore dans le doute. Il nous est cepen-
dant difficile d'espérer que le gouvernement américain enlève du premier
coup tout prétexte à la guerre par la restitution des commissaires du sud.
Les manifestations populaires si favorables au capitaine Wilkes, les appro-
bations officielles données à cet officier, la promotion qui l'a récompensé,
le caractère des prisonniers considérés par la masse des unionistes non
comme des ambassadeurs ennemis, mais comme de coupables rebelles, la
situation du gouvernement américain, qui a besoin de toute sa force morale
et de l'adhésion passionnée du peuple pour faire face à une si vaste guerre
civile, tout donne à croire que le président et ses ministres ne pourront
pas céder à la première sommation d'un gouvernement étranger contre
lequel le peuple américain nourrit de si vives préventions. Il nous paraît
donc probable qu'il ne sera pas donné satisfaction à l'ultimatum du cabinet
anglais, et que lord Lyons quittera l'Amérique. La rupture des relations
diplomatiques est un fait bien grave assurément; mais ee n'est point encore
la guerre. C'est après le départ de lord Lyons, après les contre-proposi-
tions que le cabinet de Washington ne manquera pas d'adresser au gouver-
nement anglais, qu'il importera que l'opinion publique, non-seulement en
Angleterre, mais en Europe, prenne en sérieuse considération la situation
des États-Unis et la perspective de cette guerre dont on sera menacé.
Le gouvernement anglais, nous le savons, a posé la question sur un ter-
rain de droit strict où en effet sa cause paraît si invincible qu'il ne lui
semble pas permis de l'affaiblir par des concessions. L'Angleterre ne dis-
cute point la question de savoir si MM. Mason et Slidell pouvaient être
considérés comme contrebande de guerre et pouvaient à ce titre être saisis
à bord d'un navire neutre : l'Angleterre se borne à nier qu'un officier pût
s'ériger en juge dans une telle cause, dont la décision ne devait appartenir
qu'à une cour d'amirauté. Le capitaine Wilkes se substituant arbitraire-
ment à l'autorité judiciaire, seule compétente pour donner un caractère
légal à sa prise, l'Angleterre ne peut voir dans l'acte qu'il a commis sur le
Trent qu'un fait de violence, qu'un outrage accompli contre le pavillon bri-
tannique. Enfermée dans ces termes de légalité rigoureuse, la protestation
246 REVUE DES DEUX MONDES.
et la revendication anglaises sont d'une justice inflexible et absolue; mais
l'équité et môme la politique permettent-elles ou conseillent-elles toujours
de placer ainsi les questions dans d'infranchissables limites? N'y a-t-il pas
des argumens qui, sans avoir une valeur juridique absolue, possèdent ce-
pendant en politique une influence très grande et parlent aux consciences
au nom de l'équité? Par exemple cette aflaire du Trent ne fournit-elle pas
elle-même des argumens de cette nature? Nous en connaissons deux de
cette sorte, celui que le capitaine Wilkes a exposé dans son rapport et celui
que le général Scott a présenté dans sa lettre au consul des États-Unis à
Paris. Le capitaine "Wilkes explique dans son rapport que c'est pour mé-
nager les intérêts anglais, des intérêts innocens, qu'il n'a pas voulu opérer
la capture du Trent. La raison, au point de vue du droit, n'est pas sérieuse;
mais, au point de vue pratique, n'est-il pas étrange que, si le capitaine
américain eût fait subir un plus grave dommage aux intérêts anglais enga-
gés dans le Trent, il eût échappé à la logique judiciaire dans laquelle les
juristes britanniques enserrent la culpabilité de son acte? Il y a là une de
ces contradictions morales que la politique a justement pour devoir de
concilier, au lieu de les abandonner au recours aveugle de la force bru-
tale. Il en est de même de l'argument du général Scott. Le vieux général
disait que les États-Unis ne feraient pas difliculté de rendre les prisonniers,
si de son côté l'Angleterre consentait à reconnaître en termes généraux le
principe du droit des neutres, qui serait consacré par le fait spécial de
cette restitution. Évidemment, dans la logique du droit, la condition mise
par le général Scott à la réparation d'une injure particulière n'a pas de
force. Il n'y a pas de connexité entre un acte injuste, dont le redressement
est poursuivi, et la proclamation d'un principe général imposé en récipro-
cité à la partie ofl'ensée. Cependant la transaction suggérée par le général
Scott, en dépit des légistes de chancellerie, a grande prise sur la conscience
humaine. C'est encore un de ces cas où la politique doit bien peser si le
summum j m n'est pas la siimma injuria, et où la pensée de l'homme d'état
doit s'élever au-dessus de la limite que se pose l'esprit d'un attorney ou
d'un procureur.
Il nous semble impossible que l'Angleterre, qui a eu pendant un mois le
temps de réfléchir mûrement aux conséquences d'une rupture brusque et
violente avec les États-Unis, veuille aujourd'hui emprisonner l'Amérique et
s'emprisonner elle-même dans un cercle de Popilius, L'on a dans ces der-
niers temps beaucoup parlé des anciennes injures que l'Angleterre a eu à
soufl'rir de la part des États-Unis et des concessions réitérées qu'elle a cru
devoir faire à d'autres époques à l'intraitable impétuosité américaine. L'on
a ajouté qu'autrefois c'est l'intérêt du coton qui rendait l'Angleterre si ac-
commodante, qu'aujourd'hui au contraire, les États-Unis étant déchirés par
la guerre civile et la sortie du coton empêchée par le blocus des ports
du sud, l'Angleterre est sollicitée par l'occasion et poussée par l'intérêt
REVUE. — CHRONIQUE. 247
à tirer des anciennes insultes une vengeance suprême. Ceux qui parlent
ainsi calomnient l'Angleterre dans le passé, et, nous en avons confiance, la
calomnient dans le présent. Au temps où elle a réglé ses derniers litiges
avec les États-Unis dans un esprit de modération qu'on a étourdiment taxé
de faiblesse, les ministres de l'Angleterre étaient sir Robert Peel, lord Aber-
deen. Ce fut sous le grand ministère de sir Robert Peel que furent termi-
nées les questions de TOregon et des frontières du Maine. Sir Robert Peel
avec ses grandes conceptions économiques, lord Aberdeen avec son esprit
élevé de justice, de conciliation et de paix, étaient placés bien au-dessus
des tentations de l'intérêt sordide et des conseils d'une lâche pusillanimité.
Nous le demandons à l'Angleterre actuelle : quelle était à cette époque la
conduite qui devait être la plus profitable à sa véritable grandeur? N'est-ce
pas celle que lord Aberdeen et sir Robert Peel ont suivie? L'Angleterre
serait-elle bien aise aujourd'hui d'avoir sacrifié à la satisfaction d'humi-
lier la jactance américaine ces pacifiques réformes de 18Z|2 et de 18Z|6 aux-
quelles elle a dû sa paix intérieure et sa prospérité au milieu des agita-
tions qui depuis ont bouleversé le reste de l'Europe? En dépit de leurs
émotions présentes, les Anglais feront bien de ne point oublier l'enseigne-
ment de ces beaux souvenirs. Ils feraient bien aussi, lorsqu'on les exhorte
à profiter de la détresse des États-Unis pour les accabler au nom d'an-
ciennes injures, de se reporter encore vers le passé.
Quels sont en Amérique les hommes qui se sont toujours montrés les en-
nemis arrogans de l'Angleterre? Ce sont les hommes du sud, qui ont eu le
monopole du pouvoir pendant près d'un demi-siècle. Ce sont les hommes
du sud, qui ont préconisé cette politique d'annexion qui menaçait l'Angle-
terre, politique de flibustiers, comme les Anglais l'appelaient avec tant de
raison. Ce sont les hommes du sud, du parti de l'esclavage, qui favorisaient
la traite et cherchaient aux croiseurs anglais de si mauvaises et de si fré-
quentes querelles. Quels sont au contraire parmi les Américains ceux qui
avaient le plus d'affinité avec les aspirations généreuses de l'Angleterre,
ceux qui étaient ses alliés naturels? Ce sont les hommes du nord, les répu-
blicains. Or, aujourd'hui que les hommes du sud, le parti de l'esclavage, le
parti de la politique flibustière, le parti qui s'était fait un moyen de popu-
larité de son insolence envers l'Angleterre a perdu le pouvoir et veut bri-
ser l'union uniquement parce qu'il a perdu le pouvoir, 'c'est au profit de ce
parti et de ces hommes, qui étaient hier ses antagonistes acharnés, que
l'Angleterre voudrait venger les injures qu'elle a reçues d'eux autrefois, en
accablant de ses réclamations inexorables et de tout le poids de sa puis-
sance maritime, qui? le parti qui lui a toujours été le plus favorable, le
parti qui se rapproche le plus de ses principes, le parti du travail libre, le
parti républicain! Parmi les contradictions dont nous a fatigués la politique
contemporaine, il n'y en aurait pas de plus choquante et, nous le croyons
aussi, de plus imprévoyante.
248 REVUE DES DEUX 5I0NDES.
Il faut en effet que les peuples de l'Europe dont rinnuence s'étend au-
delà des mers, il faut que la France aussi bien que l'Angleterre prennent en
considération l'avenir des États-Unis. Les puissances européennes, la France
à leur tête, se sont hâtées, dans l'affaire du Trenl, de se prononcer pour
la légitimité des réclamations anglaises. Cette intervention morale dans le
différend anglo-américain a été de notre part toute gratuite. La France,
comme M. Tliouvenel le rappelle dans sa dépêche du 3 décembre, est liée
par des traités avec les États-Unis aux mêmes principes de droit maritime;
TAndeterre n'ayant pas admis ces principes, on pourrait comprendre que
les États-Unis fissent à l'Angleterre l'application des règles de droit mari-
time qu'elle professe, sans que nous fussions autorisés par de tels actes à
douter de la fidélité de la république américaine à remplir les obligations
qu'elle a contractées envers nous. Nous ne regrettons pas cependant que
la France et l'Europe aient fait connaître à l'Amérique leur pensée unanime
sur l'affaire du Trent. Cette manifestation d'opinion peut être d'un grand
secours pour le gouvernement de Washington. Il sera plus facile à ce gou-
vernement, qui a besoin de popularité, de consentir à des réparations lors-
qu'il aura l'air de céder non plus seulement à un ultimatum appuyé d'une
menace de guerre, mais à l'opinion unanime des gouvernemens amis et
désintéressés de l'Europe. Nous voyons donc dans la dépêche de M. Thou-
venel une marque effective d'intérêt donnée aux États-Unis. La France, si
par malheur la guerre ne peul pas être prévenue, doit sans doute demeu-
rer neutre; mais si elle pouvait quelque chose pour prévenir la guerre, qui
ne souhaiterait de lui voir consacrer à une telle œuvre ses plus sincères
efforts ?
Nous ne pouvons assister avec indifférence à cette crise, qui menace de
dissolution la partie la plus vivace de l'Amérique. Le cynisme avec lequel
le sud semble avoir voulu lier pour toujours sa cause à celle de l'escla-
vage, le grand principe du travail libre sur lequel repose la prospérité du
nord, ne permettent pas aux sentimens généreux d'hésiter entre les deux
parti-;. Les plus pressans intérêts doivent nous faire désirer la prompte fin
de cette crise, à laquelle une guerre étrangère donnerait une durée et des
proportions plus dangereuses en augmentant les souffrances que l'Angle-
terre, la France et toute l'Europe en ressentent indirectement. Or la crise
américaine ne peut finir que par le rétablissement de l'union. La doctrine
sécessioniste, si elle était consacrée par le succès, serait pour les états de
l'Amérique septentrionale, pour ceux du nord comme pour ceux du sud,
une cause permanente de dissolution. Elle se reproduirait partout et à tout
propos. L'état se séparerait de l'état, le comté du comté, la commune de la
commune. On tomberait, comme dans l'Amérique méridionale, en une anar-
chie qui n'aurait pour remède que de mobiles dictatures, suscitées et ren-
versées par la violence. Si la guerre civile actuelle se prolonge, ou si la
fatalité veut qu'elle soit compliquée d'une guerre étrangère, le nord sera
REVUE. — CHRONIQUE. 2Zi9
obligé de recourir à l'abolition immédiate et radicale de l'esclavage, à la
guerre servile, moyens suprêmes qui ne répareront pas le mal, mais qui
consommeront la ruine du sud. On voit déjà par le dernier message du
président Lincoln, et surtout par les propositions présentées et débattues
au congrès, combien il est difficile au nord de se défendre contre la ten-
dance qui mène à ces extrémités désespérées. Pour le dire en passant, de-
puis le commencement de cette lutte, on n'a pas été assez juste en Europe
envers M. Lincoln et ses amis. On n'a pas tenu assez de compte de la ré-
serve consciencieuse qu'ils ont apportée dans cette question de l'esclavage.
Autant que cela dépendait d'eux, ils n'ont pas voulu la résoudre sommaire-
ment, dans le feu d'une guerre civile, au prix de cruelles incertitudes et de
maux incalculables. Ils ont cherché à enlever à la violence la solution d'un
si redoutable problème; ils se sont efforcés de resserrer le débat entre eux
et les sécessionistes sur un terrain exclusivement politique, sur la question
de savoir si le plus respectable de tous les contrats, celui de qui dépend
l'existence d'un état constitué, peut être rompu au bon plaisir de l'un des
contractans. Leur modération échouera peut-être, mais il importe de la re-
connaître pour dégager leur responsabilité des terribles conséquences que
peuvent avoir pour l'humanité les nécessités qui seraient créées aux États-
Unis par les complications de la politique étrangère.
• L'incident d'une guerre avec l'Angleterre serait d'autant plus déplorable
qu'à, l'heure qu'il est un grand événement militaire qui serait favorable à la
cause du nord pourrait conduire plus rapidement qu'on n'a l'air de le
croire en Europe au rétablissement de l'union. Qu'on n'oublie pas que les
États-Unis sont dans un de ces accès révolutionnaires où l'effet moral est
tout-puissant, où il suffit d'un accident pour renverser le courant des idées
et des faits. Si le nord obtenait une éclatante revanche de la défaite de Bull
Run, si l'on ne donnait pas au gouvernement de la confédération du sud le
temps de s'enraciner dans l'esprit des masses inofifensives, si, après avoir
brisé la force matérielle sur laquelle il s'appuie, on l'ébranlait dans l'opi-
nion des hommes d'ordre en offrant à leurs intérêts de sérieuses garanties,
il ne serait pas impossible que l'édifice sécessioniste s'écroulât comme une
de ces fragiles constructions que le génie américain se plaît à élever en un
jour. C'est peut-être au moment où le coup décisif allait être porté que les
Américains seront surpris par la funeste diversion d'une guerre étrangère.
On sait en effet que la capitale de l'Union n'est plus qu'un vaste camp, et
que les préparatifs militaires sont devenus l'unique préoccupation des états
du nord. Après les étourderies du début, les Américains ont compris qu'une
grande guerre ne s'organise pas comme une élection présidentielle. Les
Américains participent de ce caractère de la race anglaise, ordinairement
si lente à se préparer. L'événement montrera s'ils ont hérité aussi de la
persévérance britannique. D'ailleurs, par la manière dont elle est levée et
organisée, par sa composition et son esprit, l'armée actuelle des États-Unis
250 REVUE DES DEUX MONDES.
ne ressemble à rien de ce que l'Europe connaît. L'esprit démocratique et
mercantile, par un phénomène curieux, y a produit des combinaisons qui
pour nous se rattachent aux temps de la féodalité et de l'ancien régime. On
y voit, comme dans l'ancienne organisation militaire de la France, si bien
exposée dans l'excellente Histoire de Louvois que vient de publier M. Camille
Rousset, des compagnies formées à l'entreprise et des espèces de colonels
propriétaires. Pour s'y introduire, la discipline a eu à lutter contre l'in-
fluence des mœurs civiles des États-Unis, contre le système d'élection des
officiers par les volontaires, et contre l'autorité jalouse des gouverneurs
d'états intervenant entre les troupes et le pouvoir central : curieuse armée,
dont on ne saurait dire si elle est une armée de mercenaires, ou une armée
nationale, ou une armée de volontaires. Ce sont des mercenaires, comme
les appellent les gens du sud, puisqu'ils prennent la profession des armes
pour vivre et spéculent sur la haute paie qu'ils reçoivent; mais comment
les appeler des mercenaires, puisqu'ils ne sont pas des étrangers? Les sol-
dats que l'Union a rassemblés par centaines de mille représentent tout aussi
bien qu'une armée de conscrits toutes les classes qui composent la nation
et en reflètent l'esprit. Ils comptent, il est vrai, dans leurs rangs cinquante
ou soixante mille Européens; ce n'est qu'une juste proportion accordée à la
population des émigrans, qui, établis depuis quelque temps aux États-Unis
font déjà partie de la nation et commencent à jouer un rôle important dans
toutes ses affaires. Le soldat américain a enfin du volontaire l'inexpérience
et l'impatience de la discipline; mais il a moins d'enthousiasme que lui. On
le dit en revanche intelligent et dur à la fatigue. Singuliers élémens avec
lesquels le général Mac-Clellan, en s'aidant des officiers et des soldats des
anciennes troupes régulières aguerries par la vie des prairies, compose une
armée qui peut devenir formidable, et qui semble appelée à exercer sur les
destinées des États-Unis reconstitués une sérieuse influence, quoique voilée
encore par les incertitudes mystérieuses de l'avenir!
L'esprit public peut difficilement porter à la fois deux grandes préoccu-
pations, et nous ne serions pas surpris que l'anxiété causée par les affaires
d'Amérique eût fait tort à la grande question qui était, il y a quelques jours,
soumise aux délibérations de notre sénat.
Nous l'avouerons sans détour, la discussion du sénatus-consulte qui doit
introduire une plus étroite régularité dans la confection et le vote de nos
budgets n'a point répondu à notre attente. Nous nous étions figuré que l'i-
nitiative prise à cet égard par le gouvernement, et dont l'empereur a laissé
publiquement l'honneur à M. Fould, devait exciter dans nos assemblées po-
litiques une généreuse émulation. Un grand objet leur était proposé : éta-
blir les finances de la France sur des bases puissantes et stables, contenir
les dépenses dans les limites des ressources, rendre à notre politique finan-
cière sa liberté d'action, en l'affranchissant autant que possible de ces
dettes exigibles à courte échéance qui mettent un pays à la merci de cir-
REVUE. — CHRONIQUE. 251
constances imprévues, et, par cette application à la réforme des finances
publiques qui est le devoir et l'œuvre féconde des temps de paix, imprimer
une impulsion plus saine à l'activité industrielle et commerciale de la na-
tion. Il nous semblait que lorsqu'un tel appel était adressé par le gouver-
nement aux assemblées politiques, il n'était personne qui ne dût l'accueillir
avec joie. Nous nous imaginions que chacun* ferait preuve de zèle, d'abord
pour bien comprendre la pensée du gouvernement, ensuite pour en secon-
der la réalisation.
Nou? regrettons de le dire : le public n'a pas trouvé dans les discours
qui ont été prononcés au sénat cette sorte d'électricité morale par laquelle
un mouvement d'opinion s'associe à une heureuse entreprise politique. Il
ne semble pas que la question principale ait été bien saisie par ceux des
sénateurs qui ont pris part à la discussion. Chose bizarre, quoique les votes
fussent acquis à la proposition du gouvernement, les discours trahissaient
une sorte de mauvaise humeur ou une maussade hésitation de pensée. On
avait l'air de se réveiller de mauvaise grâce, et de ne pas vouloir croire
aux difficultés, aux dangers de la situation financière où les vieux erremens
nous avaient conduits. On était visiblement mécontent d'apprendre que
tout n'allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il y a
en France des courans bien contradictoires. Il est des temps où le dénigre-
ment est universellement à l'ordre du jour, où nous mettons une émulation
maladive à nous décrier nous-mêmes sous toutes les formes, à nous rabais-
ser sur tous les points. 11 en est d'autres où nous nous épuisons en adula-
tions sur notre propre compte, où nous nous admirons avec une infatigable
complaisance, où toutes les bouches officielles, tous les organes de la pu-
blicité se croient tenus de célébrer à l'envi, et à tout propos, nos mérites,
notre suprématie, notre gloire. Dans certaines régions de notre mondç po-
litique, on était évidemment dans une de ces veines de béatitude enchan-
tée; l'on y a su mauvais gré à M. Fould d'avoir troublé un beau songe. Sans
doute l'on n'a eu que de l'admiration pour les lettres adressées par l'empe-
reur au ministre d'état et au ministre des finances; mais le terrible mé-
moire dont l'empereur a autorisé la publication semble n'avoir été pour
certaines gens qu'une révélation malencontreuse.
C'est à ce conflit de sentimens froissés et d'illusions contrariées que nous
attribuons le ton chagrin et la stérilité de certains discours prononcés au
sénat. Au lieu d'attaquer de front la question principale et d'entrer de bon
cœur dans la voie ouverte par le gouvernement, on s'est égaré dans des
préoccupations rétrospectives, dans des apologies mesquines. La renoncia-
tion aux crédits supplémentaires et extraordinaires par décrets, le vote du
budget par grandes sections ne seraient-ils pas un retour au régime parle-
mentaire et au système de la responsabilité des ministres? Voilà par exem-
ple une des questions dont on s'est le plus ému. Ce n'est point un retour
au régime parlementaire, c'est au contraire l'abrogation d'une tradition de
252 RETUE DES DEUX MONDES.
ce régime, — a dit victorieusement M. Troplong dans son rapport sur le
projet de sénatus-consulte, et cependant l'autorité du président du sénat
n'a pu rassurer M. Brenier sur les périls que court la constitution! Puis,
comme si Ton répondait à nous ne savons quels invisibles et muets adver-
saires, on s'est cru obligé de défendre la politique financière de l'empire
depuis son origine; on a rappelé les 2 milliards empruntés sur rentes con-
solidées, et s'appropriant généreusement le mot célèbre d'une autre épo-
que, la France est assez riche pour payer sa gloire, on s'est écrié : « Est-
ce donc un argent mal placé que celui qui sert à payer tant de gloire, de
grandeur et de générosité? » Argent bien placé assurément, s'écrie un ho-
norable sénateur, M. Bonjean, car il a révélé la richesse de la France, il
a utilisé les épargnes du pays, épargnes si considérables que nous avons
pu, suivant cet économiste enthousiaste, prêter en outre 5 milliards aux
gouvernemens ou aux entreprises industrielles des autres pays, et que nous
sommes devenus les banquiers de l'Europe. Enfin il n'est pas jusqu'à la
dette flottante qui n'ait fourni matière à de consolantes répliques. Compa-
rant le chiirre actuel des découverts à celui qu'ils avaient atteint sous de
précédens régimes, on a prétendu que pour la plus grande partie on n'avait
fait qu'hériter des dettes de ces régimes, auxquelles on n'avait tout au plus
ajouté que 300 millions. Passant ensuite aux moyens de trésorerie à l'aide
desquels ces découverts se transforment en dette flottante, Ton a témoigné
presque l'intention de soutenir que ces moyens de trésorerie sont en quel-
que sorte des prêts forcés que le gouvernement est contraint de subir.
L'état, un emprunteur nécessiteux! Quelle erreur! Il est débiteur malgré
lui.
A nos yeux, ce n'est point dans ces diversions qu'était le véritable inté-
rêt du débat, la vraie question à laquelle on devait s'efforcer d'attacher l'o-
pinion publique. Nous n'avons aucun goilt à conjecturer quelles seront les
conséquences constitutionnelles delà renonciation par laquelle la couronne
abandonne le droit de décréter des crédits, et de l'accroissement d'attribu-
tions que le corps législatif vient de recevoir. C'est à la pratique que se
font, à vrai dire, les institutions politiques, et nous attendons patiemment
que l'expérience nous apprenne la vertu de développement que le sénatus-
consulte récemment adopté peut inculquer à la constitution. De même nous
ne voyons aucune utilité à ces récapitulations complaisantes des emprunts
contractés depuis dix ans; une seule réflexion au sujet de ces emprunts
eût été opportune : à quel taux ont-ils été négociés? En moyenne, on n'a
guère emprunté depuis dix ans qu'aux environs de 60 francs, tandis que le
dernier emprunt négocié avant 1868 avait été placé à 75. Il y a dans ce
rapprochement une leçon de modestie pour le présent, dont il est bon de
profiter pour s'appliquer plus résolument à la réforme des finances. Nous
ne saisissons pas davantage la justesse des distinctions que l'on fait sur les
découverts et le motif de gloire ou d'excuse que l'on prétend tirer de ces
REVUE. — CHRONIQUE. 255
legs d'arriéré que l'on impute aux anciens régimes. Nous n'avons pas à
défendre la politique financière antérieure à 18/(8; elle a été justifiée dans
la Revue par deux de ses organes naturels, M. Vitet et M. Dumon, et tout
le monde sait que le découvert de 18Z|8 allait être ramené dans de rassu-
rantes limites par un emprunt dont les versemens furent interrompus par
la révolution de février. Quand on a soi-même emprunté deux milliards, il
semble que Ton eût dû avoir des ressources suffisantes pour atténuer même
les découverts légués par le passé. D'ailleurs on a consolidé plus de 200 mil-
lions sur les découverts de 1857 avec les 100 millions du nouveau capital de
la Banque de France et les rentes fournies à la caisse de la dotation de
l'armée, et si l'on trouve quelque intérêt à comparer la dette flottante d'un
régime avec la dette flottante d'un autre, il serait certes équitable de rap-
peler pour mémoire cette consolidation récente. Enfin nous sommes loin
d'admettre que le trésor soit en quelque sorte obligé, comme on a affecté
de le dire, par les ressources qui s'imposent à lui, d'entretenir une énorme
dette flottante. Ceux qui professent cette opinion apportent dans l'appré-
ciation de ces questions l'optimisme routinier de l'esprit administratif, au
lieu de s'inspirer de l'esprit sagace des affaires. D'abord il est connu de
tous ceux qui sont mêlés aux mouvemens du marché financier que, bien
loin de se contenter des ressources qui lui arrivent naturellement par les
comptes-courans des receveurs-généraux, par les fonds des communes, par
les caisses d'épargne, le trésor a sollicité d'autres ressources. Qu'est-ce
par exemple que le compte-courant du crédit foncier, le compte-courant
de certaines compagnies de chemins de fer? Ensuite il n'est nullement
exact qu'une bonne politique financière ne conseille pas au gouvernement
de restreindre certaines charges qui s'imposent à lui : sans parler des
fonds de dépôt du crédit foncier, dont il pourrait fort bien se passer, pour-
quoi l'état s'astreindrait-il à maintenir à 1,000 francs le maximum des
livrets de caisses d'épargne et ne réduirait-il pas même de moitié ce maxi-
mum? Dans un temps où l'on semble avoir renoncé à l'amortissement, il ne
serait pas indifférent, par la même mesure, de décharger les responsabi-
lités du trésor et de reporter vers les fonds publics un courant de petits
capitaux qui jusqu'à un certain point y ferait la fonction de l'amortisse-
ment, aujourd'hui tombé en désuétude.
Le véritable intérêt de la discussion était dans l'équilibre financier que
l'on se propose de rétablir. 11 y avait jusqu'à présent deux budgets, le bud-
get voté, le budget normal, et le budget décrété, le budget irrégulier. Il
n'y avait de ressources régulières et prévues que pour le premier; le se-
cond était, pour les ressources, livré à la tentation et à l'imprévu des
moyens de trésorerie. Ni les chambres ni le pays ne pouvaient chaque
année balancer avec précision et les ressources du revenu public et les dé-
penses totales de l'année. De là pour le gouvernement et pour le pays une
tendance maladive à dépenser plus que le revenu, si bien qu'un budget
sur dix se soldant en équilibre pouvait passer pour un phénomène. De là
%
254 REVUE DES DEUX MONDES.
la triste nécessité pour le gouvernement de venir emprunter au-delà de
toute mesure sur le marché des capitaux flottans, d'y faire concurrence au
crédit commercial, auquel ces capitaux appartiennent essentiellement, et
l'inconvénient de frapper le crédit public, surveillé sans relâche par le
marché monétaire, d'une dépréciation lente et funeste. C'est à cet état de
choses que M. Fould veut mettre un terme. Nous ne sommes pas surpris
qu'il y ait parmi nous une sorte de vieux parti turc que cette réforme
trouble et inquiète; mais nous sommes fâchés qu'un homme aussi spirituel
que M. Brenier, et quf a pu voir naguère à Naples combien il est périlleux
pour un gouvernement d'être trop lent à se réformer, ait dénoncé dans le
système qu'on va inaugurer une innovation compromettante. M. Brenier
aurait voulu que l'on gardât la prérogative des crédits décrétés. Comment
pourvoir à ces crédits? Par les moyens de trésorerie? Mais il arrive tou-
jours un moment où les moyens de trésorerie ne suffisent plus à porter les
découverts existans. A ce moment-là, on rendrait l'élasticité aux moyens
de trésorerie en consolidant une petite portion de la dette flottante. Voilà
donc le cercle où des esprits conservateurs pensent que nos finances pour-
raient se mouvoir avec sécurité ! On marcherait des crédits décrétés à la
dette flottante, de la dette flottante à la consolidation! et ce serait toujours
à recommencer! et on enflerait ainsi, en temps de paix, par des accrois-
semens périodiques, et la dette flottante, et l'impôt! Hélas! c'est le triste
horoscope qu'au lendemain des actes du ili novembre un journal anglais
renommé, VEconomist, prévoyant les obstacles que rencontrerait l'entre-
prise de M. Fould, tirait de l'avenir financier de la France. Pourquoi des
conservateurs du régime actuel donnent-ils raison d'avance aux fârheuses
prophéties des incurables parlementaires d'Angleterre?
■Quant à nous qui, en toute circonstance, avons à cœur de placer les
grands intérêts du pays au-dessus de dissidences secondaires, nous nous
estimerons heureux du succès de l'œuvre commencée par M. Fould, et nous
l'accompagnerons de nos encouragemens les plus sincères. Nous irons plus
loin : nous croirons contribuer dans notre faible mesure au succès du mi-
nistre des finances en signalant les circonstances politiques qui nous paraî-
traient de nature à entraver l'accomplissement de sa tâche. Nous avons
déjà indiqué à ce propos le dissentiment qui nous sépare de M. le minis-
tre de l'intérieur. M. le comte de Persigny n'a jamais montré plus de zèle
à appliquer à la presse le système des avertissemens que depuis quelques
semaines. Il y a peu de jours, un avertissement a été donné par lui au
Journal des Débals dans la personne d'un de nos plus illustres amis, d'un
écrivain aussi renommé par la modération de ses opinions que par la grâce
et l'urbanité de son esprit. Nous n'avons point à discuter les motifs de cet
avertissement; mais M. le comte de Persigny, en arrivant au pouvoir, nous
a prévenus qu'il livrait à nos discussions ses actes administratifs. Il nous
permettra donc d'user de cette licence pour lui exprimer le regret de le
voir se montrer aussi sévère en ce moment envers la presse qu'eût pu l'être
REVUE. — CHRONIQUE. 255
un juge hanovrien au lendemain d'une entreprise de prétendant. Pourquoi
muliplierlesavertissemens dans un temps de réforme financière? C'est sur-
tout par le concours confiant de l'opinion que des réformes de ce genre '
réussissent; or l'opinion a besoin de se croire libre pour s'ouvrir à la con-
fiance. C'est par l'indulgence envers la presse qu'il serait sage en ce moment
de préparer l'opinion aux mesures de M. Fould. M. Saint-Marc Girardin a pu
se tromper, au gré de M. de Persigny, dans la fine tournure qu'il a donnée
à un compliment; mais nous sommes sûrs qu'il ne figurera point parmi les
adversaires du ministre des finances, et nous eussions aimé, sur ce point,
à nous trouver d'accord avec celui des collègues de M. Fould qui tient dans
ses mains le sort de la presse.
Nous avions, en commençant, négligé de compter la Hollande parmi les
pays auxquels les questions financières donnent du souci. La Hollande ne
court certes point les mêmes périls que des états plus grands et plus puis-
sans qu'elle; mais elle veille attentivement à la bonne administration de ses
ressources, et la discussion du budget vient d'être au sein de son parlement
une chaude affaire. La seconde chambre n'a pas consacré moins d'un mois
au débat et au vote du budget. Les ministres n'ont pas tous eu à se louer
de cette épreuve. Le ministre de l'intérieur, M. van Heemstra, s'est vu re-
fuser le chapitre de l'intérieur, comme qui dirait chez nous une grande
section du budget, et pour l'expédition des affaires la chambre a voté à
l'unanimité un simple crédit. Les chapitres des finances et de la guerre ont
soulevé une opposition marquée; on a passé sur le ministère de la ma-
rine, dont le nouveau titulaire, le contre-amiral van Kattendyke, propose
un nouveau système maritime dont l'examen a été renvoyé à une commis-
sion. On s'est ardemment disputé sur les projets de réforme coloniale de
M. Laudon, qui ont motivé la sortie du cabinet de l'ancien ministre des
affaires étrangères, M. van Zuylen, Bref, après avoir ébréché le budget en
plusieurs endroits, on a fini par rejeter le chapitre des dépenses imprévues,
ce que l'on appellerait chez nous les dépenses extraordinaires. L'année poli-
tique finit donc pour la Hollande sur cette interrogation : le cabinet sera-
t-il remanié? la chambre sera-t-elle dissoute? e. forcade.
LES CONTES DE PERRAULT illustrés par Gcstave Doré.»
Les contes de Perrault ont eu depuis deux siècles une quantité de bonnes
fortunes, qui auraient sans douté fort étonné, s'il avait pu les prévoir, l'au-
teur modeste et ingénieux auquel nous devons la très habile et cependant
très naïve rédaction de ces charmans récits. Leur première et leur plus
grande bonne fortune a été l'adoption qu'en a faite l'inventif écrivain qui
leur a donné son nom. Orphelins de la tradition, enfans déclassés et sans
asile de l'inspiration chevaleresque ou de la poésie populaire, ils ont été
(1) Paris, Didot et Hetzel, 1862.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
recueillis au moment où ils couraient risque de se perdre pour toujours
dans un monde qui devenait de moins en moins rêveur et naïf, et introduits
dans le milieu de la bourgeoisie française. Admis au foyer de Perrault,
choyés et caressés par lui, décemment revêtus de Thonnête et simple
habit des classes moyennes de l'ancienne France, ils ont fait leur chemin
dans le monde. Ils ont été adoptés à la suite du bon Perrault par toutes les
classes et par tous les âges, car ce qui donne à ces contes leur rare mérite
et leur confère le droit de cité dans le monde supérieur de l'art, c'est qu'ils
ne s'adressent pas seulement à une classe de la société ou à un âge de la
vie. Populaires ou chevaleresques par l'origine, ils sont bourgeois par le
langage et la moralité. L'enfant s'amuse de ces contes et y laisse jouer son
imagination qui s'essaie, le jeune homme y cherche un miroir pour ses rê-
veries, l'homme fait y vérifie ses expériences, le vieillard s'y souvient. Ce-
pendant, bien que ce livre s'adresse à tous les âges, nul n'aurait jamais
songé à le donner en cadeau d'étrennes à d'autres personnes que des en-
fans ou quelques rares adolescens naïfs, s'il en reste encore. Les enfans
sont maintenant si précoces! 11 vient d'obtenir cette dernière bonne for-
tune. Les contes de Perrault, grâce à un éditeur intelligent et hardi, sont
devenus aujourd'hui un très beau livre, qu'on peut offrir en cadeau à tout le
monde, et que les parens peuvent envier à leurs enfans. Tout est excellent
dans cette nouvelle édition, papier, impression et correction typographique.
L'éditeur, par un raffinement de goût, a fait imprimer ce volume en carac-
tères du xvir siècle, comme pour joindre le charme de l'archaïsme à la
somptuosité moderne, et conserver à ces charmans récits le cachet de leur
origine sous le magnifique accoutrement dont il les a revêtus. L'écrivain
qui, sous le nom de Stahl, s'est chargé d'introduire ces vieux contes auprès
du public moderne, l'a fait dans une préface qui est en heureuse harmonie
avec le genre de littérature qu'il voulait recommander. M. Gustave Doré
s'est chargé des illustrations. Nous avons dit ici même, à l'occasion de
l'Enfer de Dante, tout le bien que nous pensions des dessins du jeune ar-
tiste, l'œuvre la plus parfaite à notre avis qui soit sortie de sa main. 11 a
restitué à chacun de ses héros son origine véritable et raconté par le
crayon son histoire dans le style qui lui convient. Les dessins qui reprér
sentent l'histoire du petit Chaperon-Rouge ont toute la grâce rustique d'un
récit villageois, et ceux qui racontent l'histoire de la Barbe-Bleue toute la
dure magnificence de la vie féodale à l'aurore de la renaissance. 11 est vrai-
ment difficile de faire un choix parmi tant de poétiques compositions; arrê-
tez cependant vos yeux sur celles qui racontent les histoires du Pelil Pou-
cet, de la Belle au bois dormant et de Peau d'Am- Tous les clairs de lune
de la féerie brillent dans les dessins qui illustrent les aventures de la fil-
leule de la fée des lilas; le château de la Belle au bois dormant pourrait
servir de décor aux plus poétiques des contes allemands, et l'heureux Petit
Poucet, à qui jusqu'aujourd'hui les modestes taillis de la France avaient
suffi pour l'égarer, a obtenu l'insigne honneur d'errer avec ses frères dans
des paysages grandioses et sauvages, tout comme s'il était Siegfried l'invin-
cible et non pas le fils du pauvre bûcheron. émile montécdt.
V. DE Mars.
¥
LA RUSSIE
SOUS L'EMPEREUR ALEXANDRE II
Ift
La Russie a été longtemps un grand pays inconnu , à l'extérieur
civilisé et européen, à la vie intérieure close et pleine de mystères.
On y pénétrait difficilement; même en y pénétrant, on se trouvait
en présence d'un mirage officiel ou d'une masse puissante et con-
fuse qui se dérobait au regard dans son immensité , et de ce vaste
empire si sévèrement gardé rien n'arrivait, rien ne transpirait, si
ce n'est peut-être par intervalle quelque bruit lointain perdu ou
dénaturé dans l'atmosphère occidentale. L'idée qu'on se faisait de
l'empire russe était celle d'une puissance immobilisée par une au-
tocratie sans limite, se mouvant dans sa sphère propre, portant dans
son sein une énigme et menaçant de temps à autre l'Occident de
son poids, — le poids de soixante-dix millions d'hommes plies à tous
les desseins d'une grande ambition ! Trente ans de règne de l'em-
pereur Nicolas avaient singulièrement contribué à donner à la Russie
cette attitude d'une nation pervertie de servilité, de silence et de
-fanatisme discipliné. Et cependant la Russie à son tour ne semble-
t-elle pas gagnée aujourd'hui par cette fermentation universelle
d'un esprit nouveau qui fait éclater partout les vieilles organisa-
tions, réduites à livrer leur dernier combat? Ce qu'on ne sait pas
généralement en effet, ou ce qu'on ne sait que d'une manière aussi
vague qu'incomplète, ce qu'on n'a pu qu'entrevoir par instans à
travers le décousu de la politique russe dans les affaires de la Po-
logne, c'est que l'empire des tsars lui-même touche, depuis quel-
ques années, à un de ces momens qui ne sont pas sans doute les
TOMI-: WNVIl. — 15 JANVIER 1862. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
révolutions, mais qui en sont quelquefois le prologue si on n'y prend
garde, où peuple et gouvernement se trouvent face à face, l'un se-
couant son immobilité, l'autre surpris, sentant fléchir l'orgueil d'un
système épuisé, et ne sachant plus ce qu'il doit faire, — résister ou
céder. C'est là le spectacle qu'offre réellement la Russie sous le
voile qui la couvre encore aux yeux de l'Europe.
Je ne me hasarderais pas légèrement à parler d'un état si étrange,
si complexe, si naturellement fait pour attirer tous ceux qui pen-
sent, tous ceux qui ont à calculer le rôle de cette force du Nord
dans les combinaisons de la politique; mais les Russes ne craignent
plus de déchirer le voile : ils parlent en Russie comme au dehors,
autour de l'empereur Alexandre II comme dans les provinces les
plus reculées de l'empire, et de ce mouvement, qui, pour être loin-
tain et énigmatique encore, n'est pas moins réel, que suivent d'un
regard attentif les esprits les plus clairvoyans placés au cœur même
de cette situation, — de ce mouvement, dis-je, se dégage une im-
pression aussi extraordinaire qu'imprévue : c'est que la Russie d'au-
jourd'hui n'est point vraiment sans quelque ressemblance avec la
France telle qu'elle apparaissait à la veille de 1789, sous le règne
de Louis XVI, dans ce moment unique sur lequel un esprit honnête
et sincère a écrit un livre destiné à montrer par quels moyens on
aurait pu encore empêcher une révolution.
Que voit-on en effet dans la Russie d'aujourd'hui comme dans la
France d'autrefois? Une monarchie absolue discréditée dans son
principe et dans son mécanisme, désormais impuissant aux yeux
de toutes les classes de la nation; des prodigalités fastueuses se
combinant avec une réelle détresse financière et avec l'ébranlement
du crédit; un gouvernement indécis, pressé d'un côté par l'opinion,
convaincu de la nécessité de certaines réformes, et d'un autre côté
s' arrêtant tout à coup, retirant ses concessions; un souverain vou-
lant le bien, mais hésitant sur les moyens de l'accomplir et lié par
des traditions d'autocratie qu'il ne peut ni abdiquer ni continuer; à
la cour, des intrigues des partisans de l'ancien régime paralysant
toute velléité libérale et parvenant souvent à éloigner les hommes
animés des meilleures intentions; une noblesse à demi ruinée, dont
une partie, la jeunesse surtout, cherche à s'ouvrir une carrière par
les idées nouvelles, comme en France les La Fayette et les iNoailles
avant 1789, tandis que l'autre s'attache obstinément aux vieux abus;
un tiers-état, si l'on peut se servir de ce mot en Russie, animé
d'une haine profonde contre l'aristocratie et les privilèges; une sourde
opposition de la société tout entière se manifestant sous toutes les
formes, par l'esprit de fronde, même par des chansons contre le
pouvoir et ceux qui l'exercent; une littérature pleine de sève, d'ar-
LA RUSSIE SOUS l'eMPEREUR ALEXANDRE II. 259
deur et d'allusions, organe et appui de cette opposition; des écrits
politiques se multipliant à l'étranger, comme autrefois pour la France
les brochures de Suisse, de Hollande et d'Angleterre; un esprit de
scepticisme assez général dans les choses de religion ; des fermiers-
généraux même adoptant les idées libérales et protégeant les hommes
de lettres; des classes populaires enfin appelées à l'affranchissement
et demandant déjà beaucoup plus qu'on ne leur donne; une certaine
incohérence partout, une direction nulle part. Ce sont là quelques-
uns des traits d'une situation singulière éclatant presque sans pré-
paration après le régime d'immobilité silencieuse imposé par l'em-
pereur Nicolas, et rapidement développée en quelques années, au
point que quiconque aurait vu la Russie sous le dernier règne au-
rait de la peine à la reconnaître aujourd'hui. Et ce qu'il y a de re-
marquable, c'est le rôle en quelque sorte civilisateur et libéral de la
guerre dans ces évolutions contemporaines des peuples. La guerre
d'Italie a créé pour l'Autriche l'heureuse et pressante nécessité de
chercher dans une transformation constitutionnelle le remède ou la
compensation d'une défaite. C'est la guerre d'Orient, coïncidant avec
un changement de règne, qui a été pour la Russie le point de dé-
part de ce mouvement inattendu qu'on voit aujourd'hui, qui a fait
surgir comme une nation nouvelle à travers la désorganisation d'un
système de politique atteint tout à la fois dans ses ressorts intérieurs
et dans le vol de son ambition , frappé au même instant dans son
expression la plus hautaine, la plus dominatrice, — le tsar Nicolas.
De quelque façon qu'on juge ce mouvement qui depuis plusieurs
années agite sourdement la Russie, c'est au fond une ère nou-
velle qui s'est ouverte, qui a déjà ses caractères, ses luttes, ses pé-
ripéties intimes. La mort de l'empereur Nicolas en était le prélude
le 2 mars 1855; la paix de Paris, le 30 mars 1856, en marquait
l'heure décisive. A dater de ce jour, un changement curieux s'est
révélé en Russie; le mouvement a commencé. On ne saurait, à vrai
dire, comprendre ce changement, si on ne se souvenait de ce qu'é-
tait la Russie la veille encore du jour où les circonstances venaient
placer le gouvernement du tsar et la nation russe dans des condi-
tions si nouvelles. Mis en présence d'une tentative prématurée de
libéralisme le jour même de son avènement au trône, le 26 décem-
bre 1825, et sans cesse obsédé depuis par cet importun souvenir,
l'empereur Nicolas avait passé trente ans à poursuivre tout désir de
réforme, toute dissidence d'opinion comme une sédition, concen-
trant dans ses mains tous les ressorts d'une autocratie formidable.
C'était sur le trône, après Pierre le Grand, la personnification la
plus éclatante, la plus outrée, peut-on dire, du tsarisme, cette com-
binaison étrange d'une idée asiatique et de la bureaucratie aile-
260 REVUE DES DEUX MO>DES.
mande. Le grand instrument du dernier règne fut la troisième sec-
tion du bureau personnel de l'empereur, cette terrible section de
police politique, composée de gendarmes et longtemps dirigée par
le plus éminent favori du tsar, le comte Orlof. Jamais peut-être
homme n'inspira une telle crainte, ne fit à ce point tout plier de-
vant lui, et il y avait réellement quelque chose de magique dans
cette puissance absolue d'une individualité souveraine disposant de
la vie, de la fortune, de la pensée même de son peuple. Tout ce qui
était possible pour détourner les Russes du courant des idées euro-
péennes, pour les empêcher de recevoir une éducation libérale dans
les universités, de prendre part aux agitations de l'esprit par la lit-
térature et par la presse, l'empereur Nicolas le faisait avec une
conviction effrayante. La censure sous son règne n'avait pas seule-
ment une mission politique, elle était la gardienne d'une certaine
morale officielle et descendait aux plus puérils détails. Un jour, dans
une feuille pubhque où il était question de Louis XY et de M'"'' Du
Barry, le censeur faisait du roi de France un marquis et envoyait
M"® Du Barry expier ses fautes dans un couvent.
Mélange singulier de qualités supérieures et d'entraînemens ou
d'aveuglemens plus grands encore, l'empereur Nicolas se révoltait
parfois contre la vénalité et la corruption dont il se sentait entouré,
et il ne voyait pas que cette corruption et cette vénalité étaient une
conséquence, un châtiment du régime qu'il maintenait à outrance; il
se croyait le défenseur d'un système de légitimité, de haute conser-
vation sociale, et il ne voyait pas qu'il ne faisait qu'organiser autour
de lui une servilité byzantine, poussée à ce degré que, pendant la
dernière guerre, on avait fini par ne plus oser laisser arriver jusqu'à
lui les nouvelles pénibles à son orgueil, « pour ne point l'affliger, »
disait-on, mais en réalité pour ne pas s'exposer à son courroux. L'état
moral de la Russie fut, à vrai dire, effrayant jusqu'à cette crise de
la guerre d'Orient. Un emploi, une décoration, un sourire impérial,
voilà quel était le dernier rêve de chaque Russe. L'aristocratie cher-
chait dans une licence effrénée de mœurs l'oubli de son asservisse-
ment; les parens n'envoyaient plus leurs enfans aux universités de
peur qu'ils ne s'éprissent d'idées libérales qui pouvaient les con-
duire en Sibérie ou leur attirer tout autre malheur : on les envoyait
à l'armée, au corps des cadets. C'était encore faire sa cour à un
prince qui aimait la parade et se plaisait aux exercices militaires.
Au milieu d'une telle société, on ne comptait tout au plus qu'un
petit nombre d'esprits libéraux ajournant leurs rêves, évitant avec
soin de tomber dans les pièges des espions et se sentant toujours
sous la menace d'une dénonciation pour un mot, pour un livre dé-
fendu. C'étaient quelques professeurs des universités, des hommes
LA RUSSIE SOUS l' EMPEREUR ALEXANDRE II. 261
de lettres et un très petit nombre de jeunes gens de la noblesse.
Cette imperceptible minorité avait sa principale résidence à Mos-
cou, à quelque distance de l'œil du maître. Moscou est en effet le vrai
foyer de la vie russe. C'est là qu'habitent les familles plus ou moins
indépendantes qui ne recherchent pas les emplois, l'aristocratie
de naissance; c'est de là que sont sorties la plupart des célébrités
littéraires russes, et c'est là que se sont conservées longtemps les
tendances nationales les plus hostiles à la bureaucratie allemande.
C'était surtout jusqu'à la réaction de I8Z18 un camp suspect, sinon
d'un grand libéralisme, au moins d'opposition. Aussi l'empereur Ni-
colas n'aimait-il pas Moscou; il y allait rarement. Il préférait Saint-
Pétersbourg, la cité qui représente le mieux le système d'absolu-
tisme allemand transplanté sur le sol russe, la ville au luxe sombre,
à la régularité qui glace, à la physionomie purement oflîcielle, où
l'on voit des manœuvres continuelles, des uniformes, des livrées,
des équipages, et nullement au fond l'originalité de la vie russe :
« ville magnifique, ville misérable, dit Pouchkine, esprit de servi-
tude, régularité systématique, brume des cieux, vert pâle, ennui
froid et granit! » Vous souvenez-vous aussi de la description que
Miçkiewicz fait de Pétersbourg dans les Aieiix? « Quel motif, dit-il,
a déterminé tous ces milliers de Slaves à venir se retrancher ici à
ces derniers horizons de leurs domaines, que leur disputaient encore
la mer et les Finnois, ici où le sol ne produit ni fruits ni grains, où
le vent seul apporte les frimas et la tempête, ici où l'atmosphère
trop ardente ou trop glaciale égale en cruauté l'humeur changeante
du despote? Non, ce ne sont point les hommes qui l'ont voulu: le
tsar, le tsar seul a pris en affection ces fangeuses contrées ; il a ré-
solu d'y faire édifier une résidence pour lui-même, non une ville
pour les hommes. C'est le triomphe de la volonté impériale... »
C'est du reste un fait curieux dans l'histoire de la Russie que la
différence du rôîe et du caractère de ces deux villes représentant
deux esprits si différens, l'une se rattachant plus intimement à la
vie nationale russe, l'autre, artifice gigantesque et violent d'un sys-
tème dont l'empereur Nicolas a été la dernière et puissante person-
nification.
Ce que l'empereur Nicolas ne voyait pas le jour où, après trente ans
de règne, il allait au-devant d'une lutte avec la France et l'Angleterre
réunies sous un même drapeau, c'est que dans cette terrible partie
il ne jouait pas seulement les desseins d'une grande ambition exté-
rieure, le prestige de sa puissance devant le monde; il risquait
aussi tout son système de domination intérieure. Pour garder une
position intacte, plus forte même après cette épreuve, il fallait qu'il
sortît victorieux du conflit, et c'était certes une orgueilleuse pen-
262 REVUE DES DEUX MOxNDES.
sée de prétendre avoir raison de la France et de l'Angleterre, qui
attiraient progressivement dans leur camp toutes les autres puis-
sances de l'Europe. S'il succombait, c'était la défaite de sa politique
intérieure au moins autant que de ses armes, et son système perdait
le prestige à l'aide duquel il avait contenu la Russie. Aussi les libé-
raux russes dispersés dans l'empire se reprenaient-ils à l'espérance
en voyant éclater une guerre dont ils pressentaient les conséquences;
ils ne pouvaient avoir, à tout prendre, que des sympathies pour la
<iause européenne, tandis que les plus fanatiques partisans de l'em-
pereur Nicolas ressentaient au fond, par une raison opposée, une cer-
taine alarme qu'ils essayaient de déguiser au premier instant sous les
fanfaronnades contre les nations occidentales. A mesure que la lutte
se déroulait, cette situation éclatait dans tout son jour. Il arriva ce
qui devait arriver : les libéraux russes, bien que souffrant dans leur
patriotisme, ne pouvaient s'empêcher d'applaudir secrètement à
chaque victoire des alliés. Les courtisans, de leur côté, perdaient
bientôt leur contenance assurée : ils ne s'égayaient plus aux dépens
de la France et de l'Angleterre; ils ne murmuraient pas encore tout
haut, ils ne l'auraient osé, mais ils étaient troublés, et lorsque l'em-
pereur INicolas mourut, le 2 mars 1855, ce fut, il faut le dire, un vé-
ritable soulagement pour tous. Jamais la mort d'un homme n'avait
si bien ressemblé à une délivrance. Sous les regrets officiels perçait
une satisfaction secrète. Ce n'étaient plus les libéraux seuls qui se
permettaient de blâmer la politique suivie depuis si longtemps;
ceux-là mômes qui, du vivant de l'empeieur Nicolas, n'auraient osé
rien dire retrouvaient après sa mort la parole et l'indépendance.
Les adulateurs de la veille étaient les plus amers censeurs du len-
demain, et il était réellement amusant ou triste peut-être de voir
des personnages couverts de décorations, favoris du dernier tsar,
ménager si peu le maître devant lequel ils étaient muets. Chaque
victoire des armées alliées accroissait l'opposition. On convenait
sans peine que le système de l'empereur Nicolas était la source de
tous les malheurs du pays, et en définitive la chute de Sébastopol
était beaucoup moins redoutée à cette époque en Russie qu'on ne le
croyait généralement; outre que l'honneur militaire était sauvé par
l'héroïsme véritable de la résistance, on voyait dans cet événement
la fin inévitable de la guerre et le commencement d'une politique
nouvelle. Je ne veux pas dire que l'absolutisme tsarien n'eût encore
de fortes racines et ne pût rallier ses partisans déconcertés; mais
pour le moment la paix et des réformes libérales semblaient les
conditions instinctivement pressenties, désirées, d'un règne qui ne
commençait en réalité qu'à dater du jour où la lutte cessait entre la
Russie et l'Occident par le traité de Paris. Jusque-là on peut dire
LA RUSSIE SOUS L'eMPEREUR AT.EXA^Dr.E II. 263
que ce n'était que la liquidation de la politique de l'empereur Ni-
colas.
C'était donc un règne nouveau qui s'ouvrait dans des circon-
stances difficiles sans doute, avec de grands devoirs à remplir et de
grandes réparations à tenter, mais aussi avec la possibilité de trou-
ver dans l'opinion attentive une incalculable force pour toute œuvre
de rénovation intelligente. Le prince même appelé au trône sem-
blait sous plus d'un rapport fait pour des conditions si nouvelles.
Alexandre II était jeune encore, il avait à peine trente-sept ans. Le
soin rigoureux et jaloux que l'empereur iNicolas avait mis à tenir le
tsarévitch à l'écart des affaires de l'état, comme il faisait au reste de
toute sa famille, semblait une garantie de plus, puisqu' ainsi nulle
solidarité ne liait le nouvel empereur au passé. L'éducation d'A-
lexandre II avait été, il est vrai, confiée à un précepteur peu propre
à développer en lui les hautes et sérieuses aptitudes de la politique.
Ce précepteur était le général TNazimof, gouverneur actuel de la
Lithuanie, celui-là même qui invoquait le souvenir des noces de
Cana, il n'y a pas bien longtemps encore, pour dissoudre les socié-
tés de tempérance et permettre aux paysans de s'abrutir d'eau- de-
vie; mais à défaut de cette sérieuse éducation première, le nouvel
empereur était né avec un caractère très difi'érent de celui de son
père : il était d'une nature plus douce, quoique plus nerveuse et
plus impressionnable ; il passait pour avoir le cœur bon et les in-
tentions droites. Dès les premiers temps de son règne, il montrait
qu'il sentait derrière lui un peuple. Le jour de son couronnement,
il fondait tout à coup en larmes, comme s'il eût senti l'effrayante
responsabilité qui pesait sur lui. Peu porté peut-être aux initiatives
hardies et décisives, il avait du moins un esprit touché de l'idée du
bien. Alexandre II n'avait qu'à vouloir pour être populaire, et il le
fut réellement pour tout ce qu'on attendait de lui. On lui montrait
de toutes parts de la sympathie, de l'attachement, de la confiance.
On s'efforçait par ces témoignages de l'attirer dans la voie des ré-
formes et de lui persuader qu'il était libéral.
Un Russe spirituel faisait une remarque aussi piquante que juste.
« Si l'empereur iNicolas, disait-il, avait défendu aux habitans de la
capitale de sortir dans les rues, et si Alexandre, à son avènement au
trône, avait révoqué cette défense, on se serait écrié de toutes parts :
Quel monarque libéral ! » En fait, le nouveau tsar fit plus que per-
mettre aux habitans de la capitale de sortir dans les rues. L'empe-
reur Nicolas avait limité le nombre des étudians de chaque université
à trois cents; Alexandre II fit disparaître cette limite. Le prix d'un
passeport sous le dernier règne s'était élevé quelquefois jusqu'à
500 roubles ou 2,000 francs, ce qui équivalait presque à une inter-
26A REVUE DES DEUX MOMDES.
diction de voyager à l'étranger; ce prix fut notablement diminué.
L'empereur iNicolas ne permettait pas la création d'un seul nouveau
journal; Alexandre multiplia les autorisations, et non -seulement
il laissa naître de nouveaux journaux, mais encore il tempéra les ri-
gueurs de la censure, poussées jusqu'à un degré inoui. Jamais le
dernier tsar n'avait voulu entendre parler de faire grâce aux auteurs
de la conspiration du 26 décembre 1825 et aux exilés de Sibérie; le
couronnement du nouvel empereur fut signalé par une amnistie qui,
bien qu'entourée de restrictions, n'était pas moins un bienfait. Ni-
colas avait toujours refusé absolument le concours des compagnies
privées dans la construction des chemins de fer; il voyait dans ce
système quelque chose de révolutionnaire : Alexandre signa la con-
cession des chemins de fer russes à une compagnie française , et il
autorisa en outre la création de diverses sociétés industrielles par
actions qui répugnaient à l'instinct autocratique de son prédéces-
seur. Enfin une des premières préoccupations du nouveau tsar était
l'émancipation des paysans, cette redoutable question dont le der-
nier mot n'est point dit encore assurément, quoiqu'elle ait été tran-
chée, il y a quelques mois, par un manifeste impérial. C'est là ce qui
donnait à ce règne commençant un vernis de libéralisme qui éveil-
lait d'abord les espérances de la nation russe et qui était fait surtout
pour raviver le prestige du gouvernement du tsar aux yeux de l'Eu-
rope. Le cabinet de Pétersbourg, on s'en souvient, revendiquait
hautement ce rôle de réformateur et de libéral. Ce fut surtout la po-
litique du prince Alexandre Gortchakof, ministre des affaires étran-
gères du nouveau règne, si bien qu'on a cru longtemps, qu'on croit
encore parfois que le gouvernement du tsar est tout entier à cette
œuvre de réforme, qu'il est à la tête du progrès en Russie, que l'em-
pereur et les hommes qui l'entourent sont même beaucoup plus
libéraux que la nation russe elle-même.
Quelle est la réalité cependant, et jusqu'à quel point le gouver-
nement russe entrait-il pour sa part dans cette voie, où le poussait
l'opinion? Ici peut-être est le nœud de la situation actuelle de ce
vaste empire. Au fond, ce fut assurément une habileté singulière et
une tactique supérieure de représenter la Russie comme tout occu-
pée de réformes intérieures et de libéralisme au lendemain d'une
guerre qui l'avait épuisée plus qu'on ne le supposa jamais en Eu-
rope. La Russie sortait de cette guerre réellement à bout d'hommes
et d'argent. L'armée était détruite ou désorganisée. Le pays était
tellement accablé et pressuré que le gouvernement , aussitôt après
le traité de Paris, se voyait obligé de suspendre d'abord pour trois
ans tout recrutement, et cette suspension a été forcément prolon-
gée jusqu'à ce jour. Financièrement la Russie était sous le poids
LA RUSSIE SOUS l'EMPEREUR ALEXANDRE II. 265
d'émissions monstrueuses de billets de crédit qui ne sont pas encore
remboursés, qui restent toujours à liquider; on évalue ce papier-
monnaie créé pour les- nécessités momentanées de la guerre à plus
de 700 millions de roubles. Je ne parle pas de l'obscurité de l'ad-
ministration financière, des malversations administratives, poussées
à ce point pendant la guerre que dans les magasins de Nicolaief
l'empereur trouvait de la craie à la place de farine, que des hommes
morts depuis longtemps étaient toujours portés sur les listes des
hôpitaux. Quelques généraux, pour ces faits ou pour d'autres, ont
été renvoyés comme simples soldats dans l'armée, mais ils ont été
graciés. Dans ces conditions, que pouvait la Russie, sentant elle-
même sa faiblesse? Elle ne pouvait que se désintéresser momenta-
nément en couvrant une abstention forcée d'un voile prestigieux.
De là le mot fameux du prince Gortchakof : a la Russie se re-
cueille ! » mot brillant qui ressemblait à une déclaration de libéra-
lisme, et qui n'était après tout qu'un mot diplomatique habilement
jeté à l'Occident pour déguiser l'inaction extérieure. On put s'y
tromper en Europe, on ne s'y trompait pas en Russie.
A dire vrai, il y avait dans cette politique plus d'embarras que
d'action réelle et de préméditations libérales. Alexandre II voulait
le bien, on n'en peut douter; mais il était enlacé dans les replis
d'une bureaucratie puissante, d'une cour instinctivement hostile à
tout mouvement, à tout progrès. Dès son avènement, il allégeait la
société russe de quelques-unes de ses plus dures entraves; mais en
même temps il gardait dans ses conseils les personnages les plus
fortement imbus de l'esprit du dernier règne, les plus attachés au
système de l'empereur JNicolas; il ne se décida qu'avec peine, et en
leur offrant de larges compensations, à éloigner deux des hommes
les plus compromis dans l'opinion, le général Kleinmichel, ministre
des travaux publics, et le général Bibikof , ministre de l'intérieur.
D'ailleurs, il faut le dire, Alexandre II n'est point ce qu'on peut ap-
peler un prince libéral; il a été élevé dans le culte de l'omnipotence
autocratique. — Libéraux, constitutionnels, radicaux, socialistes,
toutes ces nuances se présentent avec une certaine confusion à son
esprit et prennent un même nom, celui de rouges. Ce qu'il com-
prend le moins, c'est un système rationnel de politique touchant
aux prérogatives de la puissance absolue telle qu'il l'a reçue. Il n'y
a pas bien longtemps, le ministre des finances, M. Kniajievitch ,
voyant les dépenses illimitées de la cour, se hasarda un jour à de-
mander au tsar de daigner fixer approximativement les besoins de
la couronne, afin de déterminer le chiffre de la dotation une fois
pour toutes; l'empereur s'irrita, voyant dans cette demar Je une
sorte de contrôle indirect, une atteinte à son pouvoir souverain, et
266 REVUE DES DEUX MOADES.
peu s'en fallut que M. Kniajievitch ne fût remplacé. Lorsque les
comités de propriétaires fonciers se réunissaient, il y a deux ans,
pour examiner la question de l'alTranchissement des serfs, celui de
la province de ïver osa, dans une adresse au tsar, prononcer le mot
de constitution; l'empereur fut violemment ému et exila deux des
membres de ce comité, MM. Umkovski et Europeus, à Viatka et à
Perm. Quelques mois plus tard, à la vérité, il regretta de s'être
laissé emporter et fit cesser cet exil.
L'émancipation même des paysans ne procédait nullement d'une
politique libérale : c'était une pensée isolée léguée par l'empereur
iNicolas, qui ne l'avait point conçue assurément dans des vues de
libéralisme. Et il y a un fait important à observer: si, dans une
réforme qui semble devoir rester comme l'honneur de son règne,
Alexandre II a montré une volonté inébranlable, une fermeté excep-
tionnelle, s'il a résisté à la pression des partisans du servage, c'est
que son père, en mourant, lui avait recommandé cette grande me-
sure. Quant à d'autres réformes dont on a fait souvent trop de
bruit, en réalité aucune n'a été sérieusement accomplie, ni même
tentée. Pas un rouage du gouvernement de l'empereur iNicolas n'a
disparu. Sous le nouveau règne comme par le passé, la troisième
section de la chancellerie impériale, la police secrète, a cassé les
arrêts des tribunaux. Rien n'a été entrepris pour faire pénétrer la
lumière dans l'administration, dans les finances, pour simplifier
l'organisation judiciaire, pour faire cesser ce mélange corrupteur de
la justice, de l'administration et de la police, et en fin de compte
l'autorité militaire est restée seule maîtresse et souveraine. C'était là
encore une tradition de l'empereur iNicolas, qu'Alexandre II se plaît
à imiter parfois jusque dans ses gestes, surtout dans son goût pour
les manœuvres militaires , pour les revues. Et ce fut peut-être un
des plus fâcheux pronostics du règne lorsqu'on vit, peu après son
avènement au trône, le nouveau tsar se mettre à changer les uni-
formes , à multiplier les règlemens sur la couleur des pantalons
pour les généraux, sur la coupe d'un habit, sur les casques, les
passe-poils. Un jour on supprimait les épaulettes des officiers, le
lendemain on les rétablissait pour les faire de nouveau disparaître.
Les officiers eux-mêmes étaient à bout, et le public frondeur de Pé-
tersbourg, faisant allusion à un titre qui accompagne toujours le
nom du dernier tsar, lançait cette boutade : « INicolas P"" à'impé-
rismblc mémoire, Alexandre II, tailleur militaire. » Au demeurant,
le gouvernement russe passait encore pour libéral aux yeux de l'Eu-
rope lorsque l'illusion avait déjà singulièrement diminué en Russie.
Ce mot d'un ministre des affaires étrangères dans l'embarras :
« la Russie se recueille! » ce mot n'était pourtant pas sans vérité.
LA RUSSlli SOUS l'empereur ALEXANDRE II. 267
Un changement étrange s'était opéré en effet sous l'influence de la
paix et du nouveau règne; seulement il s'accomplissait par une
sorte de force des choses, au sein même du pays, en dehors de
l'action du gouvernement, par une série de circonstances impré-
vues, et, chose curieuse, une des premières causes de ce change-
ment fut l'empereur lui-même. Alexandre II n'était pas un prince
libéral, c'est vrai; mais c'était une nature modérée et bienveillante.
Or dans un état comme la Russie tout se façonne aussitôt sur la
personne même du monarque, et le ton donné d'en haut pénètre
jusqu'aux derniers degrés de la hiérarchie sociale. L'administration
tout entière prend le caractère, le tempérament, jusqu'aux signes
extérieurs qu'elle voit chez le souverain. Tant que l'empereur iNico-
las avait vécu, il y avait un ton général de dureté despotique. Tout
se formait à l'image et à la ressemblance du maître. Chaque agent
de police imitait sa voix, singeait sa démarche et ses manières. Ni-
colas se plaisait à étouffer le moindre indice d'une idée indépen-
dante, à écouter toute sorte de dénonciations. Pour être dans les
bonnes grâces de l'empereur, la police déployait un zèle inoui, l'es-
pionnage prenait des proportions effrayantes : on saisissait le mot
le plus furtif, on recherchait les livres et les vers défendus, et on
instruisait le tsar de tout, même des secrets des familles. Par le
seul fait du changement de souverain, le ton de l'administration se
modifia aussitôt; l'esprit de raideur militaire disparut peu à peu; la
police devint un moment presque polie et affable. Alexandre n'a-
vait ni le goût ni l'activité des inquisitions universelles. Un jour
un espion fameux lui remettait une dénonciation : il lui fit donner
25 roubles et déchirait la dénonciation. La police, voyant qu'il ne
valait plus la peine de montrer un excès de zèle, se contint. Pendant
quelque temps, on cessa d'écouter aux portes, de rechercher les
livres défendus, de flairer les complots et les sociétés secrètes, de
peupler la Sibérie, et, comme pour se modeler sur le caractère du
nouvel empereur, tous les rouages de l'état s'adoucirent, l'adminis-
tration devint plus indulgente et plus molle. Qu'arrivait-il alors
par suite de cet adoucissement momentané? Les Russes respirèrent
pius librement. Ce qui était opprimé , ce qui se cachait autrefois,
apparut au grand jour. L'esprit de la nation se réveilla, secouant
l'apathie muette qui régnait partout au temps de Nicolas. Un mou-
vement extraordinaire se manifesta dans toutes les directions et
s'étendit avec une rapidité prodigieuse. En quelques années, la so-
ciété russe changea complètement de caractère, d'idées, d'aspect,
dépassant de beaucoup le gouvernement, qui avait à peine le temps
de voir ce qui se passait autour de lui, qui ne savait que faire et ne
faisait rien. Ce fut précisément ce qui lui valut un renom de libé-
268 REVUE DES DEUX MONDES.
ralisme en Europe. Par le fait, ce n'était pas le gouvernement qui
avait l'initiative, c'était la société russe qui devenait libérale et
exerçait une pression extraordinaire sur le pouvoir, réduit parfois
à tolérer ce qu'il ne pouvait empêcher.
Les Russes d'ailleurs mirent habilement à profit quelques-unes des
mesures qui signalaient les premiers temps du règne d'Alexandre II.
Ainsi, lorsque le prix des passeports fut diminué, une véritable mi-
gration commença vers l'Occident. Dans une seule année, on comp-
tait plus de cinquante mille personnes qui se rendaient à l'étranger.
Jusque-là, les grands seigneurs seuls avaient le privilège d'aller
chercher le luxe et les plaisirs dans les capitales de l'Europe. Cette
fois c'étaient encore sans doute des grands seigneurs, mais aussi
des employés, des officiers inférieurs, des jeunes gens qui avaient
fini leurs études universitaires, un grand nombre d'industriels et de
négocians. Quiconque avait un peu d'argent partait pour l'Occident,
non plus uniquement pour chercher les plaisirs, mais pour ap-
prendre, pour s'instruire. Les Russes, on le sait, ceux de la classe
moyenne comme les autres, ont cette faculté de s'assimiler avec une
promptitude merveilleuse les idées des autres. Ce mouvement in-
cessant de voyages en France, en Angleterre, en Allemagne, avait
pour résultat de faire pénétrer en Russie une multitude d'idées nou-
velles, de connaissances sur les diverses institutions de l'Europe. Il
se passa quelque chose de semblable il y a près d'un demi-siècle,
lorsque les officiers de l'armée d'Alexandre I", combattant Napo-
léon et venant jusqu'à Paris, rentraient en Russie pleins de ces
idées dont la mystérieuse fermentation devait produire la tentative
révolutionnaire de 1825, devant laquelle fut près de pâlir la for-
tune de l'empereur Nicolas.
La possibilité de créer de nouveaux journaux n'était pas saisie
avec moins d'avidité, elle a même eu des effets plus palpables en-
core. On aurait peut-être quelque peine à croire dans l'Occident
qu'il y a aujourd'hui en Russie un nombre prodigieux de journaux,
non, il est vrai, de journaux quotidiens, que le gouvernement n'a
jamais permis facilement, mais de recueils hebdomadaires, men-
suels, semi-mensuels, où s'est produite toute une littérature nou-
velle qui a gagné rapidement du terrain à la faveur du relâchement
momentané de la censure, et qui en peu de temps est devenue une
véritable puissance. Nulle part en Europe la littérature n'a et ne peut
avoir autant d'importance qu'en Russie. Là où le mouvement intime
d'une nation peut se manifester sous d'autres formes et a des issues
naturelles, régulières, la littérature n'est qu'un des élémens de la
vie publique; en Russie, où les institutions manquent, où toute
l'organisation sociale se résume dans le pouvoir absolu, la littéra-
LA RUSSÎE SOUS l'eMPEKEUR ALEXANDRE II. 269
tare supplée à tout. C'est en elle que se concentre la vie publique
du pays; elle est le foyer où convergent toutes les idées, toutes les
tendances de la société. C'est ce qui explique la popularité actuelle
de la littérature en Russie et ce sentiment de sympathie qui se
tourne vers elle à chaque coup qui la frappe ou la menace. Ce n'est
pas le moment des œuvres savamment et patiemment composées ; il
y en a peu de ce genre aujourd'hui. Il faut au mouvement actuel
une forme plus rapide , plus accessible à tous , allant plus directe-
ment au but. Aussi presque toute la littérature russe du jour se
concentre-t-elle dans ces recueils dont je parlais, qui comptent des
milliers de lecteurs , et dont les principaux sont le Contemporain^
le Messager russe, les Annales de la Patrie, la Parole russe, le Fils
de la Patrie, la Bibliothdque russe, etc. Toutes les questions qui
remuent l'Europe y sont agitées; les œuvres de l'Occident sont com-
mentées, popularisées, et il va sans dire que l'esprit d'opposition
libérale domine partout, quoique avec des nuances diverses. Il n'est
pas permis, il est vrai, de parler de la Russie, de son gouvernement,
de son administration, de ses hommes publics, de ses agens les plus
obscurs; mais on parle de l'Angleterre, de la France, de la Belgique,
de l'Italie, pour décrire leur civilisation et leurs progrès, et on parle
de l'Autriche ou de toute autre puissance absolue pour mettre en
lumière les vices du despotisme, les suites funestes de la centralisa-
tion, les côtés ténébreux du monde bureaucratique et de la police.
Dans ces procédés d'enseignement indirect et d'allusion, les écri-
vains russes sont arrivés au dernier degré de l'art; ils disent tout ce
qu'ils veulent dire, et avec une habileté à dérouter la censure. Ils
l'ont pu jusqu'ici d'autant plus aisément que les censeurs, hommes
pour la plupart de médiocre instruction, employés subalternes pris
au hasard, souvent parmi d'anciens officiers, ne laissaient pas d'avoir
quelque peine à se reconnaître dans cette habile stratégie organisée
autour d'eux. Dès qu'il n'était question dans un article ni du gou-
vernement, ni de l'empereur, ni des ministres, ni de la police, ni de
l'armée, ni de la justice, ils n'y voyaient plus rien et laissaient tout
passer.
Un fait curieux d'ailleurs s'est produit dans les premières années
du règne de l'empereur Alexandre II, un fait qui peint les mœurs
russes, et qui est un trait de la situation nouvelle du pays. Pour
mieux éteindre le feu de cette vieille citadelle de la censure, on se
décidait à entrer en ami et par subterfuge dans la place. Des hommes
d'une situation aisée et indépendante, pour qui l'appât d'un traite-
ment n'était rien, qui n'avaient point à s'effrayer d'une révocation,
se présentaient poui* être censeurs. C'étaient, par le fait, des alliés
des écrivains, et tout marchait merveilleusement. En censeur était-il
270 REVUE DE? DEUX MONDES.
révoqué pour avoir été trop libéral, il était remplacé par un homme
qui suivait bientôt la même voie. Le gouvernement a fini par aper-
cevoir le jeu et par choisir des censeurs plus sévères. Les journaux
n'avaient pas moins eu le temps de tiavailler avec une efficacité
singulière à l'éducation politique du pays, et le niveau de cette édu-
cation en Russie est aujourd'hui bien plus élevé qu'on ne pourrait
le penser. Les notions exactes sur le régime constitutionnel, sur les
conditions de la liberté politique, sont devenues familières à tous
les esprits cultivés. Les écrivains russes sont allés plus loin, et ne
se sont pas bornés aux discussions théoriques. Ne pouvant parler ni
du gouvernement, ni de ses actes, ni de ses agens, et assaillir de
front l'ennemi, c'est-à-dire les déprédations administratives, les
abus de la police, de la bureaucratie, ils ont invoqué la fiction; ils
ont écrit des scènes de mœurs où tout était réel, excepté les noms,
et où l'on voyait défiler, sous un voile transparent, des gouver-
neurs, des généraux, des directeurs de police. Le public ne s'y mé-
prenait pas; il savait de qui on parlait, et il lisait avidement ces
choses légères. Une fois sur ce terrain, on s'est encore enhardi, et
on a commencé à désigner plus ouvertement quelques-uns des per-
sonnages officiels. C'est ce qu'on a nommé en Russie la littérature
accusatrice. C'est peut-être cette littérature qui a pénétré le plus
profondément dans les classes inférieures, pour lesquelles les ques-
tions politiques restaient assez obscures, mais qui comprenaient à
merveille dès qu'on leur parlait des malversations des employés,
du despotisme des gouverneurs, de l'arbitraire des généraux, des
excès de toute l'administration, et qui se sont bientôt intéressées
à cette multitude d'écrits périodiques. Le nombre des lecteurs s'est
accru en effet en Russie depuis quelques années dans des proportions
surprenantes, et la vie de l'esprit est devenue un besoin non-seule-
ment dans les deux capitales , mais encore dans les villes de pro-
vince, où des cabinets de lecture se sont formés.
Deux recueils ont marqué principalement dans cette agitation lit-
téraire si nouvelle, — le Messager russe et le Contemporain. Ce sont
deux puissances véritables, dont chacune a sa sphère d'action. Le
Messager russe y qui compte plus de sept mille souscripteurs, re-
présente les idées constitutionnelles; il a pour éditeur et pour ré-
dacteur un habile publiciste, M. Katkof, qui s'applique avec un rare
talent à populariser les institutions anglaises. Sous sa direction, le
Messager russe est devenu un enseignement permanent de droit pu-
blic, d'administration, d'économie politique, et au moment où s'est
agitée 'la question de l'émancipation des paysans, les discussions
du Messager ont singulièrement servi le gouvernement lui-même,
qui avait laissé aux journaux une certaine latitude sur ce point spé-
LA RUSSIE SOLS l' EMPEREUR ALEXANDRE II. 271
cial des affaires russes. Le Messager avait une grande popularité au
commencement du règne d'Alexandre II, lorsqu'on se plaisait à
croire aux promesses libérales de ce gouvernement naissant, et que
le mouvement des idées nouvelles ne se manifestait encore que dans
les régions élevées de la société, où les tendances constitutionnelles
dominaient. A mesure que les illusions d'un règne libéral ont dimi-
nué et que le mouvement, en gagnant toutes les classes, est devenu
plus ardent, c'est l'autre recueil, le Contemporain, qui a grandi en
influence. Il compte dix mille souscripteurs. Il représente les opi-
nions démocratiques radicales et même socialistes; il respire surtout
la haine contre l'aristocratie et l'inégalité des classes. Le Contem-
porain a peu de foi dans le régime constitutionnel; ses préférences
sont pour une monarchie démocratique appuyée sur le suffrage uni-
versel. Il est évidemment plus populaire aujourd'hui que le Messa-
ger russe, il répond mieux aux instincts de la classe moyenne et de
la classe inférieure. C'est au reste moins une œuvre de discussion
scientifique qu'un pamphlet plein de verve ironique, traitant sur-
tout de ce que chacun sent et comprend ; il est le principal organe
de ce qu'on a, dans ces derniers temps, appelé en Russie la littéra-
ture aceusatrire. C'est assurément un fait singulier que le Contem-
porain ait pu publier parfois, sous l'œil du gouvernement et avec
l'autorisation de la censure, des articles où perçaient ouvertement
les tendances socialistes. Il faudrait croire que les censeurs com-
prenaient mal ce qu'ils lisaient, ou que le gouvernement considère
ces idées comme moins dangereuses pour lui que les tendances con-
stitutionnelles, et effectivement en plus d'un cas la censure s'est
montrée beaucoup plus sévère contre les journaux qui représentent
les opinions libérales modérées que contre des écrits d'un radica-
lisme flagrant. Ce sont les résistances et les hésitations du gouver-
nement dans l'œuvre d'un progrès mesuré qui ont fait le succès du
Contemporain, et par une combinaison étrange, qui dénote l'accé-
lération du mouvement, le Messager russe, sans changer d'esprit,
est devenu presque un journal conservateur; il n'est plus en faveur
que parmi les nobles et les hommes modérés.
Il n'est question ici que de la littérature nationale proprement dite,
de celle qui vit à l'intérieur de la Russie et se fraie péniblement, ha-
bilement, un chemin à travers mille entraves obscures. 11 y a cepen-
dant une autre littérature russe, et ce n'est pas la moins active, la
moins influente, qui campe en quelque sorte à l'étranger, qui a ses
foyers dispersés à Paris, à Londres, à Leipzig, et qui, loin de la tu-
telle ombrageuse de la censure, déchire souvent les voiles que les
journaux de l'intérieur sont obligés de respecter. M. Alexandre Hert-
zen est le principal représentant de cette littérature. Il y a longtemps
272 REVUE DES DEUX MONDES.
que M. Hertzen est en guerre avec l'autocratie; il a développé ses
idées sur l'avenir révolutionnaire de la Russie; il a raconté, on le sait,
avec une virile émotion ses années de prison et cCexil sous l'empereur
Nicolas (1), et c'est après avoir beaucoup éprouvé, beaucoup vu,
beaucoup observé, qu'il est allé, expatrié volontaire, s'établir à
Londres, où il a organisé toute une imprimerie russe, livrant inces-
samment à la publicité non-seulement un journal, la Cloche [Kolo-
kol), mais encore un grand nombre de brochures et même d'ou-
vrages plus étendus.
La puissance de M. Hertzen en Russie est étrange. C'est un vrai
dictateur de la nouvelle génération, et il n'y a vraiment nulle exagé-
ration à reconnaître que son autorité morale l'emporte sur l'autorité
matérielle du gouvernement lui-même. Il peut dire sans vanité qu'il
est en état de se mesurer avec Alexandre II et de traiter avec lui
d'égal à égal. C'est d'ailleurs un talent littéraire plein de force et
de passion; il a l'éloquence de l'ironie et de l'invective. Il est né
agitateur, il sait merveilleusement s'imposer à la conviction de ses
compatriotes, faire jouer tous les ressorts de leur esprit national, à
ce point, dit-on, que pas un Russe ne peut résister à l'entraînement
de sa parole. M. Hertzen n'est nullement un de ces démagogues
vulgaires pleins de haine et d'envie, pour qui tous les moyens sont
bons. C'est un homme indépendant par sa position, d'une convic-
tion profonde, d'un amour ardent pour son pays et d'une éléva-
tion de caractère reconnue par ses ennemis les plus acharnés eux-
mêmes, les fonctionnaires du gouvernement russe, qui respectent
en lui une honnêteté supérieure. On attribue au Kolokol la diffu-
sion du socialisme en Russie, et ce n'est peut-être pas complète-
ment exact. M. Hertzen est sans doute au fond socialiste, en ce
sens qu'il a pour la Russie son idéal d'organisation sociale dans
l'avenir; mais pour le moment il a des idées plus pratiques, il tend
au plus pressé et à ce qui est le plus réalisable. M. Hertzen ac-
cepte le gouvernement actuel; seulement il demande que ce gou-
vernement change de système et renonce aux traditions de Nicolas.
II demande la transformation immédiate des paysans en proprié-
taires, l'autonomie communale, l'abolition des classes dans les-
quelles la société est officiellement parquée, la suppression des
peines corporelles, la modification de la bureaucratie, la révision
du code russe, l'introduction de la publicité et.du jury dans le sys-
tème judiciaire, la liberté de conscience, la liberté de la presse, de
l'enseignement, du commerce, de l'industrie, l'indépendance réci-
proque de l'administration , de la magistrature et de la police, le
(1) Voyez ce récit dans h Revue du l^"" septembre 1854.
LA RUSSIE SOUS l'eMPEREUR ALEXANDRE II. 273
contrôle du budget. M. Hertzen admet même une constitution, si
l'on veut, comme forme passagère.
Tout ceci au surplus n'est pas le côté le plus ori-ginal de la Cloche
et ce qui constitue son rôle exceptionnel dans les circonstances pré-
sentes. M. Hertzen a fait de son journal le révélateur de tous les abus,
de tous les scandales qui se commettent dans la haute et basse admi-
nistration en Russie. Ce que les journaux de l'intérieur ne peuvent
dire , il le dit. Aucun excès ne lui est inconnu ; il est informé de
tout, et il fustige sans pitié les ministres, les gouverneurs, les gé-
néraux, livrant inexorablement à la publicité les actes les moins
avouables des personnages qui composent le gouvernement. Com-
ment la Cloche arrive -t-elle en Russie? On ne sait; mais elle y
pénètre, et elle est partout. Les imprimeries secrètes qui se sont
multipliées la reproduisent et la propagent dans les provinces.
Tous les Russes, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, lisent la
Cloche. Pendant longtemps, l'empereur lui-même la lisait réguliè-
rement; il a cessé de la lire, dit-on, non par antipathie, mais parce
qu'il n'aime pas beaucoup la lecture. On raconte une aventure qui
ne laisse pas d'être piquante. Un jour M. Hertzen avait publié un
scandale assez compromettant pour deux des plus éminens digni-
taires de la cour. Les deux personnages, sachant que l'empereur se
faisait toujours apporter le dernier numéro de la Cloche, n'étaient
point absolument sans inquiétude. Il s'agissait pour eux d'éviter que
l'empereur apprît le fait qui leur était reproché, et qui n'était que
trop vrai, à ce qu'il paraît. Ils eurent alors une idée merveilleuse :
ils firent réimprimer au plus vite le numéro en omettant ce qui les
concernait. L'exemplaire ainsi modifié fut remis à l'empereur. Ce
qu'il y a de plus piquant, c'est que M. Hertzen le sut, et à dater de
ce jour il n'adressa plus que sous enveloppe son journal à l'empe-
reur. La Cloche est la lecture de toute la cour, des frères de l'em-
pereur et des autres membres de la famille impériale, qui s'amusent
extrêmement de ces révélations. Les ministres, les dignitaires, les
fonctionnaires, sont au contraire très sensibles au moindre mot qui
les atteint; ils redoutent cet étrange ministre de la police si bien
informé, si bien servi, et il est arrivé plus d'une fois que la crainte
devoir un acte divulgué les a contraints à se modérer. On va même
jusqu'à dire que quelques-uns d'entre eux ont adressé leur justifica-
tion à l'auteur du terrible Kolokol, et on nomme ceux qui l'ont fait.
Il est certain que M. Hertzen est tout à la fois la terreur de ceux qui
vivent d'abus et l'idole de toute une génération russe sans distinc-
tion de classe, d'état et de condition. Il a des partisans dans tous
les rangs, dans toutes les sphères, et de cette littérature de l'exil,
dont il est le représentant impérieux, il a fait un des plus efficaces
TOME XXXVII. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
auxiliaires du mouvement qui s'est déclaré en Russie depuis quel-
ques années.
Ce mouvement, à vrai dire, s'est manifesté sous toutes les formes,
et il a eu son retentissement dans les universités comme dans la
littérature. Peu après l'avènement d'Alexandre II, on l'a vu, le gou-
vernement russe abolissait les règlemens de l'empereur Nicolas, qui
limitaient à trois cents le nombre des étudians de chaque université.
Aussitôt les universités se remplirent, et elles n'ont cessé depuis
d'être des foyers d'activité libérale et d'animation. L'université de
Saint-Pétersbourg compte maintenant environ deux mille étudians,
celle de Moscou deux mille quatre cents, celle de Kiev quinze cents,
celles de Gharkof, de Kasan et de Dorpat en proportion. Il existe de
plus une école de droit à Pétersbourg, et cà Jaroslaw, à Odessa des
lycées qui sont au niveau des universités. Le nombre des étudians
s'est élevé tout à coup à un chiffre considérable. Ce n'étaient pas
seulement des enfans de la noblesse que le goût renaissant de l'é-
tude et des circonstances plus favorables ramenaient vers les uni-
versités; ce sont surtout peut-être des jeunes gens des classes in-
férieures qui ont profité des facilités nouvelles, d'autant mieux que,
dans les premiers temps, on pouvait aisément se dispenser de payer
les droits d'inscription. C'était la plus petite partie qui payait pour
suivre les cours. Aux étudians proprement dits, dont le nombre
grossissait ainsi d'une façon imprévue, venaient se joindre les audi-
teurs libres, employés, officiers, qui affluaient autour des chaires.
L'enseignement lui-même se modifiait sensiblement sous le règne
d'Alexandre II. Absorbé par d'autres soins dans les premières années,
le gouvernement du nouveau tsar fixait peu son attention sur les uni-
versités, Il en était résulté pendant quelque temps une certaine liberté
de fait. Les programmes officiels avaient à peu près disparu; les pro-
fesseurs suivaient leur propre inspiration dans leur enseignement et
dans leurs lectures. Or les professeurs, presque tous formés à l'é-
tranger, ont plus ou moins des idées libérales, constitutionnelles. Il
est vrai que, même avec ce degré de libéralisme, mitigé d'ailleurs
par une circonspection poussée jusqu'à la crainte, ils étaient loin
encore de cette jeunesse débordante qui se pressait à leurs cours
avec des idées plus avancées, et il s'en est suivi des mésintelli-
gences, des scissions, une absence de confiance, qui ont éclaté le
jour où le gouvernement a voulu arrêter un mouvement qu'il n'a-
vait su ni prévoir ni diriger. Ce n'était pas moins un fait nouveau
que cette animation renaissante des universités. La société russe
tout entière s'y intéressait singulièrement, comme elle s'intéressait
à toute manifestation d'une vie indépendante. Au jour des luttes et
des troubles, elle n'a eu que des sympathies pour les étudians, et
LA RUSSIE SOLS l' EMPEREUR ALEXANDRE II. 275
cela s'explique surtout par cette circonstance, que l'organisation
universitaire a le privilège en Russie d'être restée à peu près libre
du fléau bureaucratique, d'avoir gardé une certaine autonomie dans
son existence.
Ce goût nouveau pour tout ce qui touche à l'instruction publique
s'est révélé récemment dans une création due exclusivement à
l'initiative individuelle : je veux parler des écoles du dhnanche
qui se sont formées il y a quelque temps à Saint-Pétersbourg et à
Moscou. Une fois l'idée conçue, on se mettait ardemment à l'œuvre,
on ouvrait des souscriptions pour vivifier l'institution nouvelle.
Ce sont des écoles destinées aux classes pauvres, et où l'ensei-
gnement est donné par des étudians des universités, par des fonc-
ti